« Bouvard et Pécuchet vont en auto » – Jean-Jacques Bonvin

Depuis un siècle et demi, ils attendent qu’on les achève. On comprend qu’il leur arrive d’abuser de l’usage interne. A l’heure qu’il est, ils viennent de dépasser le delirium et sont la proie d’une dépression anaclitique de grande ampleur. Ils ne savent plus s’ils sont en route pour leur potager ou pour le bord de mer. S’il y a de la réalité, c’est la route et la route s’adresse à la voiture seule. Les deux hommes à l’intérieur ont chacun leur regard, ils sont complètement fous.

Douceur du moteur qui baigne dans l’huile quand monte le cauchemar à l’orée du matin. D’elle-même, la voiture s’arrête sur le bas-côté. Bouvard et Pécuchet sortent et pissent dans le sable en regardant les rochers. Les couleurs ne sont plus supportables à l’œil, plus du tout. L’alentour ondule, les deux hommes referment leur braguette en tremblant parce qu’ils vont mourir enfin et qu’ils le savent.

Regagner la voiture et conduire pour perdre son corps dans ce qui leur sert d’écosystème entre les lignes? Allons donc. Mieux vaut marcher comme ils marchaient dans un cagnard insigne sur le boulevard Bourdon, venus du Jardin des Plantes et du Canal Saint-Martin.

Ils traînent les pieds, donnent des coups de pied dans les cailloux, les boîtes et les peaux de serpents. Tout ça manque de conviction. Pécuchet s’ébroue et sans attendre il en fait trop. Il demande où est son corps mort. Sur la terre ou au ciel? Le corps au ciel et la machine à penser sur terre? Bouvard lui dit qu’il anticipe. Il se retourne et lui montre du doigt la voiture au loin. Pécuchet demande encore si l’on peut être mort et vivant, c’est une idée qui lui vient et c’est encore pire.

Pécuchet n’est plus qu’un arc réflexe, il se tient les tempes et se remet à marcher. Bouvard a pris de l’avance, il est déjà au bas de la côte et transpire comme un bœuf. Le soleil monte, la poussière tourne sur elle-même, il a la nausée mais ne peut pas vomir, le tube est out, le cœur aussi et la plante des pieds. Toujours devisant et encore en amont, Pécuchet en est à l’odeur de leurs corps morts s’ils sont morts. Bouvard parvient à joindre l’extrémité d’une allumette et celle d’une cigarette, une fraction de seconde il se sent mieux mais à la première bouffée il en est au filtre qu’il jette dans les buissons et les buissons prennent feu.

Pécuchet me dit qu’il ne voyait pas la mort comme ça. Je lui réponds que moi non plus. Il s’assied et ouvre grand sa chemise en faisant sauter les boutons. Bouvard et Pécuchet sont en nage, les gouttes de sueur creusent leurs joues, tombent et fument dans la poussière, ces deux-là cuisent comme ils n’ont jamais cuit.

Pour Pécuchet qui l’a rejoint, Bouvard émet une hypothèse: ils sont encore en vie. Pécuchet réfute tout d’abord puis il réfléchit, la tête penchée vers la route. Il tourne ses yeux rouges vers le soleil citron puis vers Bouvard. Il ne manquait plus que ça mais si nous ne sommes pas morts il faut retourner vers la voiture et tout refaire en sens inverse vers le boulevard Bourdon. Bouvard se penche pour vomir mais il ne fait que cracher.

Les insectes font des bruits obscènes dans l’herbe sèche, les pierres vibrent dans la chaleur, la voiture est un four au loin derrière, à deux heures de marche. Pécuchet montre le ciel du doigt, il se passe quelque chose là-haut, le ciel est plat et il descend, on dirait qu’il va tomber. Ils décident de faire demi-tour vers la voiture.

Mes mains sur les oreilles pour ne pas entendre mais j’entends. Pécuchet dit qu’il pensait qu’il y avait des limites mais non, c’est si loin la mort.

Quand ils retrouvent la voiture, l’agrume est au zénith et le ciel va toucher terre. Les deux portières sont ouvertes, les sièges sont couverts de sable et de poussière. Le plastique des sièges fond, le tableau de bord s’affaisse, des étincelles crépitent sur le tachymètre. Les balais d’essuie-glaces ont disparu. La peinture du capot cloque comme une vieille peau, nous savons tous qu’elle va partir en morceaux.

Bouvard se remet au volant en soupirant. Il n’en peut plus. Il rêve d’absinthe et l’angoisse monte puisqu’il va mourir et qu’il est déjà mort: Pécuchet a raison, cette histoire n’a pas lieu dans la vie, ou alors en partie et en son terme.

A l’arrière, Pécuchet ne ronfle plus, il réfléchit, c’est plus bruyant, un souffle rauque qui finit en sifflement. Et puis des crampes, des suées, des tremblements et d’autres choses encore. La route descend. Bouvard voit la descente mais ne voit pas la route. Le soleil lui crève les yeux. Pécuchet demande s’ils sont morts et dans l’affirmative depuis combien de temps. Bouvard répond qu’il lui répondra plus tard, au bas de la pente. Parvenu sur terrain plat, il coupe les gaz. Pécuchet ouvre la portière en tremblant et dit à Bouvard de le suivre. Il lève l’index: ça ne peut plus durer, dit-il, nous deux sur la route et de chaque côté la mort. Qui maintenant rêve cette horreur?

Pas moi. Pas tout seul. Nous sommes trois et je ne suis qu’un auxiliaire de fin de vie à l’autre bout de leur calvaire, qui est le mien aussi. La croix que je porte est grosso modo de même facture mais j’essaie de ne pas dramatiser.

Bouvard ouvre le coffre et en sort un ordinateur. Pécuchet le regarde taper sur le clavier dans la poussière qui monte. Bouvard écrit le monde mais rien n’apparaît sur l’écran. Et puis Pécuchet, décidément, a encore une idée: et si l’un des deux seulement était mort? Pas mal, ça, dit Bouvard qui du coup referme l’ordinateur. Pas mal du tout. Mais lequel? On n’en sortira pas, surtout si chacun se prétend en vie et prétend que l’autre est mort. Il lâche l’ordinateur et vomit enfin tout son soûl. Il s’essuie la bouche et se remet au volant. Il dit à Pécuchet de s’asseoir à côté de lui en tapotant le siège de la main. Beaucoup a fondu mais pas le moteur. L’auto prend de la vitesse. Comme prévu, la peinture du capot part en morceaux, s’envole et retombe. Pécuchet tourne la tête et voit l’ordinateur s’amenuiser dans l’espace et dans le temps.

Ils quittent la narration sans refermer la porte. C’est alors qu’ils perdent le fil de l’épouvante qui du coup s’accroît encore dans leurs parties les plus intimes. Bouvard et Pécuchet rendus à Dieu sait quoi glissent sans me saluer vers le pilon, qui les attend.

Le soir tombe quand loin sur la route réapparaît la voiture. Elle s’arrête à mon côté. Je monte, elle redémarre. Son allure est modérée. Je suis allongé à l’arrière, je m’endors, je rêve taxinomie, phrénologie, urbanisme, instances potagères. Attention! On se laisse facilement entraîner dans certains délires obsessionnels, on y prête même la main, on collabore et hop, on saute à pieds joints dans le caniveau. Aux domaines supra on peut ajouter la com, le design, les droits humains, le packaging et la résilience, l’ennui sera le même qui viendra tôt ou tard.

Pour cesser de rêver il faut cesser de dormir, donc je me réveille. La voiture s’arrête et la portière s’ouvre à qui je demande si elle a des nouvelles de Bouvard et Pécuchet. La portière hésite, c’est une vérité dure à entendre, la supporterai-je? Je demande à la portière d’arrêter son cinéma et d’aller droit au but. Ce qu’elle fait en décrivant le mécanisme du pilon et celui de la récupération du papier. Ils ont finalement trouvé le repos.

C’est un repos mérité, ajoute-t-elle.

C’est un repos mérité, dis-je. Mais imaginons qu’on nous coupe l’air comme on coupe le gaz.

Publié dans Le Courrier le 16.12.2013

Jean-Jacques Bonvin

Né en Suisse en 1951, Jean-Jacques Bonvin a grandi à Romont, en Valais et en Bretagne, a beaucoup voyagé et a vécu aux Etats-Unis – cadre de ses deux derniers romans. Sociologue de formation, il travaille à l’université de Genève. En 1983, il crée le Festival de poésie sonore de Genève, aujourd’hui Roaratorio. Il est le fondateur de plusieurs revues littéraires: Cavaliers seuls et jocal, entre 1984 et 1999, et la revue en ligne coaltar.net en 2008, qui vient de publier son dernier numéro. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch