« L’Impuissance » – Nicolas Couchepin

Le bac fait la navette entre les deux rives du fleuve. Il ne part que lorsqu’il est chargé au point où les eaux du Niger lui lèchent le pont. Mais il n’est pas grand, et deux voitures de toubabs plus une camionnette verte, rouillée, remplie de piments, de bananes et d’oignons, embarquée à grands cris dans des dégringolades de légumes et de fruits, suffisent à donner le signal du départ.

Ensuite, tandis que le bac pétarade et péclote sur les eaux presque noires du fleuve – on dirait que lourdement, il n’avance que sous les coups de talon des marins d’eau douce courant d’avant en arrière en vociférant –, le ballet habituel lorsqu’il y a des toubabs commence à bord: surgis de partout, parfois jaillissant de l’écume et se hissant sur le pont dans des éclaboussures étincelantes, les enfants arrivent pour le rituel du harcèlement du riche toubab, du Blanc, dont je suis l’unique représentant aujourd’hui.

Ils sont dix, vingt petits vendeurs, filles et garçons, au regard bien plus vieux que leur âge, aux tee-shirts pendus à leurs épaules, aux hardes en loque couleur de temps qui passe, ces gosses dont les journées valent une année des miennes, qui cherchent à me vendre quelque chose, avec leurs ruses d’adultes, à moi qui ai de quoi vivre sept de leurs vies, à moi dont l’expérience de quinquagénaire est plus neuve que la leur.

Ils veulent que j’achète des lunettes de soleil pour remplacer celles que j’ai sur le nez et toutes celles que j’ai déjà acquises et qui s’entassent, tordues sans avoir jamais été utilisées, au fond de mon sac; des fruits tavelés humides de leur transpiration ou des eaux du fleuve, odorants de l’odeur de leur peau, parce qu’ils les portent sans précaution contre leur dos luisant; tout un fourbi hétéroclite dont le seul point commun est de ne rien valoir, pas même les cent francs CFA qu’ils m’en réclament à grand bruit.

Si j’en crois leur insistance, tout ce bazar est fait uniquement d’objets de première nécessité.

Mais rien néanmoins qui puisse intéresser l’adulte contrariant, contrarié et trop gâté que je suis.

Dans ce théâtre où chacun tient son rôle, j’endosse le mien; je fais semblant de regarder cette marchandise de pacotille, puis je fais semblant de m’en désintéresser, pour faire baisser les prix. Et je marchande, je marchande. Je ne vois aucun de ces enfants en particulier. Ils sont les figurants d’une pièce dans laquelle il n’y a pas de personnage principal, et moi je suis la marionnette d’une autre pièce qui se joue au même endroit et au même moment.

Rien que je ne connaisse maintenant par cœur, depuis deux mois que je suis ici.

Ce jeu des apparences me fatigue et m’écœure parfois jusqu’à la nausée. Mais jusqu’à aujourd’hui, un mouvement inverse à l’intérieur de moi m’a toujours empêché de me révolter ouvertement contre le rôle que je sais devoir tenir.

Car ici, je suis riche. C’est un fait. Que je le veuille ou pas, et je ne le veux pas, ce qui ne change rien à l’affaire.

Alors, dans ce décor tremblant de lumière et de chaleur, à moitié assommé par la formidable pesée suffocante des millions de mètres cubes d’air brûlant qui appuient sur mes épaules, la gorge sèche (et c’est le seul endroit de mon corps qui n’est pas trempé de mon eau) sous le regard lointain des enfants qui me harcèlent et ne me voient pas, je joue.

Je fais comme si j’étais le générique de l’homme blanc que l’on veut que je sois.

Je fais semblant d’avoir choisi de naître où je suis né plutôt qu’ici ou tout vire au pourri, au marron sale sous le soleil qui ne pardonne rien. Je fais semblant d’avoir, plus qu’un autre, plus qu’eux, le droit d’être né où je suis né plutôt qu’ici ou la violence commence dans l’embrasement qui rend tout monocolore.

Et je joue mon rôle: j’échange mon argent contre la sagesse que je prête à ces enfants qui me voient millionnaire. Ils ne savent pas, parce que je me tais, que moi aussi je les trouve riches, car à leur jeune âge ils connaissent de la vie, et de son indifférente cruauté, des choses que Dieu merci, je n’aurai jamais à apprendre.

Je joue mon rôle, me disant que cette sagesse dont je les vois investis, ils n’ont pas le temps d’y penser, tout occupés qu’ils sont à vivre encore demain.

Le moins que je puisse faire est donc de jouer ce jeu des apparences, me dis-je, écrasé de chaleur, moi qui loge dans un grand hôtel pour le prix d’une pension minable dans mon pays; moi qui pourrais m’offrir le contenu entier de la camionnette rouillée (dont le conducteur n’a pas éteint le moteur, sans doute de peur de ne pas pouvoir le faire redémarrer); moi qui ne suis pas coincé ici, qui repartirai, qui suis tout le temps en train de repartir; moi qui ai le loisir de trouver les paysages superbes alors qu’ils sont seulement autres que ceux que je connais; moi qui m’extasie sur la beauté des gens, qui ne me permettrais jamais de les voir laids, alors que chez moi, je ne me gêne pas pour clamer que les moches pullulent; moi qui vais retrouver mon pays et mes habitudes muni des babioles odorantes et bariolées grâce auxquelles je pourrai supporter ma grisaille jusqu’au prochain voyage. Moi qui vais ce soir encore déguster cinq ou six plats de spécialités d’ici en relatant à d’autres toubabs ce que j’ai vécu aujourd’hui.

Pendant que ces enfants dîneront avec l’argent de leur recette du jour, s’ils ont réussi à me remplir les poches de ridicules petits jouets en fer-blanc. Ou bien, s’ils n’y sont pas parvenus, pendant qu’ils jeûneront en racontant à leurs compagnons de misère que le toubab du jour n’a pas joué le jeu du riche blanc.

Mes pensées sont soudain cisaillées. Il y a un petit, il doit avoir six ans, il essaie de passer le barrage des autres harceleurs. Il vend de minuscules camions à pont inclinable, des hélicoptères dont les hélices sont fixées par un trombone, des tracteurs aux ridicules roues de plastique rose et d’autres jouets figurant des véhicules utilitaires confectionnés dans des morceaux de tôle. Devant lui, une fille plus grande lui envoie sans cesse son coude dans le visage, mais lui ne se décourage pas, il tente de se faufiler sous ce bras autoritaire et de se placer devant moi, qui ne suis rien d’autre à ses yeux que le toubab aux poches et au ventre bien remplis.

Tu m’achètes, tu m’achètes, chantonne-t-il dans une sorte de litanie mécanique sans vraiment de rapport avec ce que ses yeux disent.

Je le regarde, lui. Je regarde ses yeux qui ne me regardent pas, moi. Des yeux dont la limpide indifférence me dit qu’à six ans, cet enfant-là sait déjà tout de la peur, de la faim, de la douleur.

Et soudain, je suis submergé par une colère sans mesure qui me mouille les yeux et lance mon cœur au galop.

Tout à coup, j’en ai marre de n’être qu’un porte-monnaie, de n’avoir d’autre identité que celle que l’on laisse aux peaux blanches, de n’être rien qu’une pompe à fric.

C’est ce petit-là que je prends à partie: va-t’en, tu m’énerves, je ne veux rien t’acheter, à toi encore moins qu’aux autres, fiche-moi le camp d’ici, je crie.<

Maintenant, le petit me regarde. Il n’est pas très surpris par mon éclat de voix. Mais il me regarde, moi.

Non je ne pars pas, toi tu pars. Toi, tu me fais un cadeau, et puis tu pars, dit-il tranquillement.

Un remous me jette un paquet d’eau qui dégouline de mes yeux et trace des lignes sur mon visage.

Toi, tu me fais un cadeau, dis-je, pour le singer. Toi, tu me fais un cadeau. Non. Non et non. Moi je ne te fais pas de cadeau. Toi, espèce de petit crétin, tu me fais un cadeau, dis-je, d’autant plus furieux que je me sens triste comme jamais.

Le gamin me regarde encore, peut-être pour voir si je plaisante.

Il semble comprendre quelque chose.

Et, avec le plus grand sérieux, il se penche sur sa boîte à chaussures et y saisit un petit hélicoptère découpé dans une boîte de conserve.

Il me le tend. Comme je tarde à réagir, il attrape ma main, l’ouvre, y glisse le minuscule objet et la referme avec douceur dessus. Je sens les angles du fer-blanc entamer la peau tendre.

Moi je te fais un cadeau, dit-il – puis il sourit.

Il a six ans, pas plus. Son attitude n’a rien d’enfantin. Il sourit d’un sourire éblouissant. J’ai envie de le frapper.

Brutalement, je serre le poing sur le jouet et je l’écrase contre ma paume. Puis je le jette dans le Niger.

Toi, tu me fais un cadeau, essayais-je de dire. Mais je ne peux pas. Les larmes étouffent ma voix. La longue ligne de vie qui sillonne ma main de toubab suinte d’un peu de sang.

Le bac aborde l’autre rive. Nous sommes passés.

Publié dans Le Courrier le 18.11.2013

Nicolas Couchepin

Né en 1960 à Lausanne, Nicolas Couchepin a passé son enfance en Valais et réside aujourd’hui à Cormérod, dans le canton de Fribourg. Après avoir interrompu ses études universitaires (les Lettres à Lausanne) pour entrer à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne, il travaille une dizaine d’années comme éducateur et étudie la politique sociale à Genève. Aujourd’hui, il est traducteur de l’allemand et anime des ateliers d’écriture. Auteur de nouvelles, romans et pièces de théâtre, il a été jusqu’en 2011 secrétaire de l’antenne romande de l’Association suisse des autrices et auteurs. En découvrir davantage

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