« Le milieu de l’horizon » – Roland Buti

Une fois par mois, maman s’asseyait à la table de la cuisine pour faire les comptes. Elle étalait devant elle les factures, les reçus et les deux grands classeurs fédéraux recouverts de papier marbré avant d’ouvrir un volumineux calepin noir qu’elle remplissait de chiffres. La lumière de la lampe tombait sur son cou frêle d’écolière appliquée. Un silence froid d’église vide envahissait alors la maison. Papa qui essayait de cacher sa nervosité allait et venait. Se souvenant opportunément d’une petite tâche requérant sa présence ailleurs, il quittait la pièce sur la pointe des pieds en fermant la porte derrière lui avec une infinie douceur, revenait quelques minutes plus tard tout aussi discrètement, passait dans le dos de maman pour lorgner par-dessus son épaule. Enfin, elle se redressait, le dévisageait avec un sourire qui serrait le cœur et ils discutaient longuement à voix basse des additions qu’elle avait alignées dans deux colonnes, puis de notre situation financière chancelante, mais toujours à demi-mot, comme si évoquer la réalité trop crûment avait pu avoir l’effet de la concrétiser encore un peu plus avec tout un chapelet de fâcheuses conséquences.

J’appartenais à cette maison fragile. J’appartenais à cette maison dans laquelle chacun se débattait dans son petit espace clos. J’avais le dos plaqué contre la terre chaude, les yeux au ciel, et je me disais que nos rêves étaient comme un train qui entre en gare, un train qu’on aperçoit de loin dans une lumière poussiéreuse éblouissante, qui devient plus concret en s’approchant, qui défile devant nous avec lenteur et que nous regardons longtemps sans savoir s’il va s’arrêter vraiment et si nous allons pouvoir monter dedans.

Incapable de dormir, j’ai traversé en slip notre vaste cuisine avec l’idée de boire un verre de lait. Une cruche pleine se trouvait au fond du réfrigérateur. Le froid avait pour effet de rendre le liquide plus épais, avec une fine pellicule de peau ridée en surface comme si, à l’abri des regards dans cet intérieur de plastique et d’aluminium qui avait tout d’un incubateur, il retournait lentement à son animalité. Papa remplissant un seau pour notre usage personnel tout au début de la traite du matin, le lait n’était pas mélangé et il nous le présentait alors comme celui des pis de l’une de nos bêtes. Il était le seul à penser que chacune donnait un cru particulier qu’il était capable de reconnaître à la première gorgée parce que les vaches, comme les humains, sont gourmandes et qu’elles ont leurs préférences en matière de nourriture, l’une ne broutant pas le trèfle violet, l’autre raffolant du pâturin, la troisième prélevant de préférence la fléole.

Le réfrigérateur ronronnait dans la pièce vide avec de temps à autre des hoquets suivis d’une brève exaltation électrique qui le faisait trembler de haut en bas. Il s’ébrouait comme une vieille bête fourbue avant de retrouver sa respiration régulière, chaque fois un peu plus accablé. La grande table familiale plongée dans un étrange silence, inoccupée et un peu brillante sous la lune était assez inquiétante. On aurait dit un autel en attente de sacrifices rituels.

J’ai ouvert la porte; la fraîcheur d’un petit paradis arctique, avec ses blocs de glace, sa neige poudreuse et son ciel gris acier m’a aussitôt enveloppé. L’appareil ainsi sollicité s’est mis en marche en ronflant pour maintenir sa température constante, à la manière d’un encouragement amical. Je me suis approché pour faire entrer en contact mon abdomen avec le rebord métallique gelé; en exerçant une légère pression, j’ai laissé le froid me pénétrer, m’irradier du ventre jusqu’aux extrémités. Je me suis frotté à toutes les parties accessibles, jusqu’à presque entièrement disparaître à l’intérieur. J’aurais voulu pouvoir me contracter, rapetisser, me blottir entre la cruche de lait et les œufs, la nuque délicatement posée sur la motte de beurre; mes muscles progressivement tétanisés, j’aurais voulu m’abandonner, lentement recouvert de neige artificielle.

– Gus! Tu fais l’amour avec le frigo?

Je me suis vivement reculé. La lumière jaune du réfrigérateur s’est prolongée en un long rayon qui a traversé toute la pièce en croisant celui, presque aussi intense, qui venait de la fenêtre. Les deux traits brillants ont dessiné un immense X; dans le triangle inférieur, j’ai découvert Cécile au centre d’un éclairage irréel, sa chemise de nuit en voile crêpe comme un étui solide collé à son corps.

Incapable de maîtriser le flux de mes pensées, instantanément ramolli par une vague de chaleur angoissante, je n’ai même pas eu à faire l’effort de dissimuler la bosse qui tendait mon pyjama. Un lien étrange s’est noué dans ma tête entre cette femme éclairée au milieu des ténèbres comme sur la scène d’un théâtre et les animaux que l’on aperçoit à l’improviste dans la brume au détour d’un chemin de forêt.

