« Jour des fleurs » – Jacques-Pierre Amée

On n’entend rien, en général, de ce qui bouge dans la terre. Même à quelques millimètres sous nos pieds. Si tout à coup se brise tout ce qui nous entoure, à l’air libre, secoué par la terre en train de se rompre, c’est assourdissant. Mais ce qui bouge dans la terre à longueur de temps ne fait aucun bruit.

On n’entend rien du tout de cette vie si lente, privée de ciel, de pénombre et de toute couleur, aux houles infinies privées d’oiseaux et de poissons, de chaleur et de matin, de soir, flots pourtant de soupirs, de pavanes, de chutes et de peurs, certainement de peurs, dans la parfaite obscurité.

À l’ouïe la plus fine échappe l’écho des combats et des tueries, ou d’autres frénésies, de rapines, de l’autre côté du sol, où tout est sombre, sous les habitations et les chemins, où rien n’est exposé au vent, simplement au vent.

Jadis, à la fin de chaque mois d’août, il y a presque huit cents ans, Kubilaï Khan ordonnait, pour abandonner l’été en paix, de répandre le lait de milliers de juments blanches. Il s’agissait de le verser dans les champs, sur les sentiers, d’en asperger les fleurs, les sous-bois, toute pierre et le seuil des maisons. Avait-il surpris un bruit, quelque chose, là, sous le pas des gens, ses sujets, lorsqu’ils créaient déjà une campagne, s’occupaient de leurs bêtes, se promenaient? Que craignait-il? Marco Polo rapporte qu’il voulait ainsi amadouer les divinités, ou les esprits, qui sommeillaient «là-dessous», tout près, mais ne cessaient jamais de contrôler la totalité de leurs faits et gestes.

Cette nuit, lorsque Zach est venu se coucher, Zo a tout à coup parlé de ce récit. Elle prétend que son métier nécessite une égale connaissance des mythes «antédiluviens», comme elle dit souvent, et des rituels contemporains. L’Office régional de placement lui confie en effet la formation aux «dialogues interculturels» des conseillères ou conseillers, qui doivent doter d’une confiance indispensable les demandeurs d’emploi issus de la migration.

Ici, la nuit dernière, outre l’ouragan dehors, il y avait ce fracas sous la baraque. Une échine qui éclate, peu à peu. De la vieille douleur bien trop retenue, a-t-il dit. En temps ordinaire, on n’entend rien de ce qui bouge dans la terre; c’est vrai, n’est-ce pas. Le sol, jusqu’à l’horizon, étouffe tous les sons de la terre, dans son épaisseur.

Pourtant: tu l’entends, le balafon, là-dessous?

C’est une phrase qui revient. Après minuit. Du bruit dans la bouche de Zach. Mais le même bruit, son noyau de mots, qu’il tourne et retourne là. Depuis deux mois.

Depuis la fin août et la bagarre dans le train. Depuis la lettre de Noémie.

Zo constate qu’il essaie alors de s’enfoncer la tête, un côté du crâne, à l’intérieur du matelas. Cherchera-t-il un orifice le lendemain dans les bois, entre les arbres, dans l’humus, dans du cailloutis, un interstice que son oreille pourrait aussitôt recouvrir? Et combien de temps, à cet endroit, restera-t-il étendu, à plat ventre, la tête collée à de la matière sale?

Il y a désormais de longues périodes pendant lesquelles Zach n’a pas envie de prendre soin de son corps. Les cheveux, la peau, les ongles, ça lui gâche tout l’avenir, affirme-t-il bizarrement. Toute cette ficelle rêche, ça écorche. Et les dents perdent leur amarre, bon. Arrachez-moi tout ça.

Et il a le cœur lourd, de plus en plus.

Avant-hier, il y avait un aigle jaune, à tête jaune, au milieu de l’après-midi. Pas loin d’ici. En haut d’un hêtre encore bien feuillu, ah oui encore bien feuillu, vert. Et nuage, renuage et rerenuage, au-dessus. Oui, madame. Et ça tonnait, en haut de la pile.

Dans la nuit, tout à l’heure, quelques mots de Zach, bien sûr marmonnés, ronchonneux, pendant que ses doigts hésitent sur la hanche et la taille de Zo, puis fuient doucement.

Ah, il ajoute qu’il n’y a pas d’oiseaux, presque pas d’oiseaux, chez Conrad. Pas d’oiseaux qui chantent. Mais dans son entourage, depuis la mort de Zeff, qui a lu Conrad, une seule page de Conrad? Aucune importance, donc, un oiseau ou non dans les cieux de Conrad. Et Zo allonge sa main droite, la main qu’elle n’a plus depuis presque toujours, qu’on lui a coupée, Zo cache cette main-là, sa main droite, sous sa joue, au bord de sa tignasse: elle feint de dormir.

La journée sera calme, claire. L’herbe, le vieux lilas et les deux buissons de seringat sont complètement immobiles. Il faudra compter les roses contre le mur. Si le soleil est déjà là, Zo lui tourne le dos. Elle observe l’ouest, encore sombre. Ce fenestron, un peu plus loin que ses bras tendus, de l’autre côté de la table, quatre figures ne pourraient s’y tenir. Zo garde sur ses genoux à la fois sa prothèse de main droite et le gant écarlate qu’elle a choisi pour ce vendredi. Elle sait que Zach est revenu à la baraque, il y a deux minutes, un bloc de roche blanche sur l’épaule droite – Zo est sûre qu’il vient de passer le bloc de son épaule gauche à son épaule droite.

Il n’est pas entré. Il a fait le tour de la baraque, Zo l’a vu, un instant, une ombre. Il se dirigeait vers le bas du pré. A son départ, bien avant le jour, il s’est efforcé de fermer la porte sans bruit, malgré la tempête.

Zo vient d’appuyer sur le bouton gris de la cafetière électrique. Elle s’est à nouveau assise. Le bouquet de pensées, au milieu de la table, est maintenant figé. Zo continue de scruter, à travers les deux mêmes très étroits carreaux, la longue montagne, au loin, qui cache l’ouest. C’est là que s’en vont les morts, d’après Zach. Il fait allusion à la foi des Kiowas: les morts «sortent» par l’ouest – ils se défont du visible, et des sons, de tout ce que les vivants éprouvent, se rappellent; se débarrassent des pierres, de l’eau, de tout ce qui existe là-dedans et s’y éteint; abandonnent les arbres, les bêtes, les flammes, le malheur, le jugement, perdent tout cela de ce côté du monde: l’ouest. Ils y quittent la joie et la caresse.

Zach partage le monde ainsi, quand il parle du monde: il y a là-bas, où vit Noémie, au bord de l’océan, loin au-delà de son ouest à lui, dans sa propre existence, là-bas où elle travaille, d’où elle envoie ses messages, ses consignes; et il y a ici, où sa petite baraque sur un flanc du mont Penché résiste à l’ouragan, à l’ennui, au chagrin, où ils se serrent l’un contre l’autre, Zo et lui, le plus souvent possible, mais si rarement.

Ça peut être un tonneau, une baraque. Pourvu qu’on puisse y roupiller. Ou un bouillon de boue et de feuilles de maïs. Une paillasse de broussaille. Les six premiers mois, la plupart du temps, Zo et Zach se rencontraient dans les buissons. Parfois, c’était sur la banquette avant de la Volvo rouge. Tout y avait même commencé.

Innombrables cases, cahutes, masures, posées un peu partout sur la terre, au Japon, au Nunavut, au Pérou. Zo en parlera, lors du prochain séminaire qu’elle doit animer. Posées sur le sol. Maisonnettes. Ni ancrées ni fixées. Quelques planches. Ou balsa, tôle ondulée, carton évidemment. Mais neige, glace, caillasse, un monceau de sable, ça peut faire cabane. Des bâches, des morceaux d’auto. Il y a des maisons de détritus et de cageots. Tout fait toit, dossier, grabat.

Ici une cambuse, élargie au fil des ans, est devenue baraque; et résidence encombrée de Zach. Douze dessins de Noémie accrochés le long de la poutre la plus noire. Il y a le tertre, dehors, qui contient le cheval, et probablement un homme. C’est ce qu’il dit, Zach.

«Tu fais erreur, dis donc! L’aigle, cet aigle jaune avant-hier, est un busard! Un circus!», lui a quand même fait remarquer Zo, cette nuit.

Comment ne pas s’en amuser?

Là-bas, au bord du Saint-Laurent, Noémie, avec sa compagnie, prépare un spectacle qui oscille entre le cirque et le théâtre ancien (du théâtre de rien, leur écrit-elle, fauteuil roulant, trapèze volant peut-être et trapèze ballant, l’accordéon de Nathanaël, trois marionnettes, bon, oui, deux danseuses, ou trois, et puis un clown! un clown muet! tu seras le clown, Zach, tu seras le clown en noir, l’homme-plouf, l’homme-couac! j’y tiens beaucoup, tu as du temps, réfléchis bien, tu connais tout ça, le clownaire, la rôderie... oh la danse, lui répond-il, oui, oui, ça m’intéresse, mais quand on se lance avec une très grosse pierre sur l’épaule, par exemple, dans le kompa d’Haïti pour faire plaisir à Zo, ou dans l’appel des crapauds le soir, ou avec un faisan, un chat, entre les bras joints et serrés sur les côtes, ah et il faut qu’il y ait un nuage, pour le clown, et du verre pilé sur le sol qui l’empêche de faire un pas, tu vois etc).

Avant de répondre à Noémie, Zach s’est battu avec trois passagers dans un train. Le 28 août – un jour des fleurs, d’après le calendrier du jardinage qui pend au-dessus de l’évier.

S’il aime le jeu, Zach, le jeu avec les fleurs, le vrai et le faux, le vif élan pour planter un anthurium factice au bord de la forêt, il a toujours peur que se rompe le silence, là, quand il marche, au-dessous.

Cette fois, Zo est assise face à la porte.

Publié dans Le Courrier le 9.9.2013

Jacques-Pierre Amée

Né à Dakar en 1953, de nationalité suisse, canadienne et française, Jacques-Pierre Amée vit aujourd’hui dans les montagnes jurassiennes. Il est peintre, plasticien, poète et romancier. «Lorsque j’eus accès, à l’adolescence, aux écrits taoïstes et à la connaissance chinoise, puis amérindienne, de ce monde, celui-ci à mes yeux reprit couleur: le fait de ne pas se situer à l’extérieur de la nature, de considérer la roche, l’arbre, la fleur, comme des êtres animés, de prendre part à leur mouvement (même inapparent)... cela m’a ouvert un itinéraire où aujourd’hui l’écriture et la peinture peuvent se construire l’une l’autre ». En découvrir davantage

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