« zeit     (los)     t » – Heike Fiedler

lire                                                       écrire
et oublier l’heure qui avance.

Le temps se déplace ou essaie de s’enfuir, lorsqu’on l’approche de trop près. Dans les rues souffle le vent froid du nord. Les lacs sont gelés, les chemins au bord de l’eau recouverts de glace.

Clamart, avril 1939

Sophie est assise à la table devant la fenêtre, traversée par des pensées tous azimuts: attendre l’essai de Raoul sur la poésie optophonétique, terminer le numéro 5 de Plastique. Par quels chemins en étaient-ils arrivés à l’assassinat d’Ignace Reiss? Ils avaient parlé de la Suisse, de politique, d’un meurtre commis près de Lausanne deux ans auparavant. Jadis, Reiss faisait la une des médias, même à Zurich. Communiste dissident, il avait été assassiné via le groupe nkvd, dont faisait partie Efron, le mari de Tsvetaeva. Organiser le banquet de la semaine prochaine, préparer les cartons d’invitation et surtout l’exposition chez Jeanne. Le climat de travail devenait de plus en plus difficile. Fallait-il déménager plus loin encore? Sophie regarde la carte postale de New York, signée George. Le café a refroidi entre-temps. Si je passais quelques jours de vacances chez Aline? Ne pas oublier le chapelier, faire des achats de toile et de couleurs, continuer le tableau, retravailler les croquis. Devenir toile, la transpercer avec les lignes qui y figureront, faire rentrer le carré dans l’espace physiquement, tenu en suspension par des contours qui lui procureront le nécessaire équilibre. Changer le tableau en sculpture. Simplement. Elle pense à Kurt et au Cabaret Voltaire. Schwitters, du Merzmensch, du.

Sophie se lève, enfile son manteau vert de printemps et sort. La température est douce et agréable. Avant de partir à Paris, elle ira au marché de Meudon et passera une commande de pain à son boulanger préféré. Quand elle se trouve à la hauteur de la maison où avaient habité les van D., elle voit, comme en rêve, la silhouette de Théo, son ami défunt. Les transformations et constructions qu’ils avaient réalisées à l’Aubette suscitaient beaucoup de critiques ces jours-ci, à en juger d’après l’article de journal que Marie lui avait envoyé depuis Strasbourg. Sophie est habituée au fait que leurs travaux soient reçus avec beaucoup de réticences, mais jamais ne s’était-elle imaginée un tel acharnement, allant jusqu’aux menaces de destruction. Le concept de l’art dégénéré, aurait-il gagné la France également?

Il ne lui reste plus que quelques pas jusqu’au quai, quand elle entend une voix familière: «Soph…», le reste du mot disparaît dans le sifflement du train qui arrive. «Cours», s’écrie-t-elle. C’est Robert. Elle a reconnu sa voix. Qu’est-ce qui a bien pu l’amener à Meudon à une heure si matinale. «Quelle chance», lui dit-il, essoufflé, en lui baisant la main.

Aussitôt, ils engagent une conversation qui détourne leur attention des gestes à accomplir pour enjamber la plateforme, pour ouvrir la porte, pour chercher des places libres, pour constater que Robert était sur le point de retourner à Paris, alors qu’il venait tout juste d’arriver pour voir Sophie, finalement ce n’avait pas d’importance. Le paysage se met en mouvement. Non, lui non plus n’a pas eu de nouvelles de Raoul, oui, elle aussi a dernièrement reçu une carte de George. Nombreux sont ceux et celles qui quittent l’Allemagne, pourquoi d’autres y restaient encore?

«De Paris à Berlin, il n’y a même pas mille kilomètres», dit-elle en regardant au loin. Ils traversent le viaduc dont les lignes et arches découpent l’espace de la vallée entre Meudon et Clamart, où elle habite avec Jean depuis une éternité, lui semble-t-il.

«Ici nous sommes encore à l’abri», dit Robert d’une voix qui pourtant n’y croit pas vraiment. Il aperçoit l’ombre d’un train qui passe sous l’une des arches. Il était venu lui demander si elle et Jean ne voudraient pas s’installer plus au sud avec eux, plus loin, plus en sécurité. Il n’y avait pas d’urgence, pas encore, mais Franco avait définitivement affirmé son pouvoir en Espagne et les troupes allemandes s’approchaient de la France. Il saisit les mains de Sophie. Leurs regards se croisent un instant à travers le doute resté dans leur compartiment, alors que l’énoncé s’est échappé par la fente sous la porte.

2012

Lina avait fait leur connaissance à l’issue d’une soirée à Zurich dédiée à la lecture de textes poétiques. Elle y avait lu Ein alter Tibetteppich d’Else Lasker Schüler. Un homme était venu à sa rencontre, heureux, disait-il, d’avoir entendu ce poème. Il avait connu la poétesse personnellement, lorsqu’elle lui avait proposé de jouer le rôle principal dans sa pièce Arthur Aronymus und seine Väter, 1936.

                                                                                                        Lina.

Une décharge électrique la traverse. Ainsi, ce soir-là, non seulement se trouvait-elle face à quelqu’un qui avait croisé l’un des personnages figurant dans la fiction qu’elle était en train d’écrire; mais de plus, le souvenir de cet homme âgé, dont la petite taille reflétait le nombre d’années vécues, menait droit à la pièce que Lina avait introduite dans son histoire comme prétexte permettant à Aline de soupçonner d’où Else Lasker Schüler, de laquelle elle venait de recevoir une lettre depuis Jérusalem, pouvait bien la connaître. La sortie avec son amie Sophie Täuber Arp pour voir la première de ladite pièce à la Comédie de Zurich lui avait paru être la solution la plus probable pour une rencontre.

Au moment même où Lina termine d’écrire la phrase qui précède lui parvient le message d’une amie qui annonce la sortie de son livre Noras Mails. La connexion au réseau engendre la simultanéité entre deux mouvements, dont l’un se passe en dehors d’elle et l’autre en dedans. Coïncidence interstice entre action et pensée. Trop de ramifications s’activent aussitôt et rappellent les préoccupations quotidiennes. Celles qu’elle avait voulu fuir en s’éloignant des environnements trop familiers qui indiquent sans cesse ce qu’il faut faire au lieu d’écrire ou ce qui n’a pas été fait, des oublis contenant généralement un dernier délai pour paiement à l’horizon. Ce n’était ni poétique ni romantique ni sexuel ni sonore ni séduisant, c’est-à-dire complètement hors contexte. Elle débranche le câble de connexion pour reprendre le fil de l’histoire. De son cahier contenant papiers et articles de journaux collectionnés, récoltés, découpés, elle retire l’extrait du journal intime que l’homme lui avait confié quelques semaines après leur rencontre.

Interlude:

Une panne d’ordinateur ralentit l’écriture. L’écran est bloqué, les fichiers ne s’ouvrent plus, figés sur fond d’écran bleu solid aqua blue. Réparation. L’écran se rallume, c’est mardi matin, écriture poésie.

Appuyer sur le curseur pour trouver le nom du classeur qui contient les textes d’autrefois. Cendrillon, embrasse-moi. Le .mov printemps ‘11 montre des paysages qui défilent derrière la fenêtre du train. Les images rappellent les tableaux de Hodler.

Aujourd’hui, le monde tourne à l’envers.

Aller de l’avant. Il faut bien aller quelque part.

Gleitstrom.                                       Le jour se lève, les oiseaux se réveillent.

Paris, 1939

Quelqu’un a frappé à sa porte. Qui est-ce? Elle n’attend personne. Depuis l’implication de son mari dans ce meurtre près de Lausanne, presque plus personne ne vient la voir, même pas la police. Non, elle ne savait pas que son mari avait organisé «au cours de l’année 1936 et au début de 1937 des surveillances à l’égard de sujets russes ou autres avec l’assistance de la femme Steiner Renée, Smirenski Dimitr, Tchistoganoff et Ducomet Pierre». Elle-même et son mari n’avaient «nullement commenté l’affaire Reiss autrement qu’avec indignation, tous deux réprouvaient tout acte de violence, de quelque côté qu’il vienne».*

Ignorante que j’étais. Quelle honte s’est abattue sur moi. Quel «effront», avait plaisanté quelqu’un, mais elle n’avait pas trouvé cela très drôle. «Madame Tsvetaeva!» Il faudrait y aller, elle ouvre la porte. Que veut ce bel homme vêtu si élégamment? D’où connaît-il son nom, son adresse? Est-ce un espion, un agent, un… assassin? Soudainement, la peur s’empare d’elle. Mour, son fils, est dans la pièce d’à côté. Si seulement il était parti avec sa sœur, que faire? Toute l’étendue de sa solitude se déploie devant elle. Ils partiraient au plus vite en Russie pour rejoindre qui? La famille.

«Puis-je entrer, Madame? Mon nom est Rosenbaum, Vladimir Rosenbaum de Zurich, Suisse.»

«C’est au… sujet de… mon mari?»

«Non, c’est au sujet de vos textes.»

* Procès verbal de l’audition de Marina Tsvetaeva, 20 octobre 1937.

Publié dans Le Courrier le 17.12.2012.

Heike Fiedler

Née en 1963, Heike Fiedler a grandi à Düsseldorf en Allemagne, et vit à Genève où elle a suivi des études de Lettres. Elle travaille dans divers registres (poésie, prose, théâtre, performances, installations et mise en scène, voir biblio sélective ci-contre), explorant les domaines du texte, du son et de l’image dans une démarche qui contourne les genres et vise l’ouverture. En découvrir davantage

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