« Dans sa tête » – Odile Cornuz

C’est l’histoire d’un monsieur qui a peur. Appelons-le Armand. Dans son lit il a peur de s’endormir – il ne sait ce qui pourrait se passer pendant la nuit. La lune sortirait-elle de son orbite que ça ne l’étonnerait pas. Des voisins se tromperaient-ils de porte qu’il s’en voudrait de n’avoir pas fermé à clé: il se lève, tourne un second tour, rouvre à deux fois, referme et se recouche. Les oiseaux se mettraient forcément à pépier trop tôt alors il ferme la fenêtre. Il a chaud. Armand repousse le duvet, ne se couvre que d’un drap. Son ventre gargouille. Il se rend à la cuisine, mange un biscuit, puis encore un et boit un peu d’eau. Quand il s’allonge il a froid aux pieds. Il extrait le duvet de sa housse et se couvre du tissu doublé par-dessus le drap. Sur le dos il n’arrive pas à s’endormir, alors il se recroqueville sur la hanche. Il a peur de rêver.

Le matin ne réserve pas à Armand un éveil facile. Il est soulagé d’avoir dormi et voudrait dormir encore. Il se retourne et peste contre les bruits de la maison, les enfants qui font clinquer bols contre tasses et partent pour l’école, les portes qui claquent, enfin. Mais il faut quand même se lever. Armand s’habille sans regarder le temps qu’il fait et lorsqu’il sort il se dit zut il pleut, alors il rentre, change de chaussures et prend un parapluie et c’est celui avec les vaches blanches sur fond rouge, tant pis pour la honte.

La plupart du temps Armand réfléchit trop mais lorsqu’il faudrait réfléchir il oublie. Il dit qu’il vit dans sa tête. Gageons que cette tête est construite comme un château médiéval, avec des douves, un pont-levis, une place centrale – pavée de tout ce qu’on veut –, des oubliettes, des tours crénelées, de grandes salles d’apparat et de besogneuses cuisines, des cheminées où l’on peut rôtir un bœuf, des chambres à coucher avec des lits trop grands et souvent froids. N’oublions pas le trône – et sur le trône: Armand. Et dans les oubliettes: Armand. Empalé sur la broche: Armand. Et pour tous les rôles, des manants aux gentes dames, des chiens aux marchands: la tête d’Armand sur toutes les épaules, dans le château de sa tête. De quoi avoir peur, vraiment.

Et quand il s’observe dans le miroir? Au lavabo commun des toilettes d’un restaurant, assis sur la chaise du coiffeur, dans sa salle de bains, Armand voit Armand qui pourrait tout aussi bien être un bœuf ou un prince. Ses traits ne lui sont pas familiers. Ils appartiennent à sa famille, oui. Un peu de celui-là, un peu de celle-ci, sans oublier la taille de l’autre – mais il ne s’est jamais approprié son corps. D’ailleurs qu’est-ce qu’un corps? Armand s’interroge d’autant plus sur l’image que lui propose son reflet. Il se demande comment on fait un miroir, qui a bien pu inventer leur fabrication, si l’inventeur a breveté son invention et quels sont ses descendants en ligne directe. Peut-être leur ressemble-t-il?

Armand est charmant – sans mauvais jeu de mots. Charmant c’est tout à fait lui: prévenant, disponible, souriant, courtois; charmant quoi. Il oublie simplement de se charmer lui-même. Il s’oublie tellement qu’on ne sait plus qui charme. Espérons que c’est Armand. Mais Armand, est-ce celui qui se voit dans le miroir ou qui grille sur la broche? Ou les deux, ou aucun? Où est-il? Dans ses oubliettes? Aurait-il oublié de se lever ce matin, de s’endormir hier soir, d’emporter son parapluie rouge? Ah non! Nous le voyons: il a pris le train.

Dans le train Armand lit. Il lit des livres qui le distraient de lui-même et de ne pas savoir qui il est, à qui il ressemble, et s’il est assez charmant. Il se demande si les essieux ont été bien huilés, les wagons bien attachés, les aiguillages bien préparés, le conducteur bien formé, les horaires bien tenus. Il aime dire le mot bien et le penser. Quand il constate que des fournitures exotiques décorent un établissement public ou un magasin, dans la ville où le train l’a mené, Armand s’interroge: comment l’exotisme est-il venu jusqu’à moi? Comment ceci, qui ne me ressemble pas et que je ne connais pas, peut-il si facilement croiser mon chemin? C’est désarmant. La ville dans laquelle le train l’a mené semble trop grande à Armand. Il y marche quelques heures et se sent soulagé de ne pas y dormir. Il reprend le train en sens inverse et se demande si tout est bien.

Quand Armand est amoureux il ouvre les bras et voudrait y contenir le monde. Il souhaite abriter dans son château la belle qui le fait frémir mais il semble que son visage ne s’y encadre point et que si elle l’émeut, la belle suscite aussi en lui quelques craintes. Il dit viens dans mon château, je t’offre le monde. Elle répond mais ton château c’est ta tête et ta tête ce n’est pas le monde. Il se sent désemparé et se réfugie dans une de ses tours crénelées. La belle, elle, va faire un tour en Allemagne. Quand elle revient, Armand annonce qu’il a mené à bien des travaux d’aménagement: dépendances diverses, ouvertures de fenêtres, passerelles, la bâtisse prend une allure baroque. Si elle le désire, elle pourra choisir les tentures, même en velours; il ne regardera pas à la dépense. La belle se sent flattée et elle se dit que même si c’est un peu petit, cette tête est peut-être habitable pour deux. Elle choisit du velours rouge, évidemment.

Quand il quitte son amoureuse pour une heure ou deux, Armand lui dit tu ne prendras pas froid. Elle ne répond pas parce que de toute façon elle vit dans cette tête où tout courant d’air est impossible.

Armand aime transpirer. Il espère ainsi muer peu à peu, changer de peau – peut-être même se reconnaître un jour dans le miroir. Ainsi il se rend dans une salle de sport. Il longe le bâtiment et lève les yeux pour savoir s’il doit craindre les déjections de pigeons. Intact, il troque ses habits de ville contre ses habits de sport et se sent déjà soulagé d’échapper un peu au château rafistolé, qu’il oublie totalement le temps qu’il transpire. Sous la douche déjà, pourtant, il passe en revue les douves, et constate avec étonnement que le pont-levis est relevé.

Ah, j’avais oublié que tu sortais. Tu es tellement partout ici que quand tu n’y es plus c’est tout comme. La belle ne s’excuse même pas. Il a pourtant passé la nuit dehors, tenu hors de soi par cette invitée qui prend toute la place. Pour qui se prend-elle? Aurait-il dû accepter tout ce velours, rouge de surcroît, lui qui n’a de goût que pour les teintes neutres, les matières discrètes? Armand se met à douter. Il se demande si tout est vraiment bien. Hop, sur le trône, comme si de rien n’était – mais il la tient à l’œil cette bouffeuse de place.

Voyons ce qu’elle mange d’ailleurs, cette avantageuse: de la viande crue! face à Armand qui n’ose faire la moue – mais tout de même ces dents qui broient cette chair qui porte encore trop de sang, ces mâchoires qui mastiquent bruyamment (le pain toasté craque comme un os), cet appétit dont elle fait preuve, ne devrait-il pas y déceler une menace? Armand repousse son plat de lentilles. La belle lui offre de finir son assiette. Il se trouve qu’elle a faim, elle.

Armand regarde la belle dormir et son lit n’est plus froid et ses draps par couches et surcouches sont bien mis en place mais il y a du bruit dans sa tête. Un bourdonnement, cette fois, l’empêche de trouver le sommeil. Il sort et fait le tour de la place pavée. Tout est calme. Il touche de l’auriculaire les pierres de l’épaisse muraille: humides, moussues. Il déambule le nez en l’air et trébuche sur un chien roulé là: le chien grogne et se remet en boule; Armand s’excuse. Il monte et descend des escaliers pour se distraire. Il se persuade qu’il n’entend plus que le bruit de ses pas, qui résonne – mais dès qu’il s’arrête le bourdonnement reprend. Armand passe une mauvaise nuit. Il sent qu’on secoue doucement son épaule: c’est l’heure. Elle baille puis se lève d’un trait. Il peine à ouvrir les yeux. Elle se moque de lui.

Attends-moi, dit-il. Ralentis le pas. Parle-moi. Regarde-moi dans les yeux. Se pourrait-il qu’Armand tente de voir si la belle a construit un autre château dans sa tête à elle? Elle ne l’a jamais invité. Oh moi tu sais je suis plutôt Bauhaus, dit-elle. Et elle avance de plus en plus vite. Mais le velours, ça te plaît le velours, n’est-ce pas, s’inquiète Armand. Elle répond que c’est bien, oui, le velours, c’est doux, ça réchauffe, mais ça ne fait pas tout. Pourtant c’est toi qui voulais du velours, du velours rouge, et j’en ai tapissé tout mon château – pour toi – dit-il. Oui, c’est gentil, ça m’a fait plaisir, dit-elle. Mais j’aime bien le fluo aussi, tu vois, et les paillettes et la boule disco – ça dépend des jours. Armand se sent une fois encore désarmé.

Armand peut-il encore être amoureux? Quand il ouvre les bras il ne sent que du vide. Elle est partie faire des courses, acheter des cigarettes, voir sa mère – il ne sait pas trop. Ce dont il est certain c’est qu’elle n’est plus là et qu’il ne sait que faire du velours rouge. Il commence par s’en draper et, la première nuit, dort ainsi comme une masse. Au matin il se réveille en sueur. Alors il arrache tout le tissu et le roule et le tire et le pousse jusqu’en haut de la tour crénelée. Il ferme à clé et pense à Barbe- Bleue. Nous aussi nous y pensons, depuis un moment, et nous songeons également aux acquis du mouvement féministe. Evidemment, Armand est encore amoureux, mais il a peur. Alors il s’assied au milieu de la place pavée d’on ne sait quoi, il oublie jusqu’à son trône, et il se met à pleurer. L’entendre rire nous aurait étonnés.

Publié dans Le Courrier le 2.12.2013

Odile Cornuz

Née en 1979 dans le canton de Vaud, Odile Cornuz a vécu à La Chaux-de- Fonds et à Neuchâtel, où elle termine aujourd’hui une thèse en littérature française. Lauréate en 1998 du Prix Jeunes Auteurs, elle écrit d’abord du théâtre et de courts monologues pour la radio, dont beaucoup ont été mis en ondes par Jean-Michel Meyer sur la Radio suisse romande. C’est en 2002 qu’elle signe sa première pièce, Saturnale, mise en scène par Anne Bisang à la Comédie de Genève l’année suivante. En découvrir davantage

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