« Je regardais Lili remplir le frigo quand c’est arrivé » – Marie Houriet

D’habitude je ne reste pas quand elle revient de courses, ça m’agace. Je vais rarement en commissions, quand c’est le cas c’est la Migros. Je n’ai pas besoin de leurs pubs à la con pour savoir que c’est meilleur marché qu’à la Coop, il suffit de lire les étiquettes. Je n’ai pas d’idée préconçue en entrant, excepté bien sûr s’il faut racheter du lait ou du café, j’embarque un caddie et j’achète en fonction des promotions. Ça m’est égal de râper sur mes pâtes du gruyère plutôt que du parmesan, c’est comme les pommes: je choisis le moins cher, et je prends de la viande de porc. Lili déteste, pas mes côtelettes mais que je ne sois pas plus sélectif. Elle a horreur des Golden, elle les trouve fades, j’ai eu droit une fois à une scène parce que j’en avais ramené à la place des pommes cloches. Je dois déjà faire attention aux interdits, et Dieu sait qu’il y en a avec cette fichue mondialisation. Les Granny Smith d’Afrique du Sud sont prohibées, y a plus d’apartheid mais en bilan kérosène, c’est presqu’aussi honteux que l’agneau de Nouvelle-Zélande. Israël bien sûr, c’est fertig. Et moi qui aimais bien devancer un peu la saison des fraises avec l’Andalousie, je peux me brosser depuis qu’Almería bouffe du Sans-Papiers sous une mer de plastique. Donc je jongle entre le Gala en action et le Pain du mois, je trouve que je me débrouille pas si mal et je fais le mort en rentrant. Lili peste beaucoup ensuite, elle doit se taper la confiture M-Budget sur ses tartines (en plus, les pots sont gros). Moi la marmelade je la mange très sucrée, autrefois c’est ce qu’on faisait pour qu’elle ne moisisse pas, et je ne suis pas friand de ces nouveaux mélanges qu’elle déniche style tomates-cannelle. Et puis ça me démange de la titiller un peu, sous prétexte d’acheter correct Lili se laisse aller parfois, la poignée de Mara des bois à huit balles c’est du vol, bio ou non. J’abuse pas, j’estime ma femme, mais je suis perplexe quand elle s’enroule dans un drapé Christa de Carouge avec un sentiment de triomphe alternatif.

On s’est engueulés des centaines de fois sur le sujet quand on était jeunes, maintenant on sait s’y prendre et d’habitude, je ne reste pas quand elle revient de courses, ça m’agace. Là, je lisais l’édito du bulletin syndical et je n’étais pas d’accord avec Pascal Spicher qui le signait – sans doute ce terme de «synergie militante» qui me chiffonnait, je n’aime pas les marmites où tout se mélange et devient uniforme, chaque organisation doit pouvoir faire valoir sa spécificité. J’ai voulu finir l’article et Lili a commencé à ranger ses emplettes, la fraîcheur du légume est une obsession chez elle et elle n’avait même pas pris la peine d’ôter son foulard grenat que ses bracelets cliquetaient déjà entre les étagères du frigidaire. Je venais de lever le nez pour la regarder quand c’est arrivé, et ce n’était pas de l’exaspération en l’occurrence, ç’aurait parfaitement pu mais là c’était cet œil qu’on pose trop rarement sur sa partenaire, je contemplais ses manies et ses travers avec l’émotion de la redécouverte.

Et une valise de souvenirs mal ficelée m’a dégringolé sur la tête comme du haut d’une armoire où je l’aurais remisée depuis des années. C’est pas possible d’être déjà si loin.

Ma mémoire sent le gazon. C’est une noctambule de juin, lorsque le jour n’en finit pas de finir, une noctambule Bleu de minuit. J’ai dix-neuf ans et je regarde Lili remplir la glacière. Il y a huit mois que nous sommes ensemble, un vieux couple, quoi. Il va faire chaud au parc des Bastions, elle coince un maximum de bières et de plaques réfrigérantes. C’est la révolution, on installe nos tentes. Il s’agit d’un espace public, qui plus est au pied de l’université: autant dire, à nous!  C’est ce que martèlent les tracts tirés tout le matin sur la machine à stencils, qui m’ont laissé les doigts violacés. C’est la révolution, Lili n’a pas le droit de vote mais elle a des tresses. Pas très longues à dire vrai, ses cheveux frisottent et les deux nattes les raccourcissent encore. C’est la mode, la moitié des filles en portent, et ça évite des shampoings – un aspect important vu nos moyens logistiques et les crinières des mecs, elles aussi avides de douches. On s’en fout, on ira se laver dans l’Arve. Lili n’a que des solutions. Ses seins brinquebalent dans son débardeur, légers. Un short à grosse ceinture lui moule les fesses, elle a sous les bras une mèche de poils qui forme une minuscule volute et que je trouve adorable. Elle vient de passer le bac, de quitter la maison. Enfin! Ses parents sont plus coulants que les miens mais elle trépigne de voler de ses propres ailes. Ma mère est aigrie par mon départ et tâche de me mettre les bâtons dans les roues, elle refuse que j’emmène mon ciré sous prétexte que c’est elle qui l’a payé et que mon frère cadet pourrait en avoir besoin. Celle de Lili lui refile de la sauce tomate en conserve et du saucisson. Ça énerve Lili, ça me met l’eau à la bouche. On n’a pas trop à manger, dans notre groupe les copains sont si maigres qu’on dirait un troupeau de chèvres grecques. J’ai tout de même réussi à rafler une couverture à la maison, une ancienne qui pèse tout son poids. Elle me donne le viril sentiment d’offrir un gîte à mon amoureuse mais je me ferais zigouiller plutôt que d’avouer un élan aussi macho. À part les canettes Cardinal, nous avons emmené une cassette de Michel Bühler, des Brunettes, André Gorz et Hanna Arendt. Nous les lisons à voix haute l’un pour l’autre. On s’endort sur fond de guitare, de flirts ou d’engueulades entre idéologues de nuit. Demain, le Collectif a agendé une discussion sur la réforme des universités. Lili est inscrite en fac, moi, non – elle trouve que ça n’a aucune importance, Le savoir appartient à tous. Derrière mon apprentissage de typographe miroite à ses yeux d’étudiante le mythique monde ouvrier.

Le soleil me brûle les pupilles. Cette brèche de jeunesse dans notre cuisine de vieux où Lili s’enthousiasme de sa prochaine tarte aux pruneaux me blesse. Trop crue, trop lumineuse. La nostalgie me tord les tripes, ce n’est pas possible d’être si loin de ce temps-là. Comment fait-on pour vivre en éclipse, comment font les Inuits pour supporter la nuit polaire? Je revois le bus VW qui nous emportait en juillet vers l’inconnu, on roulait plein sud au petit bonheur la chance, à s’arrêter quand ça nous prenait au bord d’une rivière, dans des bleds où les habitants nous voyaient pique-niquer sur la place. Comment qu’elles s’appellent, ces petites demoiselles?

Juliette, Chiara. Elles avaient des fichus et les joues aussi rondes que les pêches qui leur dégoulinaient sur le menton. On engageait la conversation. Et où c’est que vous dormez? On faisait visiter le bus brûlant comme un four. Ça se terminait par une nuit dans une grange, avec des petits-déjeuners qui nous tenaient le ventre jusqu’au milieu de l’après-midi suivant. Nos filles revenaient de vacances noires comme des bohémiennes. Lili et moi, nous trouvions magnifiques ces inconnus qui nous donnaient tout. Les mêmes qui donneraient massivement, deux décennies plus tard, leur voix au Front national.

Abstraction. Depuis que nous avons été chassés du paradis, je cherche à faire abstraction de tout ça. Je devrais dire soustraction, ce serait plus juste, on m’a soustrait cette vie foisonnante et libre où il était plausible d’espérer. Lili est plus raisonnable que moi. Sans doute son métier de psychologue qui la connecte au monde à un niveau plus intime, plus primitif, au-delà de l’air du temps – comme un prêtre, je suppose. Lili est plus raisonnable et je ne lui en veux pas. Au contraire, je me demande ce que je deviendrais si elle n’était pas là pour me dédramatiser l’univers. En plus, elle a l’élégance de se moquer de moi plutôt que de rougeoyer de l’œil.

La voilà qui m’engueule parce que ça fait deux fois qu’elle me demande de laver le rampon (quarante francs le kilo, tout de même).

Publié dans Le Courrier le 23.11.2015.

Marie Houriet

Née en 1966, Marie Houriet réside actuellement à Porrentruy, [...].
Elle a travaillé pour le Centre de contact Suisse-immigrés à Genève.
Après la publication de son premier roman, Viva Movida, en 2001, elle réduit son temps de travail afin de se consacrer à la littérature, choix conforté par la bourse d’aide à l’écriture du canton de Genève la même année. Ce soutien débouche sur De Gris et de violet, pièce de théâtre inédite et jamais portée sur des planches – Marie Houriet est aussi comédienne amateur. En découvrir davantage

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