dix-sept heures quinze
une partie du glacier de l'Allalin s'effondre
des ouvriers voient tomber les premiers blocs de glace
ils fuient
ils hurlent pour avertir leurs camarades
sont projetés à terre
en quelques secondes
la langue du monstre emporte tout
hommes baraques machines
puis un lourd silence
quatre-vingt-huit morts
cinquante-six sont des immigrés italiens
quatre-vingt-un orphelins
effarement tristesse et colère
– des habitants de la vallée
et des ouvriers sur le chantier
avaient dit leurs craintes
ils ne comprenaient pas
qu'on installe des baraquements
sous le glacier -
c'est l'époque des enfants cachés
dix à quinze mille gamins clandestins
la peur au ventre
pendant que les parents triment
Max Frisch écrit
nous voulions des bras et ce sont des hommes qui sont arrivés
certains ici nomment les immigrés
les piqueurs de pain
ouverture du procès
David contre Goliath
les familles attendent ce moment depuis sept ans
non-lieu
acquittement
la moité des frais à la charge des proches des victimes
un deuxième pan du glacier s'abat sur les familles
quarante ans de souvenirs
Ilario se rend à Mattmark avec son épouse
là il rencontre la veuve de Belluno
en ce temps-là
son mari attendait tous les soirs son téléphone
et ils parlaient de leur futur enfant
du prénom qu'ils allaient lui donner
la mère est avec sa fille
elle n'a jamais connu son père
Ilario raconte
il avait vingt-trois ans
et conduisait son Caterpillar
juste en dessous sur la moraine
beaucoup de ses copains sont morts
sous les rochers la glace les débris de bois et de ferraille
l'un d'eux fumait des cigarettes HB
c'est en trouvant le paquet dans sa poche
qu'Ilario a pu l'identifier
un autre camarade est retrouvé la main encore sur la bouche
mort étouffé
Nereo a travaillé sur les grands chantiers d'Helvétie
il a quatre-vingt-un ans
ses yeux s'embuent de larmes discrètes
quand il évoque la tragédie
qui survient quelques semaines après le décès
de sa petite Roberta
cinq ans
lors d'un éboulement dans la montagne
cinquante ans ont passé
les saisonniers ne sont plus là
mais reviennent ça et là
les vieux démons
faire venir des bras
pas des êtres humains.
Publié dans Le Courrier le 31.8.2015.