« Les Survivants » – Prisca Agustoni

Personne ne peut affirmer avec une certitude absolue d’où ils venaient. Ils arrivèrent lentement, comme des vaches descendant des pâturages. Les yeux baissés, têtes surnuméraires et visages fendus, du sel dans le crâne.

Personne ne crut à cette vision qui semblait surgir d’un passé oublié, à ce cortège qui traversait la place dans un silence d’église. Devant, les vieux tout habillés en noir, l’austérité étrangère de ceux qui reviennent d’un champ de bataille après un long exil, à côtoyer la mort. Pourtant, ils ne portaient pas d’armes et aucun signe de blessure ou d’amputation. Derrière eux, les adultes, nombreux, traînant les bagages. Enfin, les enfants hors d’haleine.

Personne n’eut le courage de s’approcher, de tendre la main, d’offrir un verre d’eau ni de prononcer la moindre parole d’accueil. Ils restèrent là, sans bouger, à regarder derrière les rideaux le froid malveillant de l’après-midi. Il était trois heures. La rosée s’évaporait lentement de leurs manteaux foncés, seul vestige d’un passé révolu. Les mots grommelaient dans les bouches pleines de rancune, derrière les volets mi-clos.

Après la procession, les villageois rentraient chez eux, en se fondant dans le brouillard qui trouble la vue de ceux qui guettent, comme un voile qui sépare deux mondes avec douceur. Seule l’impression des manteaux, leurs taches sombres, hésitait dans la grisaille de l’hiver. Peu à peu, tout le monde comprit que les étrangers étaient revenus.

Ils se logèrent dans la maison à l’orée du village, vide pendant des années. Les mauvaises langues disaient qu’elle était hantée, mais personne ne confirmait ou ne croyait vraiment aux théories des vieux.

Quand la nouvelle de leur retour se répandit, un sursaut ébranla la population, d’ordinaire placide. Le frisson se propagea comme une pierre lancée sur la surface d’un étang, qui produit des vagues d’une indolente fatalité. Du jour au lendemain, tout le monde commença à s’épier. On interdit aux enfants de jouer dans la rue, où les adultes prévenants avaient répandu du sel et des pétales de rose. Les routes devinrent désertes. Par la suite, le couvre-feu fut déclaré, les riverains étaient d’accord sur ce point: à partir de huit heures du soir, obligation pour tous de se barricader à la maison. C’est l’heure où l’obscurité s’épaissit et où les gens s’enfoncent dans la nuit.

Nonobstant le scandale occasionné par le retour des étrangers, ceux-ci n’étaient que rarement aperçus hors de leur refuge, où ils restaient tapis. Ils s’étaient montrés le jour de leur arrivée, mais ils savaient – bien sûr qu’ils le savaient! – que cette image négative flotterait longtemps dans l’esprit des habitants du hameau. Même si personne ne l’exprima, le sentiment partagé, dans la région, était un rejet complet pour ces fils bâtards, que la houle du passé avait recraché dans leur vie…

Ils savaient, c’était tout. Et pour ne pas éveiller l’agacement de la population, ils vaquaient sans bruit à leurs occupations, appliqués à garder toujours la bonne distance. D’abord, ils rapiécèrent la maison qui perdit ainsi son allure mélancolique et abandonnée; puis ils reprirent le potager. Ils attendaient peut-être que les oiseaux reviennent eux aussi des montagnes, pour profaner la candeur des nuages. Comme des images pieuses qu’on retrouvait dans les églises de la vallée, comme des ex-voto dans le ciel.

Il était évident qu’ils n’aimaient pas bavarder, pas même entre eux. Cela aurait pu simplifier les choses, mais les habitants du village trouvaient cet aspect irritant. Parfois, les plus curieux s’approchaient de leur maison pour en guetter les mouvements. Ils racontaient qu’un silence des plus bruyants entourait leur vie, semblable à celui que le plongeur entend quand il pénètre le mystère des eaux. Néanmoins, nul n’aurait pu nier qu’une certaine poésie se dégageait de leur façon étrangère de se taire, de leurs yeux toujours prêts à détecter le moindre changement du ciel. Ces étrangers montraient une familiarité avec les arbres et les branches racornies par l’hiver, qui prenaient en otage les oiseaux.

Les habitants du village firent plusieurs tentatives de les chasser à nouveau, mais cette fois il s’avéra impossible de trouver une bonne raison pour les renvoyer. On organisa des assemblées, on proposa des solutions, mais aucune ne donna le résultat escompté. A la fin, les villageois trouvèrent un accord: les étrangers ne constituaient pas un danger en soi, mais un sentiment négatif, la perception que quelque chose de mauvais aurait pu arriver. Ce qui se produisit, en effet, mais d’une manière singulière, car le danger apparut là où personne ne l’attendait. Non pas le résultat d’un acte intentionnel ni d’une parole injurieuse prononcée dans un mouvement de rage. Non. Le mal se dressa d’où il gisait depuis des années, souterrain, enterré depuis des lustres dans la mémoire de chacun. Comme un animal en hibernation qui ouvre lentement les yeux aux premiers rayons du soleil.

Les vieux commencèrent à évoquer l’événement malheureux de cet hiver lointain, en allumant les feux de l’imagination. Le rappelant à la mémoire. Le passé devint une présence gênante. Peu après l’arrivée des étrangers, les anciens parcoururent les corridors de l’oubli pour ramener à la surface les cris, les mots, les souvenirs et les larmes, les corps blafards, les mains rougies à force de creuser dans la neige gelée.

