« L’Année du Lapin » – Gilbert Pingeon

26.1

Telles de vieilles pièces usées et polies par l’usage,
tels des billets froissés par de fréquentes manipulations,
les mots,
les mots que l’on s’échange à longueur de journée,
perdent de leur valeur au cours de la vie.
Ne restent au bout du compte – lorsque le compte est bon –
que l’ultime soupir le dernier balbutiement ce mot final
qu’on hésitera à faire graver dans le marbre de sa tombe
tellement il ressemblera au mot de Cambronne.

7.2

Les trains blancs glissent
dans le cimetière immense
des vignes dépouillées.
Le panache de l’incinérateur
rejoint le ciel de plomb,
serré comme une main,
d’où s’échappent par poignées
des nuées de confettis d’argent.
C’est l’hiver aride sur l’os desséché
de la terre en attente de neige,
tout un pays figé
dans le poing du gel.

19.2

Un écrivain a-t-il tous les droits?
Peut-il relater l’expérience du cancer
sans l’avoir personnellement vécue?
Peut-il tirer matière à roman de la perte d’un enfant,
alors qu’il vit sans descendance?
Est-il en mesure d’assigner Dieu en personne
à comparaître au tribunal de la fiction?
La vie, la sienne, celle des autres, constitue-t-elle un terreau
à sa libre disposition, dans lequel faire germer ses propres fantasmes?
Oui, serait-on tenté de répondre à toutes ces questions qui ne se posent pas.
Or la mode est au voyeurisme, à l’exhibitionnisme,
au strip-tease moral, à l’étalage public, à la projection des intimités
sur tous les murs de la cité. Alors, on hésite à s’incarner.
Le viol des consciences signifie la mort de l’imagination.
L’homme est retourné au cannibalisme par manque d’humanité.

6.3

chorégraphie
Petit lapsus charmant
cueilli en saison de carnaval
à la Martinique (sur le petit écran).
Se révèle tout d’abord le visage
d’une jeune femme s’abritant du soleil
sous un parapluie multicolore.
Elle attend le passage du cortège
depuis six heures du matin.
Elle veut être aux premières loges
des musiques, des charivaris et des danses
«Pour apprécier, dit-elle, l’écographie».

25.3

Quoique piètre bricoleur, il a réussi à découper
un rectangle d’allure convenable dans un panneau
de bois aggloméré et l’a fixé à une latte à tuiles.
Il a collé dessus une feuille cartonnée
y a peint en lettres capitales visibles de loin:
JE PROTESTE
CONTRE
LA RÉALITÉ!
Il s’est promené avec sa pancarte dans les rues de la cité,
du lever à la chute du soleil. Le soir venu,
ils étaient des milliers à le suivre en cortège,
sans que nul ne sache le moins de  monde
à qui ils devaient adresser leur protestation.

16.4

À l’abyssal questionnement:
«Pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien?»
répond la matérialité du livre,
une fois imprimé:
«Il est là. Avant, il n’était pas.»
On n’écrit que pour ça.

26.7

J’aime les halls de gare
qu’arpentent de plantureuses Noires
au roulis fessier négligent,
des adolescents fusées à trottinettes,
des mères engrappées d’enfants voltigeurs,
de vieux amis munis de béquilles,
des policiers en couples moroses,
une cohorte de valises à roulettes
tractées par des rougets apoplectiques,
cependant que le panneau cliquette
des chiffres et des lettres et que l’horloge,
électriquement, saccade des secondes révolues
avec des sursauts d’oryctérope surpris
dans son sommeil antédiluvien.
Je ne prends pas le train,
juste le pouls du monde.

4.10

«Nous ne manquons pas de communication,
au contraire, nous en avons trop,
nous manquons de création.
Nous manquons de résistance au présent

La résistance, c’est l’unique vertu (au sens où le tandem Deleuze-Guattari utilise ce mot, c’est-à-dire de courage plus que de qualité morale) que j’entrevois au fait de m’imposer chaque jour un devoir d’écriture, du moins pour cette année 2011, sous le signe du Lapin, limitation censée éviter que la vertu d’une certaine contrainte ne tourne au tic, au toc et au truc. Résister au présent en le mettant à distance – grâce à l’écriture – c’est aussi refuser d’entrer en habitude.

Publié dans Le Courrier le 18.02.2013

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Gilbert Pingeon

Né en 1941 à Neuchâtel, Gilbert Pingeon a travaillé comme enseignant et vit entre Auvernier (NE) et Delémont (JU).  Auteur de chansons, de pièce de théâtre pour la radio et pour la scène, et de romans, il a publié à ce jour une trentaine d’ouvrages. En découvrir davantage

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