Mais ce ne sont alors que des apparitions éphémères, aussitôt évanouies. J’ai fermé les yeux. Je les ai ouverts et Cécile a réapparu exactement au même endroit. Elle s’est avancée en me disant avec naturel, comme si elle avait depuis toujours été une habitante de notre cuisine et que c’était moi qui y avais indûment établi mes quartiers, qu’elle était descendue pour boire parce qu’elle mourait de soif. Tout simplement.

Elle est passée devant moi en me frôlant. J’ai respiré dans le courant d’air de son déplacement l’odeur de son corps, un mélange de patchouli indien et de sueurs nocturnes. C’était une exhalaison de lit. Elle a attrapé dans le réfrigérateur le pichet de lait que je convoitais, l’a orienté correctement avant de le porter à ses lèvres pour se désaltérer. En renversant la tête en arrière, ses seins sont montés d’un cran sous le tissu de sa chemise de nuit, bizarrement solides et légers à cet instant, comme soutenus par la faible lumière qui les modelait en transparence. Un filet de liquide a coulé sur son menton. Avant qu’il ne se transforme en gouttelettes et qu’il ne disparaisse à l’intérieur de son vêtement, elle a essuyé sa bouche du revers de la main – un geste assez viril – en me regardant droit dans les yeux. Je crois qu’elle m’a alors demandé si j’en voulais aussi – et j’ai dû refuser le récipient qu’elle me tendait. Puis elle a expliqué qu’elle cherchait un peu de fraîcheur par ces températures de fin du monde. Une stupeur persistante était incrustée sur mon visage. Pour finir, elle s’est approchée de moi. Elle m’a tapoté la joue comme pour redonner du mouvement à mes traits en disant: «C’est ta maman qui m’a invitée à dormir chez elle. Il était trop tard pour reprendre la route hier soir.» Elle m’a encore souri avant de quitter la pièce. Je l’ai regardée s’éloigner vers la porte du corridor tandis qu’elle traînait une ombre interminable derrière elle. Sans se retourner, elle m’a lancé: «Dors bien mon chou!»

Je suis resté planté un long moment dans la cuisine à regarder l’armoire, la table imposante, les chaises et la huche à pain béante. J’ai ensuite lentement regagné ma chambre à la vitesse d’un escargot sous le soleil de midi. Je portais sur mon dos la ferme de mes parents, une coquille bien trop lourde pour ma petite carcasse. Lorsque je me suis jeté sur mon lit trempé de sueur, ma colombe s’est agitée. Elle ne semblait pas dormir non plus. Elle dodelinait du corps en avant et en arrière. On aurait dit qu’elle voulait lutter contre l’insomnie en se berçant. Peut-être ne dépensait-elle plus assez d’énergie pour être suffisamment fatiguée? Ou alors toutes ces petites créatures très émotives ne se reposent-elles jamais vraiment? La pauvrette était toujours en alarme; sa minuscule cervelle n’ayant pas vraiment intégré le fait qu’elle ne possédait plus de plumes sur sa queue pour échapper à d’éventuels prédateurs, elle restait en permanence sur ses gardes comme si rien n’avait changé pour elle et qu’elle pouvait encore s’élever haut dans le ciel.

Je n’ai pas pu dormir. Je savais que j’avais un avenir parce que c’est le destin de tous les garçons de treize ans qui quittent l’enfance. J’avais l’âge où l’on est immortel, car une vie nous attend. Mais cet horizon, jusque-là sans réalité et trop lointain, commençait à avoir des contours un peu plus distincts et je me sentais à peu près dans la peau du personnage de bande dessinée que l’on suit de dos et qui avance, case après case, vers un paysage qui, à mesure qu’il devient moins flou, devient aussi moins attrayant.

J’ai fini par me poster à la fenêtre. Peu après quatre heures, j’ai vu Cécile traverser notre cour d’un pas rapide avant de disparaître à l’angle. Quelques minutes plus tard, le moteur enroué de sa Renault 5 a péniblement ahané au démarrage. À en juger par ce que j’ai pu entendre, elle a emprunté la rue principale du village, bifurqué à gauche pour prendre la route de Possens. Le ronron opiniâtre a franchi la colline, puis le simple frou-frou s’est atténué, lentement absorbé par le néant.

Publié dans Le Courrier le 22.04.2013

Roland Buti

Né à Lausanne en 1964, Roland Buti suit des études de lettres et d’histoire. Sa thèse de doctorat, Le refus de la modernité. La Ligue vaudoise: une extrême droite et la Suisse (1919-1945), est parue aux Editions Payot en 1996. En découvrir davantage

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