Quand la tragédie fut exhumée, le village s’effondra dans une tristesse inconsolable. D’aucuns ressentirent dans les os le même froid que, jadis, le gel qui les avait saisis après des jours et des jours à fouiller la neige durcie dans l’espoir de déterrer quelque chose de vivant, ne serait-ce qu’une épingle ornée d’une petite perle, un foulard en soie, ou pourquoi pas – avec un peu de chance – quelques photos jaunies. Ils restèrent cependant avec la maison vide et les ongles violacés. Nombreux furent ceux qui perdirent des frères, des fils, des chiens. Presque tous, la foi en Dieu.

Le réveil de l’ancienne tragédie, ensevelie jusqu’à ce jour avec les morts, fut provoqué par le retour inattendu des étrangers comme la déchirure d’une étoffe, impossible à recoudre, qui laisserait entrevoir la peau nue en dessous.

C’était leur seul pêché, impardonnable. Les étrangers étaient arrivés pour la première fois après cette disgrâce blanche, après la voluptueuse horreur de l’avalanche. Ils étaient venus avant tout pour aider à reconstruire les maisons, mais ils s’étaient installés et ils étaient restés bien au-delà du nécessaire. Ils avaient construit à la lisière du village une maison en bois, qu’ils croyaient plus résistant contre les intempéries de l’esprit. Certains villageois les avaient aidés, en signe de gratitude ou saisis par la solitude engendrée par la mort qui avait volé la douce beauté du hameau.

Aux premiers signaux du printemps, alors que les primevères pointaient dans les prés, la communauté avait pourtant envoyé un premier avertissement: il leur fallait partir, car il n’y avait pas de place pour les gens qui viennent d’ailleurs, d’autant plus dans une période de deuil. D’un deuil nourri de rage.

Les étrangers fermèrent alors portes et fenêtres avec des cadenas. Ils déguerpirent furtivement comme ils étaient arrivés. Et avec leur départ, le pays retrouva son calme. Sans mémoire et sans cœur. Rentré dans l’apparente normalité d’une existence sans nom, tout le monde s’éloigna de la tragédie. Le soleil résorba les traces dans la neige, le passé se dissipa comme le manteau blanc.

Mais ils revinrent. On vit les fenêtres de la maison en bois se rouvrir, les habits furent étendus à nouveau sans vergogne, une parade de chiffons colorés qui semblait aux natifs – va savoir pourquoi – un outrage. Les étrangers ne voulaient pas attirer l’attention, ils pensaient peut-être rester juste le temps d’une lessive, d’un moment de repos avant de repartir pour la deuxième fois. Mais l’incertitude sema la panique, le souvenir de la tragédie était trop insupportable et ingrat, surtout maintenant que la saison froide revenait. Ils étaient tous condamnés à la peur. L’hiver était imminent et les étrangers étaient là, comme une prémonition. Ceux qui ne cédaient pas à la tentation de la méchanceté commencèrent bientôt à craindre leur propre ombre. D’autres préféraient alimenter l’exaspération, comme un ongle incarné qui s’infecte en silence.

Les étrangers restaient silencieux dans leur refuge en bois à la lisière de la forêt. Les nuages traversaient le ciel, tout comme les oiseaux. Leur survie, leurs pensées, leurs envies demeuraient mystérieuses. Personne ne savait s’ils avaient assez de nourriture pour les enfants, assez de couvertures pour chauffer les vieux, assez de bon sens pour enterrer leurs morts. Il devenait peu à peu tolérable d’ignorer leur présence. Mais l’hiver s’approchait, avec ses menus rituels au coin du feu. Le silence augmentait l’anxiété, écartant le rideau de la neige.

Enfin, le gel arriva, pour ensevelir les jours. Et l’envie que les étrangers ne puissent pas sortir vivants de sa morsure. Pourtant, contre toute attente, ils serrèrent les dents, supportant le froid et l’hostilité avec endurance. En fin de compte, ils étaient venus de lui, ils auraient pu repartir au loin à chaque instant, sans laisser de trace, car ils étaient indifférents à l’hiver qui les nourrissait. Ils auraient pu s’en aller pour une deuxième et dernière fois. Laisser les habitants du village seul à seul avec la mort.

Traduit de l’italien par Pierre Lepori.

Extrait de Quel che resta del bianco (Capelli, 2014),
avec l’aimable autorisation de l’éditeur (© toute reproduction interdite).

Publié dans Le Courrier le 27.10.2014.

Prisca Agustoni

Née à Lugano en 1975, Prisca Agustoni a grandi au Tessin et a suivi une formation en philosophie, littérature et études genre (Master) à l’Université de Genève. Son mémoire est consacré à la représentation de la femme métisse ou noire dans la poésie du mouvement avantgardiste cubain (poésie nègre ou négrisme) avant de s’installer au Brésil et d’y soutenir une thèse en littératures comparées (O Atlantico em Movimento). Dès 2003, elle s’installe au Brésil et partage son temps avec la Suisse. Depuis 2008, elle est professeur ordinaire de littérature comparée et de littérature italienne à l’Université fédérale de Juiz de Flora (BR). En découvrir davantage

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