« Yemen » – Jean-François Duval

Toutes les villes sont comme des femmes, lourdes de mystères, prenantes, on ne sait trop comment les saisir, ni si leur séduction n’est pas quelque piège qu’elles nous tendent à longueur d’instants, quand nous cheminons à l’intérieur d’elles, et qu’elles nous récompensent à chacun de nos pas. Non, nous ne savons jamais où nous sommes menés, ici à Sana’a encore moins qu’ailleurs, sinon vers le tremblement d’un secret dont ces femmes voilées flottant dans leurs tissus à travers les rues sont la plus sûre, la plus fiable incarnation.

Je l’ai bien vu tout à la fin de l’après-midi: quand le soir tombe après des heures de pleine lumière, c’est comme si elle, Sana’a, se dérobait soudain, revêtait un habit plus sombre mais plus chaleureux aussi, tandis que des bougies et des lampes s’allument dans les ruelles, que des ampoules jaunies suspendues au bout d’un fil jettent des éclats sur les étals du sûq et les amoncellements de fruits, renouvelant la journée sous des couleurs plus poussées.

Plus tôt, en début d’après-midi, alors que nous lui demandions la direction d’une maison-tour, Khaled, assis devant une échoppe du sûq, s’est proposé pour nous y conduire. C’est un jeune Yéménite qui étudie le roman anglais.

Alors que nous marchions à hauteur des échoppes où l’on affûtait les lames des djemiahs qui scintillaient au soleil, Khaled m’a demandé si je connaissais Dr Faustus.

– Marlowe, ai-je dit, Christopher Marlowe, n’est-ce pas?

Il a opiné de la tête, un sourire de contentement aux lèvres: la seule mention de ce nom (et de quelques autres qui devaient suivre) a tout de suite établi entre lui et moi une sorte de complicité, une entente tacite.

Il a sorti de je ne sais où un livre, Dr Faustus bien sûr! et voilà, Christopher Marlowe était là, jailli en fait de son sac d’étudiant, Christopher Marlowe qui adoptait une pose austère et réservée sur la couverture d’une édition Penguin. Un mince feuillet plié en deux a glissé, s’est échappé d’entre les pages, que j’ai rattrapé au vol.

– Oh, mes notes!...

En les lui remettant, j’ai eu le temps de déchiffrer quelques termes soigneusement rangés en deux colonnes. Khaled avait noté certains mots clé: satanisme, Méphisto, etc.

– Marlowe... c’est un anglais plutôt ardu, non? lui ai-je dit, en lui prenant l’ouvrage des mains et en le feuilletant tout en marchant.

Il a acquiescé, en riant.

Alors que nous continuions de nous frayer un chemin dans la cohue du sûq – «soura! soura!» criaient les gamins, petits marchands assis ou debout devant des avalanches de noix, cacahuètes, graines de tournesol – au travers de mille senteurs d’épices, j’y reviens, des jeunes femmes, que l’on devinait belles, avançaient souvent par trois, manière de trinités ambulantes, tels des obstacles dans l’éblouissement du jour. C’étaient de vraies énigmes qui se déplaçaient. Leur regard suffisait à donner à l’ensemble qu’elles formaient une espèce de touche ultime et essentielle qui faisait d’elles des êtres animés au sens propre – à la présence fine et délicate. Seul le regard, oui, touche divine – c’était comme si un dieu les avait frappées là d’un rai de lumière – leur donnait vie et élan, amenait leurs corps souples à respirer d’une grâce mouvante. C’était comme si elles condensaient en elles l’esprit de la fable – échappé à coup sûr des femmes occidentales comme un génie s’enfuit d’une lampe magique, car désertant les corps qui ne l’accueillent plus comme il se doit. Tout à coup, on comprenait qu’à ne plus réserver la part du mystère, on laissait le monde lui-même s’évanouir – puisque qu’il est tout entier mystification.

La conversation, Dieu sait comment, a glissé sur Kessel.

– C’était un journaliste français, et peut-être un écrivain. Il trouvait que Sana’a était la ville des villes. Il la compare à Jérusalem, au Caire, à Damas, mais c’est pour dire qu’aucune d’entre elles ne peut donner, ne fût-ce qu’une idée, de ce qu’est Sana’a.

– Il dit ça dans un livre?

– Oui, dans un roman, Fortune Carrée, paru, je crois, vers la fin des années vingt. Kessel n’avait alors pas trente ans. Je n’en ai lu que quelques pages, mais il me semble qu’il avait véritablement saisi le Yémen. Une phrase de lui me revient constamment quand je marche ici, elle dit que «Sana’a porte le sceau de la fable et de la vie en même temps». C’est très vrai, non?

Khaled a eu l’air pensif.

– Ce que dit votre Kessel est très beau, mais comment peut-il faire la différence entre la vie et la fable? Je ne comprends pas... Tout ce qui est n’est-il pas entièrement formé d’histoires? Une gigantesque broderie? Ne sont-elles pas notre seule réalité, son unique étoffe? Existe-t-il quoi que ce soit en dehors d’elles?

J’ai pensé: on ne sait comment j’ai rencontré Khaled, on sait simplement qu’il me conduit quelque part, peut-être à l’ancien Caravansérail?

[…]

Le lendemain, rencontre avec le «petit cheikh». Il est de belle carrure, mon Dieu! Jeune homme, il devait ressembler à Errol Flynn, à quelques nuances près. Mais maintenant!... Il est gras, énorme, imposant, terrible, le crâne résolument chauve à l’exception des tempes qui restent noires, ornées de cheveux coupés ras qui daignent encore faire garniture, non sans commisération, accompagnant à peine le sourire qu’il porte aux lèvres. De grands yeux à la fois chauds et mobiles contiennent deux grosses agates brunes cernées d’un blanc de l’œil au pourtour étonnamment vaste, disproportionné, universel, et au bord rosi de petites veines à peine perceptibles, n’était justement cette coloration, le tout donnant au globe oculaire une importance exagérée, comme si celui-ci voulait s’arroger le rôle prédominant de sa «petite» personne. Où nous emmènera-t-il?

[…]

Nous sommes partis bien avant l’aube. Le 4x4 cahotait sur la piste, puis toute piste a disparu. Nous laissions derrière nous des plateaux de roches noires, mauves, gris vert, couleur feu, rocs volcaniques ou de grès d’où jaillissaient par endroits des acacias épineux. Walid tenait le volant. Mohammed laissait son regard se perdre à l’horizon, nous ne disions mot. Une pleine journée a passé. Puis une autre encore.

A l’Est, non loin de cette région de Mérib où, selon Mohammed et d’après le récit de Hayîm Habshûsh, étaient enfouies les ruines de la cité de la reine de Saba, nous serions contents de trouver une modeste maison-tour qui offrait le gîte et le couvert, maison dont Mohammed nous avait dit qu’elle était «l’endroit le plus sûr au monde».

Le voyage l’avait éprouvé, notre homme avait perdu de sa belle allure. Un pan de sa chemise était à demi sorti de sa foutah, mal nouée à la taille. Sur le sommet de sa tête, son châle affectait une mine avachie, un air battu; d’un tissu blanc mêlé de lignes rouges finement dessinées, cette coiffe suggérait incongrûment dans mon esprit l’image des rideaux à carreaux rouges et blancs qu’on voit aux fenêtres des chalets dans les Alpes suisses ou autrichiennes, ou sur certaines robes de Brigitte Bardot quand elle avait dix-sept ans. Son ventre saillait par dessus la ceinture qui maintenait sa foutah, de manière plus lourde et manifeste encore lorsqu’il se relevait de son assoupissement après la pause du qât en début d’après-midi – pauses qui avaient inévitablement émaillé tout notre trajet – et qu’il nous invitait à se remettre en route.

L’endroit dont il nous avait parlé était en effet très reculé. Nous sommes descendus du 4x4, que Walid a stoppé juste devant la maison-tour. Nous étions contents de toucher au but.

Une jeune fille voilée nous a accueillis à l’entrée, que Mohammed nous a présentée sous le nom d’Awra. Elle n’a que seize ans, mais c’est elle qui tient désormais la maison. Sa sœur aînée, tout juste mariée, est partie vivre à Hodeida, sur les bords de la mer Rouge. C’est ici la règle: dès que l’aîné ou l’aînée est capable de remplir la tâche, les parents passent le relais. Et Mohammed, se tournant vers la jeune fille et en arabe cette fois:

– N’est-ce pas, Awra. Quand un homme t’aura choisie, ce sera au tour de ta petite sœur de s’occuper de tout.

Nous nous sommes déchaussés et Awra nous a conduits à l’étage de la maison-tour pour nous montrer deux petites pièces – «Only two rooms», disait-elle –, où nous dormirions. Elles étaient complètement vides, nues, hormis quelques paillasses posées à même le sol, que la jeune fille nous indiquait avec simplicité, espérant qu’un jour ou l’autre le ciel lui enverrait un peu plus de gens – la saison était mauvaise, les voyageurs rares: craintes des enlèvements, fièvre hémorragique au nord, troubles au Proche-Orient, attentat contre le destroyer américain USS Cole alors qu’il faisait escale dans le port d’Aden, dix-huit tués parmi l’équipage, Al-Qaïda... Recommandations aux citoyens US et occidentaux de ne pas entreprendre en ce moment de voyage au Yémen, conseil aux résidents de quitter peut-être le pays…

Peu après, dans la grande salle, longue table pour les repas et coussins disposés sur le pourtour des murs, Awra, qui s’était éclipsée un instant, a réapparu en tenant entre ses mains un grand gâteau rond nappé de miel qu’elle a déposé au bout de la longue table.

J’ai pensé: ce pays éteint toute velléité d’intrigue, rend toute fiction stupide.

Publié dans Le Courrier le 19.5.2014.

Jean-François Duval

Né en 1947 à Genève, Jean-François Duval y suit des études de lettres à l’université – et notamment les cours de Jean Starobinski, Jean Rousset, Roger Dragonetti et Roland Barthes – avant de devenir journaliste. Il voyage beaucoup et publie dès 1977 des grands reportages et des entretiens avec Cioran, Robert Pinget, Juan Rulfo, Charles Bukowski, Kurt Vonnegut, Ray Bradbury, William Styron, Naguib Mahfouz ou encore Allen Ginsberg. Il collabore à l’hebdomadaire Construire, mais aussi au Monde, à Libération, au Magazine littéraire, à la revue Autrement et à Philosophie Magazine.En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch