« Le film » – Silvia Ricci Lempen

Quand Federica sortit du centre commercial, la pluie avait cessé. Elle s’achemina le long de Sauchiehall Street, un nom qui faisait fourcher la langue, même mentalement. C’était une zone piétonne, avec les mêmes boutiques qu’à Rome, les mêmes marques de vêtements, les mêmes articles. Elle s’acheta un muffin au chocolat et un coca, qu’elle avala tout en marchant, parce que les bancs placés dans la partie centrale, sous des arbrisseaux étiques, étaient encore humides. A un certain point, la rue s’élargissait et devenait accessible aux voitures, qui dans ce pays circulaient sur leur gauche. Elle avait l’air d’être très longue et si Federica, pour n’importe quelle raison, avait eu le projet d’arriver rapidement à l’autre extrémité, où l’on apercevait, estompé par la brume, un ensemble de bâtiments formidables, gris-fer, elle aurait eu intérêt à traverser la rue (sans oublier de regarder d’abord à droite) pour prendre un autobus sur le trottoir d’en face.

D’après le plan, un de ces bâtiments était celui de la bibliothèque publique. Elle pouvait aller visiter la bibliothèque publique. Ce serait nouveau, elle n’avait jamais rien fait de tel: pénétrer dans une bibliothèque pour la visiter, sans avoir pour but de prendre un certain livre, un manuel d’examen à potasser; or, si elle était venue à Glasgow, c’était pour faire des choses nouvelles. A l’auberge de jeunesse on lui avait expliqué que les tickets de bus étaient vendus par les chauffeurs. Malheureusement, elle ignorait quel en était le prix, et s’il était obligatoire d’avoir la monnaie juste, de sorte qu’elle renonça provisoirement à cette idée.

Un peu plus loin elle s’arrêta devant des baies vitrées qui ne semblaient pas être celles d’un commerce comme les autres. A l’intérieur, on voyait bien une petite foule – la petite foule des samedis, avec des enfants dans les poussettes, comme tout à l’heure au centre commercial – mais qui apparemment n’était pas occupée à acheter des jeans, des téléphones ou des bottes chamarrées. Les gens n’avaient pas l’œil halluciné des consommateurs, ils lui faisaient plutôt penser à ceux qui se pressaient au vernissage de l’expo de Miranda, le jour où Paolo, à Rome, l’y avait emmenée comme un paquet. Miranda était américaine et se photographiait elle-même dans des accoutrements déconcertants: avec des stilettos et une fausse barbe, ou en costume croisé bleu et avec une perruque blonde, qui lui faisait une tête de Marilyn Monroe. Déconstruction de l’identité, avait dit doctement Paolo. Sur la vitre il était écrit: CCA - Centre for Contemporary Art. Elle hésita puis, surmontant son anxiété, poussa la porte. Il n’y avait pas de caisse, donc l’accès était gratuit, mais il n’y avait non plus personne pour accueillir les visiteurs, qui étaient censés déjà connaître les règles du jeu. Il y avait bien des panneaux d’information, écrits en anglais – pas en hébreu ni en bulgare – mais le problème n’était pas de comprendre les mots, c’était de savoir ce qu’il convenait de faire dans cet endroit, si justement on ne savait pas quelles étaient les règles du jeu.

Le centre avait l’air d’être très grand et composé de nombreuses salles, certaines au rez-de-chaussée et d’autres, sans doute, à l’étage, car de petits groupes de personnes visiblement de bonne humeur montaient et descendaient un escalier mal éclairé, suspendu dans le vide au fond du restaurant. Le restaurant s’appelait Café Saramago – un écrivain portugais, cela elle le savait, mais elle avait oublié de quelle époque. A l’université elle avait étudié l’économie d’entreprise, pas les lettres, et on ne pouvait pas dire qu’elle lisait beaucoup de romans. Le Café Saramago était meublé design et son ambiance était remarquablement inodore, ce qui faisait supposer qu’on y mangeait des plats du genre mousse d’avocats à la coriandre ou salade de crevettes et rucola. Gênée à l’idée que les serveurs puissent s’imaginer qu’elle voulait déjeuner et qu’elle cherchait une table, elle s’éloigna à toute vitesse et s’engouffra derrière une tenture en plastique noir épais, sur les talons d’un couple à l’allure décidée. De l’autre côté se trouvait une salle plongée dans la pénombre, où quelques personnes regardaient un film, accroupies sur des sièges en forme de cubes rouges et bleus. Il restait encore une dizaine de places libres. Elle en choisit une au dernier rang et leva le regard vers l’écran.

Rien ne bougeait. Un chemin forestier, couvert de neige, serpentait entre les sapins, eux aussi enguirlandés de neige très blanche. La seule tache de couleur, immobile, était le ciré jaune brillant d’un être humain, probablement un homme à en juger par la silhouette, avec le capuchon rabattu sur le front. Il observait peut-être quelque chose, ou bien alors il attendait quelqu’un, mais la caméra se tenait à distance, le cadrant ambigument de trois quarts, et le capuchon empêchait de voir ses yeux. Le ciré détonnait avec l’environnement, il aurait convenu à un pêcheur de haute mer, alors que le paysage évoquait une région de montagne. Ce devait être un de ces films dits expérimentaux, qui donnent à voir le même plan fixe pendant une heure. Et puis non, voici qu’à présent l’homme fait un mouvement, puis se met à marcher sur le chemin, on entend le crissement de ses pas sur la neige. Ses bottes aussi sont des bottes pour la pêche, en caoutchouc gris, en tout cas c’est l’impression qu’elles donnent, mais la caméra le filme toujours de loin. La distance reste la même, l’homme ne s’éloigne pas, il ne fait que marcher, toujours cadré de trois quarts, avec le capuchon qui lui couvre les yeux. Il pourrait avoir la peau noire, un éclair foncé se faufile sous le jaune brillant du capuchon, mais peut-être est-ce seulement le glissement d’une ombre, le clair-obscur de la forêt ensoleillée.

Ensuite il y a un changement de scène, l’homme, toujours le même, toujours portant son ciré jaune avec le capuchon baissé, se trouve maintenant à bord d’un bateau qui parcourt lentement soit un fleuve très large soit un bras de mer – on voit s’étirer une berge pierreuse, désertique. L’eau doit être glacée. L’homme se tient debout tout près de la rambarde, une main appuyée sur une poutre transversale, dont le vernis blanc est un peu écaillé. Il porte des gants en laine anthracite ou marron. Dans cette scène aussi l’homme reste sans bouger, de longues minutes, puis il change de position, enlève sa main de la poutre, s’appuie à la rambarde et regarde alentour avec un sourire doux et triste, mais c’est un sourire qu’on ne peut que deviner à la légère crispation des épaules, à l’attitude générale du corps, étant donné que les yeux restent invisibles. On dirait qu’il pense: ici, la vie, elle est comme ça, froide et sans couleurs, sans une parole humaine, le seul bruit est celui du moteur du bateau qui suit cette côte pelée où personne n’habite – mais c’est la vie à laquelle je dois m’habituer.

Dans la scène suivante l’homme n’est plus là, ou s’il est là on ne le reconnaît pas. Dans un vaste hangar chichement éclairé, un dépôt industriel, ou portuaire, plusieurs individus, à l’aide de chariots et de poulies, s’affairent à hisser de lourds ballots de marchandises sur des étagères très hautes et très profondes. Les dents et le blanc des yeux luisent dans l’ombre. C’est un travail pénible, les gestes sont mesurés, les échanges de mots rares. Ici non plus la caméra ne s’approche pas, le roulement des chariots et le grincement des poulies, le frottement des ballots, le halètement des hommes s’agrègent en un murmure vaguement douloureux, assourdi comme s’il provenait du fond d’un puits.

C’était la fin du film, même s’il n’y avait pas de musique. Federica resta assise sur son cube, étonnée de se sentir émue à cause d’un film où non seulement il n’y avait pas de musique, mais où on ne comprenait même pas l’histoire. Elle se disait que peut-être, après le générique (qui était dans une langue scandinave, peut-être en norvégien), la projection allait reprendre depuis le début. Et en effet, après une petite seconde d’obscurité, le titre apparut sur l’écran, toujours dans cette même langue avec des o barrés et des points sur les a, suivi du nom, écrit en gros, du probable réalisateur, puis de ce qui sans doute était la première scène du film – qui cependant était très semblable à la scène du bateau. Le bateau était le même et l’homme en jaune aussi, mais pas le paysage de la côte, qui était peut-être celle d’en face: on voyait défiler des édifices ronds, dépourvus de fenêtres, aux parois lisses, qui étaient sûrement des citernes de pétrole. L’homme avait l’air plus petit et le bateau était filmé de sorte que l’on voyait sa silhouette entière, mais on n’entendait pas ronronner le moteur. On voyait la maigre écume de la proue, couleur blanc sale, mais on n’entendait aucun son.

Publié dans Le Courrier le 4.11.2013

Silvia Ricci Lempen

Née en 1951 à Rome de parents italiens, élevée dans la culture française et Suissesse d’adoption, Silvia Ricci Lempen navigue entre plusieurs langues et plusieurs appartenances. Romancière, journaliste, docteure en philosophie, elle est aussi auteure d’essais et féministe engagée. En découvrir davantage

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