« Frontières » – Alphonse Layaz

«Parce que le milliardaire n’a pas récolté sans peine, il s’imagine qu’il a semé.»
(Jean Jaurès)

Demain
Dans la ville de Trieste
J’interrogerai
La «capra
D’al viso semita»

J’interrogerai
La chèvre
D’Umberto Saba
La chèvre
À l’air juif
Et j’écrirai
Sur son bêlement
Plaintif
Le poème des déportés

Dans la ville de Trieste
La chèvre
Hébraïque
Broute la chimère
De l’humanité.

*

À Luigi Nono

Son fantôme
Rode alentour
Et sa révolte
Bat
De concert
Avec le rythme
Singulier
De l’eau
Qui clapote

Les gondoles le soir
Couvertes de crêpe noir
Ont des courbettes
De prélats
Et des déhanchements
De vieilles femmes

Le visage de la mer
Révélateur
De l’onde
Aléatoire
Le long des Esclavons
Frémit
Au cœur putride
Du miracle vénitien.

*

Terre algéroise rouge
Sous un ciel bleu
Que perce un vol de mouettes

Terre algéroise
Assoiffée du sang sacrificiel
Sous un ciel bleu
Que criarde une mouette
Par-dessus les cubes chaulés
De la Casbah

L’enfant de tout son long
Sur le seuil de la maison
Et la vie qui s’en va
Par petits flots de vie qui s’en va

C’était dans les années soixante
De l’autre siècle
Mais pour la vieille Nesma
Qui lui a soufflé la vie
Le temps ne vieillit pas
Depuis ce jour-là.

*

À René Depestre

Loin de la matrice originelle
«Fils des aurores saignantes»
Né «dans les bras du soleil»
Chantre des négritudes
Salut griot haïtien

Négritudes multiples
Au long cours
Des rives africaines
Embarquées fers aux chevilles
Dans les soutes de la noirceur
Sur des rafiots idéaux
Pour des saisons en enfer
Négritudes esclavagées
Poussées
Aux errances
Crucifiées
Aux quatre vents cardinaux
De l’Histoire

Salut

Griot solaire et haïtien.

*

Les cris de la Bourse
Tuent plus sûrement
Que le napalm

On percevra demain
Dans le fond de l’oreille du monde
Le timbre du cœur qui bat
Son dernier

*

Le temps des cerises
Mélancolise l’accordéon

Les ailes du vent
Ont tout emporté

La dernière heure
À l’étonnement de l’enfant.

Publié dans Le Courrier.

Alphonse Layaz

Alphonse Layaz est né dans la Broye fribourgeoise en 1940. Retraité, il vit actuellement à Bex dans le Chablais.Très tôt, il mène de front plusieurs activités: journalisme, écriture, peinture. Il est trois fois lauréat du prix Paul Gilson octroyé par la Communauté radiophonique des programmes de langue française. En découvrir davantage

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