« Nains de jardin » – Ernst Burren

quand tu penses quel homme important
c’était, Erwin, au village, en son temps,
il participait à des tas de commissions
était respecté de tous
et à présent quand tu parles avec lui
et qu’il raconte de ces trucs bizarres
comme récemment à propos de ses nains de jardin,
on arrive presque pas à croire
à quelle allure l’homme devenu vieux
peut décliner

jusqu’à la mort de sa femme
il allait toujours bien
mais depuis là
ça s’est terriblement aggravé

j’l’ai rencontré récemment
dans la rue
et je lui ai demandé
pourquoi il mettait plus
ses beaux nains de jardin
sous les buissons devant la maison

et alors il a dit
que les nains voulaient plus sortir
qu’ils voulaient rester à la cave

j’ai d’abord pensé qu’il plaisantait
mais après j’ai vite remarqué
qu’il était sérieux

depuis la mort de sa femme
les nains veulent plus
sortir de la cave
ils restent dans le noir avec leur chagrin
qu’il a dit, Erwin

j’ai commencé à parler d’autre chose
parce que j’croyais
que sans ça Erwin
déraperait de plus en plus
mais il a continué
et il a raconté
comme il doit être gentil
avec ces nains
comme il doit les consoler
parce que leur mami est morte
il a pas le droit de les toucher
sinon ils commencent à pleurer
c’est incroyable comme les nains sont des êtres sensibles

en fait j’avais pas l’impression
qu’Erwin était dérangé
mais ça m’a quand même effrayé
cette drôle d’histoire qu’il m’a racontée

il paraît que sa femme
leur parlait toujours
et c’est probablement pour ça qu’elle leur manque tant
et qu’ils arrivent pas à passer par-dessus la perte de leur mami
a dit Erwin

de toute sa vie
il a jamais entendu quelque chose d’aussi triste
que ces nains qui sanglotent
en chœur là-bas en bas à la cave

au début ma femme
elle ne voulait pas croire
ce qu’Erwin m’a raconté

depuis on en a déjà
souvent parlé
mais on arrive pas à comprendre
pourquoi Erwin
un employé de bureau à la retraite quand même
croit que les nains puissent pleurer

alors ma femme a dit
qui sait tout ce qui nous attend
et ce que deviendra
celui de nous deux
qui survivra à l’autre

Publié dans Le Courrier le 18.5.2015.

Extrait de Füürwärch, Mundartgeschichten,
Cosmos Verlag, 2008, Muri bei Bern, pp. 120-122.
Traduit de l’allemand soleurois par Ursula Gaillard.

Ernst Burren

Né à Oberdorf, près de Soleure, en 1944, Ernst Burren a suivi l’école normale à Soleure. Il a travaillé comme professeur d’école primaire et vit aujourd’hui à Oberndorf. En plus de la poésie et de la prose, Ernst Burren a également écrit des pièces de théâtre et a travaillé pour la radio et la télévision. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch