« Yvon et Yvan » – Olivier Sillig

Freetown, Sierra Léone, 1995.

Rapidement, soudainement, Yvan a troqué son congé maladie contre un congé sabbatique, à ses frais, d’une durée indéterminée mais d’une année au maximum. L’avion atterrit avec deux heures de retard, puis deux heures d’attente jusqu’au départ de l’improbable ferry dans un après-midi déjà sérieusement entamé, et soixante minutes de trajet sur une mer calme et sèche – sèche, c’est-à-dire sans pluies. Pendant toutes les années d’Yvan en Afrique, son ONG s’est toujours chargée de l’intendance et des trajets. Yvan était pris en main, attendu, conduit – accueils, hôtels, hôpitaux, dispensaires, taxis, aéroports, et ainsi de suite –, les pépins avaient été rares. Maintenant, il doit se dépatouiller seul, dans un pays en guerre, totalement désorganisé – relativement désorganisé, en Afrique, partout et toujours, il existe une forme d’organisation spontanée, sous-jacente.

Il fait presque nuit quand il débarque. C’est trop tard pour jouer au héron, le héron de la fable qui fait la fine bouche sur le choix du poisson. Tous les ports ont leurs hôtels. Yvan s’en choisit un, aux apparences. La chambre et les draps sont relativement propres, le ventilateur et l’ampoule au plafond fonctionnent. Il voyage sac au dos.

Les rues s’animent. A même le trottoir, il mange des beignets de poisson qu’une grosse femme, à côté de qui il s’est assis, fait griller sur un brasero de fortune.

En dehors de son vocabulaire médical, l’anglais d’Yvan est universel, clair, simple et sommaire. Celui de la marchande encore plus.

– Bee Girls, probablement un bar, vous connaissez?

La femme ne connaît pas, mais indique une direction de rues où un tel nom pourrait trouver sa place.

Au moment de partir, il dit lui dit combien ses beignets étaient bons.

Celle-ci le met alors en garde:

– Be careful!

Soyez prudent!

Dans la rue où il s’enfile, les étals cèdent très vite la place à des bars aux enseignes colorées, peintes à la main et plus ou moins éclairées. Aucune n’indique «Bee Girls». Il interroge un des clients rejoignant la rue. Il ne connaît pas.

Dans les espaces entre les bars, des filles tapinent. Elles non plus ne connaissent pas. Mais elles encouragent Yvan à chercher ailleurs, indiquant qu’elles-mêmes peuvent très bien faire l’affaire. Pas hyperactif sexuellement, Yvan a toujours trouvé son content, agréable et satisfaisant, parmi ses collaboratrices ou le personnel des établissements médicaux qu’il a fréquentés. Jamais parmi ses patientes, question d’éthique hypocratique. Avec Zeitumi, cela avait été d’un autre ordre, mais c’est un souvenir douloureux qu’il écarte.

– Bee Girls?

La fille qu’il interroge se trouve juste sous l’un des rares lampadaires en état de marche. Elle est très jeune, très belle, très sensuelle. Très peu vêtue, elle laisse entrevoir des formes déjà sacrément développées, rondes et fermes.

Yvan, qui n’est jamais allé aux putes, est pris d’un violent désir qu’il pense maîtriser. Il s’éloigne. Il entend la fille râler, un regret de pure convenance. Il revient sur ses pas. Il amorce la transaction, en demandant un prix – cela lui permettra toujours de décliner l’offre. Qu’il est un Blanc, il le sait, c’est pourquoi jusqu’à ce jour, en général, il ne marchandait pas, que ce soit pour des beignets de poissons, une chambre ou des consommations au bar. Ce soir il s’étonne, il fixe son prix, un tiers de celui proposé.

– Okay, dit la fille. Viens!

Il s’apprête à la suivre, son désir est très fort, mais quelque chose en lui l’arrête:

– Tu as des préservatifs? Condoms?

– Condoms? La fille hésite: Oui, oui, condoms, bien sûr!

Une ampoule allumée toute la nuit au ciel d’une arrière-cour est, via une découpe sommaire, l’unique source d’éclairage de la minuscule tinhaus, baraque en tôle ondulée, qui sert de chambre.

La fille retire son t-shirt.

On sait que les chanteurs d’opéra, en fonction de leur tessiture ou de la largeur de leur spectre, utilisent une voix de tête ou de ventre. Plus bas dans le ventre, plus grave est la voix.

Chez Yvan, la voix de tête reprend un instant le dessus:

Il y a du flottement, elle n’en a pas.

Yvan se montre sec – c’est peut-être aussi une façon de faire durer le plaisir:

– Viens, on va en chercher!

Elle dit non, elle rit, elle jure, elle remet son t-shirt et précise:

– C’est toi qui les payes. Et, pour moi, ce sera le prix que j’ai dit d’abord.

Yvan récapitule ce premier prix qu’elle avait proposé. Elle opine, il est d’accord.

Elle l’attrape par la main, le tire dehors, le tient toujours, assez fière de se balader avec un beau Blanc, rouquin de surcroît, pour une chose aussi ridicule qu’une histoire de condoms – c’est le seul mot qu’Yvan comprend quand la fille interpelle en riant ses collègues dans l’une des multiples langues locales.

– Demande-leur si elles connaissent le Bee Girls?

Le nom, «Filles Abeilles», les fait rire, mais personne ne connaît. Si son frère Yvon est venu ici, c’était il y a moins de quatre ans, mais les putes d’ici sont très jeunes.

Dans une autre cour, une baraque, comme un box de garage mais en lambris de bois vertical, périodiquement repeint en vert mousse, s’enrichit d’une croix blanchâtre et d’un lettrage qui l’annonce comme pharmacie. A l’intérieur, un doux mélange de drogues de sorcières, d’herbes, de racines, de poudres. Aussi des crânes de singes microcéphales, aussi des roches blanches ou bleues, des médicaments, certains génériques de contrebande, les autres dans des emballages possiblement authentiques. Il y a même un frigo qui ronronne et un grand ventilateur qui couine au plafond. Ils ont des préservatifs, une marque française, avec un nom de sentence latine, «Duralex», «La loi est dure mais c’est la loi» – la loi? Deux prix, les périmés et ceux dont la date de péremption est encore bonne.

La jeune pute laisse Yvan se le mettre tout seul. Quand il le déroule sur son pénis de rouquin, cela la fait encore rire. La lumière du dehors tombe juste sur le carton qui lui sert de table de nuit, mais le tube posé dessus n’est pas un gel lubrifiant, c’est de la colle à vélo. Se peut-il qu’elle tente de rafistoler les rares capotes de ses clients? Yvan en doute, sans vraiment chercher à y comprendre plus.

Ils prennent leur temps, elle n’a pas l’air pressé.

Quand il se retire, elle lui glisse à l’oreille:

– Good lover, you are a good lover.

Et Yvan s’étonne que tant de tendresse ait pu passer dans une relation avec une prostituée. Violente, lente, tendre et douce.

Quand il retire son préservatif, elle attrape celui-ci en le maintenant fermé avec délicatesse avant de le poser à coté d’un bocal en verre pourvu d’un couvercle et partiellement rempli. Yvan imagine l’infâme bocal terminant sur les rayonnages de la pharmacie de tout à l’heure.

Enfin, il indique la plaque de tôle qui sert de porte entrebâillée et demande:

– Et maintenant, je fais comment?

– Attends.

En se rhabillant, elle semble s’étonner de ne pas dégouliner.

– Je te raccompagne.

En chemin, aux collègues qu’ils croisent, elle fait des commentaires moins rieurs qu’avant, qui suscitent des réponses moins moqueuses, comme si elle avait déniché la perle rare. Pourtant non, Yvan a été clair, il ne reviendra pas. En souvenir prophylactique, il lui a laissé la boîte de Duralex.

Le médecin qui sommeille en Yvan refait surface, il devrait prendre une douche – il les a repérées, il y en a dans la cour, à côté des toilettes. Mais il n’en a pas envie. Le long de son avant-bras, il sent encore l’odeur de la fille, une odeur forte, noire et bonne. Il se couche. Malgré la fatigue, il ne réussit pas à s’endormir. Il hésite à aller la retrouver – elle doit encore avoir des préservatifs. Mais non, il n’ira pas. Il s’assied sur son lit, tire de son sac la fameuse pochette en tissu avec son lacet de cuir. Depuis qu’il a décidé de partir pour la Sierra Leone et qu’il l’a fourrée dans son sac, il ne l’a plus touchée. Il la connaît par cœur. Ce soir il en extrait son contenu, une pochette plus petite, en plastique transparent, du genre de celles qu’on utilise pour protéger une carte d’identité. Sous le plastique est collé, sur un carton blanc presque carré, un rectangle de cuir fin et clair, à peine plus haut que large, avec, estampillé à l’encre verte, un écusson, presque un sigle, une roue à l’intérieur de laquelle en rayon, réparti à gauche et à droite, est inscrit «BEE GIRLS» – Yvan est toujours convaincu qu’il s’agit d’un bar. Sur le carton, en haut à gauche, au crayon gris, c’est marqué «HOOK», «CROCHET», comme le capitaine du même nom dans Peter Pan. Et, à quatre-vingt-dix degrés, le long du bord droit, un «V» couché pointant le mot «Sancy», ce qui signifie: plus grand, ou plus gros, que Sancy. Sancy est le plus vieux diamant connu au monde, il aurait appartenu à Charlemagne. L’écriture au crayon est celle d’Yvon – Yvan s’étonne de connaître l’écriture de son frère. Cet examen, il vient de le faire debout sur le lit, les bras tendu vers la lumière chichement distillée par le filament de l’ampoule transparente.

Une version partielle de cette nouvelle est publiée dans Le Courrier le 12.1.2015.

Olivier Sillig

Né en 1951 à Lausanne, où il réside, Olivier Sillig a fréquenté les Beaux-Arts à Londres et fait des études de psychologie avant de travailler comme informaticien. Il est scénariste, réalisateur et metteur en scène, mais aussi sculpteur et avant tout romancier. Son univers littéraire est à l’image de ses intérêts éclectiques: Olivier Sillig explore tous les genres, de la science-fiction aux récits historiques, du fantastique au polar, pour n’en mentionner que quelques-uns (voir derniers titres parus ci-contre). En découvrir davantage

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