J’écoute une colombe venue d’autres déluges.
(Giuseppe Ungaretti, Une Colombe)
Ils seraient restés sans voix
les fragments de bois endormis
à faire de la terre, indignes même d’un feu
oubliés au milieu des minéraux obscurs et des micas.
Se décomposer, en comprimant
des éons de basaltes alcalins
et d’or, d’argent et de fer dans les entrailles de la tranchée
et des carrières désormais enfouies, les souvenirs de la découpe
du porphyre, du gypse et de la chaux
de fourneaux démolis assiégés
par les châtaigniers les chênes et les aulnes noirs. Imparfaites
les épaisseurs tassées par les pas, les ombres pourries
là où on a appuyé la scie, imparfaits
les bruits de la découpe, le cri des dents dans le tronc.
Et ces fragments: entre mousse et copeaux
l’ophioglosse en éclaircit le silence.
À partir des informations tu découpes le désordre
quotidien, l’accablement, l’équité rejetée
et ces cris. Fragments. La douleur
comme pour une épidémie. Un bruit inhumain et sans voix
Extraits du silence, un à un
ces fragments
et la découpe décalque un outrage.
La scie et le geste monocorde, l’incision
dans le corps. La blessure ouverte
qui en montre l’âge ne te blesse pas:
elle contient une histoire et
elle est racontée
par la courbe, par les anneaux. Ces derniers épais
parce qu’il a plu une certaine année,
les cicatrices à cause peut-être d’un incendie
ou le cœur déplacé (parce que le vent soufflait dans ce sens).
C’est une histoire pénible, faite
de traces et de résistances surtout
de difformités harmonieuses.
Puis de rebuts, quand passe la main humaine.
Ils crient: ce n’est pas vrai? Ils t’assiègent
malgré l’obscurité d’un tiroir
où tu as déposé voix, visages, les histoires consumées
mais irrésolues. Ce sont des images du monde:
celui qui est atroce et contourné, le noir
qui fume fait de cendres et de corps
de visages imprononçables: Tu les
disposes parfois dans un ordre
qui ressemble à une dérive
et tu ne sais pas, tu ne trouves pas de sens
et ils pèsent dans le regard, je le sais.
Tu les reposes et ils rentrent.
Tu en découpes d’autres dans les journaux, d’autres histoires
d’autres vies. D’autres absences
ou géographies, d’autres cris enroués
et parfois ce sont les tiens, donnant une voix à celui qui n’en a pas.
Tes fragments, tu dis doucement:
ils sont à la maison. La nudité
désarmée pèse qui en expose le visage
l’âme plus entière et plus claire.
Elle te renvoie un regard muet, horizontal.
Un trésor est détenu par les anneaux:
inestimable, indicible. Cela avait un sens
avant, quand ils formaient encore un tronc.
Quand ils étaient un mystère
encore celé pour les yeux, un soupçon d’histoire
qui aurait exclu l’homme. Mais à présent
ce sont des images claires, un secret spolié
une peur. Ils parlent une langue
incertaine et cela te dérange
et te redonne du courage. Toi aussi tu parles ainsi.
Ces visages ouverts de châtaignier et de bouleau
ces rides d’écorce courtisée par les pluies
et vieillie. Puis un silence
qui t’explique une autre vie. Elle s’avance, monte. Crie.
Les coupures ouvertes en éventail
se recouvrent en formant une liste:
chèvres, caravanes, hommes en prière
et assassins, extinctions, les paradoxes des perdus.
Trop d’histoire en peu de temps
et puis plus rien
que des fragments
qui s’avancent, mais par hasard
charges désormais décousues, temps poussiéreux
souvenirs trop brefs, surtout.
Mais qui lève les yeux et te demande
qu’est-ce qu’il demande?
Tu te souviens de moi? Ou mieux encore: tu me reconnais?
Si la mort semble partout, ce n’est pas un souci
si tu n’en vois que la nature, la botanique
ou le mouvement nécessaire du paysage.
Mais ces visages muets
les fragments
arrachés à coups de hache ou grâce aux dents d’une scie
ce sont des bouches circulaires, béantes
les témoins d’un mal successoral, transmis
dans la floraison de la gangrène. Icônes et attentes
d’autres lieux entre les sentiers de franc-bord. Là sur le fond
baies circulaires, ensanglantées et tiges
à peine remuées par les oiseaux migrateurs. Peut-être
que l’un d’eux a un plumage clair
un rameau dans le bec, qu’il tient même quand il vole
Une vision magnifique. Il pourrait planer
ressembler à une colombe. Apporter un peu de paix.
Bois, Colombes a été écrit spécialement pour accompagner l’exposition de Flavia Zanetti à la Libreria Librarti de Locarno en septembre 2013. Les œuvres exposées consistent en un collage d’images (tirées de faits-divers et recomposées) collées sur des rebuts de bois provenant de la coupe de troncs et de branches, trouvés dans les forêts de Malcantone, Leventina et Grigioni. Les sept textes font alterner la voix des bois et celle des images, qui s’unissent dans le dernier poème, de la même manière que l’image arrive sur le bois quand Flavia crée une œuvre.
Toutes les références à la flore et à la faune n’indiquent que des espèces vivant dans le Malcantone.
J’ai voulu un lien entre la critique sociale qu’accentue la recomposition de Flavia et la violence dans la coupe des arbres qui culmine dans l’abandon des fragments.
Deux histoires aussi, qui se superposent: les images dénombrent le calendrier qui contient les évènements humains alors que les anneaux internes d’un arbre sont les signes de la croissance dans le temps. Autant ce dernier se passe dans le silence et dans la lenteur, autant le premier arrive dans le bruit et dans la vitesse amnésique. Deux destins superposés qui – au final – nous parviennent tragiquement unis et égaux.
- Fab
Traduit de l’italien par Therry Gillybœuf
Publiée dans Le Courrier le 10.3.2014