« Pause et cetera » – Jens Steiner

Nous sommes la Troïka. Personne ne nous voit, personne n’est au courant. Et pourtant nous sommes là. Bien que le présent, le passé et l’avenir parlent contre nous, on ne peut imaginer un monde où nous ne serions pas. Car l’existence de la Troïka est fondée sur elle-même.

Non, c’est faux, nous ne sommes pas de vieux communistes perdus. Non plus que des tireurs de ficelles au service d’un capital ancien ou nouveau, encore moins des chefs de famille anarcho-libertaires de constitution morale douteuse. Sottises que tout cela. La Troïka est une société secrète sans mission. Nous sommes dans une loge en verre haut perchée et sommes heureux d’exister.

Oui, ce n’est qu’un jeu. Nous ne sommes rien d’autre que trois niais qui veulent un peu s’amuser sur leurs vieux jours. Et pourtant les murmures simulés et la fiesta avec la loge ne font que renforcer ce dont, pour nous, il s’agit: de réconciliation avec le passé, le présent, le futur. Car dans chaque encoignure, les grincheux que nous sommes soupçonnent le tragique. Ricardo a des années durant combattu contre sa propre existence, Giorgio a déjà plusieurs vies derrière lui, et moi-même, Gustavo, j’ai pris une décision, il y a bientôt quarante ans, dont les conséquences me poursuivront jusque dans la mort. Le tragique est notre vieille mégère. Nous sommes sur nos gardes.

C’est moi qui annonce toute réunion de la Troïka par un bon tour quand, sous la protection de Morphée, la plupart des gens pressent encore l’oreille sur leur oreiller. De grand matin, je me dirige vers le lampadaire devant chez moi, ouvre la trappe de service avec une clé à trois pans, accomplis quelques manipulations. Avant qu’autrefois je retourne complètement ma vie comme une chaussette, j’avais étudié l’électrotechnique, je connais quelques trucs sur le câblage. Je ferme la trappe, lève les yeux et incline la tête en signe d’approbation. Puis je poursuis mon chemin, jusqu’à l’arrêt du bus, pour attendre celui de six heures cinquante-deux. Grâce à mon intervention, le lampadaire reste toute la journée faiblement allumé. Ricardo l’aperçoit depuis sa fenêtre supérieure, Giorgio passe devant tôt ou tard, quand il fait ses rondes dans le village. L’écho de ma plaisanterie survient le soir quand ils sonnent à ma porte. Les deux n’arrivent jamais en même temps, chaque fois, ils sonnent en tapant des codes inconnus. Aujourd’hui, Giorgio sonne en tapant une nouvelle fois son fameux rythme 5/4.

Sommes-nous vraiment niais. Je suis convaincu que chaque âge a son propre sérieux. Il ne peut que paraître ridicule aux yeux des plus jeunes et des encore plus âgés. Du reste, je suis le seul d’entre nous à employer le mot niais. Ricardo dit écervelé, Giorgio dit tordu, parce qu’il dispose pour chaque mot d’une variante française. Je demande: «Tordu?» «Du verbe tordre, un mot de la même famille est le mot torture, dit Giorgio en regardant à travers ses sourcils frisés, la question étant cependant: Est-ce que nous nous sommes nous-mêmes torturés au point que nous soyons aussi tordus que nous le sommes aujourd’hui?»

Une fois mes deux amis arrivés dans la loge de verre, comme toujours la Troïka se met immédiatement au travail. Celui-ci débute par les drinks. Chacun ici a sa manière de penser, sa culture. Nous n’essayons nullement de trouver un compromis. Le seul point commun est notre méditerranéisme. Là, Ricardo se transforme en Ibère, plus exactement en Andalou, pour lui ce ne peut être qu’un Xeres. Et parce que je veux pour mon ami ce qu’il y a de meilleur, je lui verse le plus noble de tous les sherrys. Ricardo dit: «Cette couleur, hum», et nous regardons la couleur. «De l’ambre», dit-il, et je souris d’aise. Il trouve chaque fois un autre mot. Je trouve le sherry trop sucré, et donc mon compagnon est un vermouth. Giorgio, c’est évident, ne peux pas être heureux sans son pastis. «Mais un vrai, s’il te plaît, pas le faux qu’on boit ici dans le Nord.» Non, bien sûr, mon ami Giorgio va avoir un authentique pastis. Celui qu’on boit à Marseille et à Bastia.

Une seule fois, j’ai contrevenu à ce règlement. Ce fut le soir où, après quinze années de travail, j’avais achevé la traduction de mon Epictète. Ça vaut bien un ouzo, me dis-je en me procurant le meilleur de ceux qu’on trouve ici. Le rejet de Giorgio n’aurait pas pu être plus net. «Ce tord-boyaux grec?», marmonna-t-il. Je renonçai à me lancer dans une digression sur les liens de parenté entre les alcools anisés. Avec le fait que chacun d’entre nous est grec à sa façon. Mon domaine spécifique en tant que philologue est la stoa. Ricardo a intériorisé le mode de vie grec comme personne, la cuisine, la culture du quotidien, mais aussi, disons, la philosophie des sentiments. Et Giorgio est effectivement un Grec. Simplement, personne ne le sait en dehors de Ricardo et de moi.

Je ne travaille en philologue qu’à la fin de la semaine. D’origine, je suis paléontologue; à vrai dire, je ne fouille plus guère. Les voyages, les changements de climat, les moustiques, tout cela, c’est trop pour moi. Je commente, je fais un signe de tête approbateur à tel collègue, et fais part en douceur de ma réprobation à tel autre. Dans la recherche, je jouis amplement d’un certain respect, bien qu’on me considère comme un marginal. Ça ne me fait rien, car je n’en ai jamais fait partie en quelque lieu que ce soit. Après avoir osé, il y a de nombreuses années, sauter du bord de la mauvaise assiette, sur laquelle se trouvait ma vie presque oubliée entre-temps, me voilà, en tout cas, assis maintenant sur le bord de la bonne. Ce fut un saut possible au dernier instant. Sur mon nouveau bord, je suis on ne peut plus heureux.

Peut-être que toutes les cachotteries de la Troïka ont un rapport avec le fait que le but de notre existence, la réconciliation, nous paraît prohibé, à nous qui sommes d’un âge avancé. Oui, nous avons honte. Mais nous savons aussi que la honte est précieuse, car elle est ce qu’il y a en nous de plus profond. Il n’y a rien de plus banal qu’une citation de Freud, mais cet homme qui pratiqua l’anthropologie comme aphoristique a dit un jour: «La perte de la honte est le premier signe de la débilité mentale.» Je le dis comme ceci: la honte est le manteau dans lequel notre intelligence s’enveloppe. Et la loge de verre de la Troïka, mais loge cachée, est un centre d’incubation dans lequel trois vieux joueurs se dissimulent et exercent la réconciliation avec les époques. Quelle fête!

Les parois du wagon émettaient des gémissements et des crissements, ça grinçait d'une façon qui me rappela la clôture d'accès aux jardins familiaux. Et tandis que le train filait dans la nuit, je remontai en pensée le chemin menant aux jardins. Des noisetiers et des forsythias tendaient leurs branches nues à travers les losanges d'un treillis métallique qui disparaissait par endroits dans le vert foncé d'un thuya ou d'un buis. Le chemin lui-même était composé de pierres rouges coulées dans une dalle de ciment pour former un poudingue artificiel. Je connaissais chaque pierre. Enfant, j'avais couru sur ce chemin pieds nus en été, en prenant soin de choisir les grandes pierres plates. Je devais parfois sauter pour éviter les pierres plus petites, anguleuses.

Le cinquième jardin à droite était celui de ma mère. Du rosier cannelle qui en été grimpait tout en haut de l'espalier arqué, il ne restait ce jour-là que quelques grattes-culs brunis. Je passai devant les restes de neige noircis pour me diriger vers un grand cyprès qui dardait sa pointe dans le ciel d'hiver. Ma mère était assise derrière l'arbre, emmitouflée dans un manteau en laine, et fumait. Comment allais-je? me demanda-t-elle dès qu'elle me vit. Sa cigarette terminée, elle se leva péniblement et boitilla dans la petite cabane de jardin. Elle réapparut peu après, l'urne de sa mère dans les bras.

Nous levons nos verres. Ils jettent des lueurs ambre brun, blond jaune et blanc laiteux. À ma grande table chacun se glisse tranquillement dans son propre bien-être. Délice du Xeres, paix du vermouth, plaisir du pastis. Il y a là des olives, du pain frais, un peu de jambon de pays, des anchois, des piments en bocal. Pendant que nous mangeons et buvons en prenant notre temps, nos pensées se tournent vers nos ennemis les plus intimes: le passé, le présent, le futur.

«Une paix obscure», dit Giorgio en laissant couler une goulée de pastis dans sa gorge. «Peu de choses plaident en la faveur, et pourtant nous allons bien.» Il grimace, son visage semble se tordre.

«Hum, dit Ricardo, on peut aussi formuler cela autrement: le pessimisme de l’intelligence, l’optimisme de la volonté.» Giorgio hoche la tête d’un air entendu. Imperceptiblement, je siffle quelques notes par le nez.

«Être le maître de son soi-même, c’est de cela qu’il s’agit», poursuit Ricardo.

– Tout à fait, dis-je, mais faut-il que la volonté soit toujours chez ton ami une arme de taille? Faut-il que la volonté montre toujours ses muscles devant l’ensemble du public?

– La question est, dit Ricardo en piquant une olive, la question est: la volonté de qui? Pour Gramsci, ce qui importe, ce n’est jamais l’individu. C’est l’ensemble. Gramsci est le penseur du collectif.

– Tout à fait, dis-je encore, mais qui est le collectif? Et surtout: quand prend-il la parole?

– Tout à fait, dis-je encore, mais qui est le collectif? Et surtout: quand prend-il la parole?

– Oui, quand prend-il la parole? poursuit Giorgio, dont le visage se tord comme précédemment.

Extrait de Carambole, traduit de l’allemand par François Mathieu.

Publiée dans Le Courrier le 1.7.2014

Jens Steiner

Fils d’un père suisse et d’une mère danoise, Jens Steiner est né à Zurich en 1975. Il a étudié la littérature germanique, la philosophie et la littérature comparée à Zurich et à Genève. Il se consacre désormais entièrement à l’écriture. Lauréat du Prix du livre suisse en 2013, Carambole est son deuxième roman. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch