« Les Vieux et la cage dorée » – Mihrija Fekovic-Kulovic

Charles

Le matin est frais. Lorsqu’elle sort après avoir accompli sa garde de nuit, Amina frissonne toujours un peu. Même en été. Son biorythme est perturbé. Elle sait que ce n’est pas bon pour la santé de travailler la nuit, mais elle n’en tient pas compte. Tant qu’elle devra vivre à l’étranger, il lui faudra trimer. Et la nuit, il y a deux fois moins de travail que le jour. C’est ce qui a été pour elle déterminant. Elle pourrait invoquer encore une multitude de raisons pour justifier son choix, mais elles ne seraient qu’à demi-exactes. A vrai dire, seul ce poste de nuit pouvait lui permettre de lire, et même d’écrire parfois, lui donner le temps de manger en y prenant plaisir, et c’était le seul repas de la journée où elle le faisait. Lorsque de temps en temps elle devait se glisser dans l’ornière diurne, elle se sentait perdue comme en plein désert. Elle avait peur de ces gens qui étaient capables de vivre au jour le jour, qui n’avaient pas d’enfants, car un chien ou un chat coûtent moins cher, pas d’amis, car ils ont souvent besoin d’aide, pas de livres, parce que ceux-ci avaient sur eux un effet soporifique. Elle ne pensait pas avoir sa place parmi eux. Elle ne voulait pas que le respect du travail bien fait devienne leur seule aune commune, l’unique lien entre elle et eux. Elle souhaitait préserver sa part de rêve. Les gens qui sont très souvent dans les nuages trouvent l’espace qui leur est dévolu sur terre trop étroit. Elle se rend compte parfois que cela ne tient pas uniquement à elle. Lorsqu’elle tente de s’intégrer dans un groupe, elle sent qu’on la repousse violemment, qu’on veut la renvoyer là d’où elle vient. Les maîtres de la monotonie ne la trouvent pas à leur goût. Ils ne la supportent que parce qu’ils ne peuvent rien lui reprocher sur le plan professionnel. S’ils ne la voyaient pas de tout un mois, il ne leur viendrait pas à l’esprit de lui demander les raisons de son absence. Ils n’auraient même pas remarqué qu’elle n’était pas là.

Elle ne souffre plus de ne pas exister pour eux. Elle s’est habituée à ce que la majorité ait toujours raison. La seule chose qu’elle a réussi à faire valoir est son droit à l’évitement. Elle les fuit dans le travail de nuit et dans une solitude quasi absolue. Ce n’est que là qu’elle a pu vraiment rencontrer Charles, qu’elle ne connaissait pas davantage que les autres soignants auparavant. Tout le monde aimait bien ce vieillard hors du commun, déjà bien diminué par la maladie d’Alzheimer, qui n’arrivait pas à s’accommoder du sort qui lui était imposé. Il y avait toujours quelque chose à raconter à son sujet. Il accrochait à chaque journée un rayon de lumière qui, tel l’espoir, semblait atténuer le sentiment d’impuissance et la décrépitude. Le charme incontestable de ce vieil intellectuel savait gagner les cœurs endurcis par la routine, les réchauffer et les réjouir. A la différence des autres vieillards, il n’était pas qu’une toilette à faire ou une douche à donner. Il supportait mal qu’autrui se mêlât de son intimité, il était indomptable, imprévisible, têtu et si confusément attaché à ses principes qu’aucune autorité n’aurait été capable de le faire rentrer dans le rang, tel que le définissaient les règles strictes. La majorité, bien que formant un tout compact, finit par céder devant les individus obstinés, et elle leur reconnaît parfois le droit à la différence. Ses membres pouvaient ignorer Amina, personne sans importance, voire l’oublier, mais pas Charles. Ils étaient payés pour s’en occuper, plus ou moins bien, et cet argument incontestable les obligeait à pénétrer dans son monde régi par la maladie et la sénilité.

Tandis que ses collègues ne faisaient là qu’un pas en territoire inconnu, dont elles ressortaient saines et intègres pour étreindre la réalité, Amina retrouvait dans l’univers de Charles de nombreux éléments de son rêve interrompu. Il était devenu pour elle une sorte de berceuse, surtout depuis qu’elle était passée en équipe de nuit. L’amour des livres les avait rapprochés. Certes, Charles avait eu besoin qu’elle lui empruntât au moins une vingtaine de livres de sa bibliothèque personnelle – et il lui avait tenu chaque fois la même leçon: elle devait prendre grand soin de cet ouvrage rare qu’il avait lui-même, dans sa jeunesse, relié de cuir de la meilleure qualité existant à l’époque – pour qu’il finît par reconnaître en elle une lectrice vouant aux livres un amour authentique. Certes, elle était la seule, parmi toutes ces femmes en blanc, à s’intéresser à la littérature, et c’était sans doute pour lui une circonstance atténuante: la méfiance s’ajoutait peut-être à la défaillance de sa mémoire immédiate. Donc, un jour, il avait eu la certitude qu’elle prenait bien soin de ses livres. Sans se lever de son lit où, selon son habitude, il se reposait aux heures qu’il aurait dû passer dans la salle à manger, ni attirer son attention sur son nom imprimé sur la couverture, il s’était contenté de lui faire un signe de sa main blanche sillonnée de veines bleues, puis il avait glissé le volume qu’elle lui avait rapporté sous son oreiller.

– Je vous rendrai celui de Stefan Zweig d’ici quelques jours, Charles.

– Vous pouvez le garder aussi longtemps que vous le souhaitez. De toutes façons, je ne peux plus lire. Ma vue est devenue trop faible.

Charles protestait quand, à l’heure du coucher, on l’obligeait à ôter ses lunettes aux verres épais, car même dans le noir il voulait pouvoir contempler, à travers la fenêtre, le ciel et la nuée d’insectes qui venaient se brûler contre le verre du réverbère, il désirait comprendre la raison secrète qui les poussait inéluctablement à commettre ce suicide collectif de nuit en nuit, son cœur affaibli se serrait devant le tragique de la destinée des moucherons et il cherchait à percer l’inconcevable, à trouver quelque moyen magique de les prévenir qu’ils fonçaient droit sur leur assassin.

– Pourquoi est-ce que cela vous tourmente, Charles? Les hommes sont des êtres conscients et cela ne les empêche pas de s’entretuer, bien qu’on dispose d’une multitude de moyens de les en détourner.

– Oui, mais ils ne le font pas de manière aussi stupide, en nuée.

– Et les guerres, Charles? Vous oubliez qu’alors les gens s’entretuent en masse.

– Oui, mais on ne part pas au combat avec l’intention d’y perdre la vie. La plupart des guerriers se lancent sur l’ennemi dans le but de l’anéantir. Mais leur propre vie, ils veillent bien à la préserver.

– Les insectes voient peut-être dans le réverbère un ennemi implacable, qui pourrait savoir ce qu’il en est vraiment? Personne ne peut pénétrer dans leur univers. Quoi qu’il en soit, arrêtez de vous faire du souci pour les moucherons et dormez, Charles, vous avez besoin de repos.

– Mais je ne fais rien d’autre que de me reposer et dormir depuis que je suis à la retraite, ma chère amie. On dirait un nourrisson. Il ne me manque plus qu’une totote.

À cause de la maladie d’Alzheimer, Charles oublie souvent qu’il a un fils, une fille et des petits-enfants, mais elle ne l’empêche pas de s’exprimer en langage soutenu. Cette aptitude a été préservée, ainsi que les souvenirs de sa jeunesse. Il se souvient des femmes dont il a été follement épris, de son épouse à laquelle il apportait des fleurs chaque fois qu’il l’avait trompée, bien qu’elle n’ait jamais eu vent de ses «fredaines». Il avait toujours été un homme galant, généreux, au caractère noble. Tant de chaleur humaine émanait de ses yeux de vieillard, jaunâtres et toujours un peu larmoyants, qu’on aurait dit qu’elle s’était accumulée dans ses prunelles tout au long de sa vie et qu’aucune maladie neurologique ne pourrait l’en chasser. Il oubliait tout, confondait le jour et la nuit, ne connaissait le prénom d’aucun membre du personnel, pas plus qu’il ne se rappellait celui de ses enfants, mais toutes les qualités humaines, innées en lui et que son éducation au sein d’une famille riche n’avait pas réussi à pervertir, irradiaient en chacune de ses paroles et chacun de ses gestes, si bien que personne, même les plus insensibles et les plus égoïstes, ceux qui ne savent écouter qu’eux-mêmes, ne pouvait rester indifférent. L’ensemble du personnel soignant reconnaissait qu’en dépit de son mauvais caractère, Charles avait une personnalité attachante.

Extrait de Les Vieux et la cage dorée
traduit du bosniaque par Mireille Robin.

Cette page publiée dans Le Courrier le 16.01.2012.

Mihrija Fekovic-Kulovic

Née en 1964, Mihrija Fekovic-Kulovic est diplômée de l’université d'économie de Sarajevo. En 1989, elle est venue travailler en Suisse, où elle a vécu durement, comme tous les étrangers, dit-elle. Elle a écrit Manjaca, témoignages sur le camp de concentration dont la traduction française a été publiée en feuilleton par le magazine Echo en 1996. Ce recueil a paru en bosniaque en 2000 à Sarajevo. En découvrir davantage

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