« Les Couleurs de l’hirondelle » – Marius Daniel Popescu

Tu es devant la morgue de l’hôpital de la ville, il y a avec toi ta cousine et ton oncle, vous êtes debout et vous parlez de la morte que vous êtes venus chercher. «Ce jour-là elle n’était pas sortie comme d’habitude, les voisins ne l’avaient pas vue passer lentement dans l’allée en s’aidant de sa canne», tu regardes la camionnette avec laquelle vous avez fait le voyage depuis la campagne, tu regardes son plancher rouillé, vous êtes les trois à côté de cette voiture que ton oncle a empruntée auprès de l’un de ses amis. «Elle était malade mais elle allait bien avec ses médicaments, parfois elle refusait pendant des semaines de prendre ses pastilles, elle disait que c’était que le bon Dieu et sa petite-fille qui la gardaient encore sur cette terre.» Vous faites la queue pour prendre votre morte, vous êtes en troisième position devant l’entrée principale de la morgue, tu regardes, une par une, les marches des escaliers en béton que tu dois bientôt monter pour aller chercher la dépouille de ta mère. «Au moins elle n’a pas souffert, elle est morte d’un coup, elle n’a pas eu à traîner des semaines ou des mois comme un légume.» Ta cousine commence à pleurer et tu la prends dans tes bras, tu la serres contre ta poitrine, tu entends ses pleurs, tu sens les spasmes de son corps et, par-dessus sa tête tu vois le gardien de l’hôpital qui ouvre la grande porte rouillée pour laisser sortir une voiture des pompes funèbres de la ville: il porte des gants de travail usés et tâchés d’huile de moteur, il enlève d’abord le loquet métallique, il tire, en reculant, le battant gauche vers l’intérieur de l’enceinte, il le soulève au-dessus des bosses de l’asphalte, il le pousse jusqu’au mur de sa guérite faite de briques. «C’est sa voisine d’en bas qui nous a appelés, elle avait attendu deux jours pour le faire, au début elle croyait que ta mère était en visite chez nous.» Ta cousine pleure et tu la serres dans tes bras, elle dit que ta mère était sa tante préférée, tu as le dos contre le battant latéral droit de la camionnette, tu vois le gardien de l’hôpital, tu le regardes, tu vois ses gestes, il ouvre la deuxième partie de la porte rouillée, tu vois les quatre chiens sortir sur le trottoir. «C’est bien que tu sois venu enterrer ta mère, il y a des gens qui travaillent à l’étranger et qui ne viennent pas pour enterrer leurs parents.» Le gardien accueille auprès de sa guérite ces quatre chiens abandonnés, tu penses à ta mère, tu prononces dans ta tête le mot «abandon», tu penses aux enfants abandonnés par leurs parents, tu penses aux parents abandonnés par leurs enfants, tu penses aux milliers de chiens abandonnés chaque année dans ton pays, tu penses à ces chiens qui trouvent refuge là où ils peuvent, tu sens que ta cousine se calme, elle se retire de tes bras.

Tu vois quatre hommes qui portent un cercueil fermé et ils descendent les escaliers de la morgue, ils font de petits pas, ils se parlent, tu ne comprends pas leurs paroles, ils portent le cercueil vers la voiture avec laquelle ils veulent emmener leur mort, ton regard est maintenant sur un petit bâtiment en ruine, «c’est l’incinérateur de l’hôpital qui a explosé, ils n’ont plus d’endroit où faire brûler les parties des corps humains qui restent après les opérations», dit ta cousine, tu penses à ta mère que tu vas voir morte dans quelques instants.

Le gardien referme les portes métalliques, il appelle les chiens qui reniflaient le trottoir, tu penses à ces chiens qui mangent des restes de la cantine de l’hôpital, ton oncle voit que tu regardes les chiens et il te dit «ces chiens sont bien ici, auprès du gardien, ils ont à manger et personne ne les chasse, dans notre pays il y a beaucoup de gens qui vivent pire que les chiens vagabonds, il y a des gens qui n’ont pas de quoi manger, il y a des gens qui n’ont pas de quoi se chauffer pendant l’hiver».

Tu vas voir ta mère morte et tu la regardes dans ta mémoire comme elle était debout dans l’allée où tu l’as vue en vie pour la dernière fois, elle s’appuie sur sa canne en bois et elle est en larmes, tu repars à l’étranger où tu travailles, tu viens de lui donner quelques cadeaux et un peu d’argent, tu lui as apporté des fruits et des légumes, tu lui as acheté de la viande et des conserves, tu lui as aussi donné une bouteille de vin; elle pleure et elle te fait signe de sa main, tu la vois à travers la vitre de la voiture qui se met en marche, ton oncle qui est au volant te raconte «ma sœur a une bonne retraite par rapport à la mienne, avec la nourriture que tu lui as apportée, elle a de quoi vivre pendant deux semaines, ta mère aime bien boire un coup de rouge avec le repas». Tu sens la main de ton oncle sur ton épaule, il est en larmes et il te dit «va chercher ta mère, ils nous appellent, c’est à notre tour d’entrer pour chercher notre mort, va la chercher pour qu’on l’enterre, je ne viens pas avec toi, je l’ai déjà vue morte dans son appartement et je ne veux plus la voir dans cet état», tu te tournes vers la droite, tu commences à marcher vers les escaliers de l’entrée de la morgue, tu sens comment la main de ton oncle se détache de ton épaule, tu vois ta cousine qui marche à côté de toi, tu montes sur la première marche des escaliers en béton «comme elle habitait au premier étage, nous sommes montés sur son balcon à l’aide d’une échelle, les stores n’étaient pas baissés et c’est à travers la vitre de sa chambre qu’on l’a vue morte, dans son lit», chaque pas que tu fais est lent et tu as l’impression de marcher sur place, tu regardes ta cousine qui t’accompagne, elle salue un homme qui travaille à la morgue, elle a dans sa main les papiers du décès de ta mère, tu montes la deuxième marche des escaliers «avec le policier et les deux pompiers, nous avons décidé de casser une vitre pour ne pas enfoncer la porte d’entrée de son appartement, quand nous sommes entrés dans la pièce il y avait une forte odeur de putréfaction, ta mère avait le visage noir à cause du sang, elle a dû avoir une attaque du cœur», tu vois le couloir sombre vers lequel tu te diriges, tu cherches dans ta mémoire le visage de ta mère tu la retrouves photographiée avec toi tu es dans ses bras et tu as ta tête penchée vers son cou ta mère doit avoir trente-cinq ans tu dois avoir quatre ans sur cette photo, tu avances «ça puait fort dans sa chambre et son corps était plein de pus qui sortait et tachait la couverture dans laquelle nous l’avions mise pour la transporter», ta cousine t’a devancé, elle cherche le responsable de la morgue, tu la suis tu l’entends parler, tu ne comprends pas ce qu’elle dit, tu continues à monter les escaliers «elle était morte depuis deux jours, il y avait une vingtaine de femmes et d’hommes qui nous ont regardé l’emmener avec la couverture vers l’ambulance», tu es maintenant dans le couloir sombre, un homme t’attend devant une porte, il te dit «c’est là!» et il te montre cette porte grise, ta cousine est à côté de lui, tu les vois se déplacer latéralement, ils te font de la place, tu ouvres la porte et tu entres, à ta gauche tu vois le cadavre d’un homme sur une table en béton, il est habillé et chaussé et il porte un bandeau qui lui soutient la mâchoire inférieure, sur la table en béton qui est sur ta droite tu vois un drap tâché de sang noir, tu sais maintenant que ta mère repose sous ce drap sale, tu vas vers elle, tu sens la froideur de cette pièce, tu t’arrêtes à quelques centimètres de la table, tu poses ta main droite sur le drap, tu sens à travers ce drap le ventre de ta mère morte, de ta main gauche tu enlèves la partie du tissu qui lui couvre le visage.

Sa peau est noire et ton regard s’approche des contours du visage de ta mère, ta main gauche se pose sur son front, avec la droite tu enlèves complètement le drap sale et tu vois ta mère morte et nue sur cette table en béton, ta mère a une brique en terre sous la nuque, cette brique en terre soutient sa tête comme un oreiller, tu vois la longue cicatrice de l’autopsie, tu te penches vers elle et tu l’embrasses sur la joue, tu sens l’odeur de cadavre mélangée à celle du formol; une voix d’homme te parle «ne la touche pas, c’est plein de microbes!», cet homme te montre un lavabo en fonte et te dit de te laver les mains avec le produit spécial posé dans la savonnière, il dit que maintenant tu dois débarrasser le corps de ta mère, il dit qu’il n’est pas obligé de t’aider pour mettre le corps de ta mère dans le cercueil, tu te demandes comment tu vas faire pour mettre tout seul le corps de ta mère dans le cercueil, tu penses que tu vas prendre ta mère dans les bras et que tu vas la porter quelques pas jusqu’au cercueil que ton oncle a transporté à l’entrée de cette chambre froide, tu veux prendre ta mère dans les bras pour la porter à son cercueil, tu t’approches d’elle, tu entends ta cousine «tu fais quoi?!», tu lui dis que le personnel de la morgue ne veut pas t’aider pour mettre le corps de ta mère dans le cercueil, elle dit «ils veulent de l’argent, il faut leur donner de l’argent, ils veulent leur pourboire et après tu vas voir, ils vont t’aider», tu lui réponds «donne-leur de l’argent, je ne sais pas comment ça marche dans cette morgue», tu la vois sortir de la pièce froide, tu la vois parler avec un homme et une femme, ta cousine sort de l’argent de son sac à main, tu vois les mains de ta cousine qui donne des billets de banque dans les mains de l’homme et de la femme qui travaillent à la morgue.

[…]

Publié dans Le Courrier le 21.2.2011.

Marius Daniel Popescu

Né en 1963 à Craiova, en Roumanie, Marius Daniel Popescu étudie la sylviculture à Brasov avant de fonder la revue La Réplique. Il arrive en Suisse en 1990 et s’installe à Lausanne, où il gagne sa vie en travaillant comme conducteur de bus. Poète et prosateur, il a publié quatre recueils de poésie en Roumanie avant d’écrire en français. Il est le fondateur et principal rédacteur du journal littéraire Le Persil, lancé en 2004. En découvrir davantage

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