« Wila » – Ruth Loosli

Chaque jour une nouvelle Wila
dégringole dans la vie. Chaque fois
neuve et pourtant toujours la même.
Wila a de nombreuses vies,
de nombreux noms et beaucoup de talent.

Wila et Olga

Olga est une poule et elle vit à la campagne. Olga presque chaque jour pond pour Wila un œuf. Wila vit en ville et vient chercher les œufs à la fin de chaque semaine, le samedi. Quand Wila vient chercher les œufs, elle dit merci à Olga. Elle prend la poule dans ses bras et la chatouille derrière les ailes. Olga aime beaucoup ça. Olga se fait vieille, dit le fermier, bientôt elle ne pondra plus, Olga doit passer à la casserole. Mais Wila ne veut pas manger Olga, Olga lui a offert tant d’œufs. Le fermier finira bien par transformer Olga en bouillon de poule pour toute sa famille, ça, Wila n’y peut rien. Wila devra alors se lier d’amitié avec une nouvelle poule. Elle l’appellera Olga

Wila et Johannes

Un jeune échalas prononce un discours, mais, Wila le voit, il n’a aucun auditeur. Quant à elle, elle doit aller acheter une carte de condoléances. Le jeune homme agite les mains et crie que l’apocalypse est proche. Wila ne veut pas s’arrêter bien qu’elle ait, pour l’imprécateur et pour ses mots étranges, de l’intérêt. L’homme se tait, jette un regard alentour pour vérifier que personne, vraiment, ne veut l’écouter et il lance: «Mon nom est Johannes et je vous souhaite une belle journée» – «À vous aussi», ditWila, pacifiste. «Merci», lui répond un Johannes rayonnant – et il s’en va avec l’air de celui qui a accompli pour le jour son devoir.

Wila et son petit commerce

Wila chie comme un cheval. Et quel plaisir d’entendre ce commerce! Dommage que jamais elle ne puisse elle-même approcher de ses vapeurs et délicieuses senteurs…

Wila et la voile

Wila, vingt ans durant, a porté ses seins devant, comme suspendus à la corde à linge. Elle a nourri, puis sevré. À présent, il devrait être possible pour elle de rentrer ses seins comme on rentre une voile par vent calme, bien rangés dans le port de son torse; et d’être prise au sérieux. L’écriture, a-t-elle lu quelque part, comporte toujours une partie de honte pour qui s’exprime. Sans oublier les seins, les seins, renchérit Wila.

Wila et le général

L’homme s’appelle Herr Carré et il est général. Herr Carré a une tête ronde pour pouvoir penser. Il concocte des plans pour contrer l’ennemi. L’ennemi est replié derrière la haie et il surveille ses roquettes. De temps à autre, l’ennemi en lance une pour terrifier le monde entier. Il ne se rend pas compte qu’il est un idiot et qu’il force ainsi à réagir le général concocteur de plans. En tous les cas, Herr Carré pense devoir réagir, et quand il dit «réagir», cela signifie: envoyer ses roquettes personnelles – Wila ne comprend rien aux tactiques de guerre de ces deux haineux, elle plaide cependant pour le retrait définitif de toutes les haies.

Wila nourrit le jumeau

Wila aujourd’hui a congé, elle a donc le temps d’aller nourrir le jumeau. Le jumeau s’appelle Jumeau, elle ne lui a jamais demandé s’il avait un autre nom. Le jumeau aime bien être nourri, la culture l’intéresse par-dessus tout. Il est assis dans sa chaise de bébé, laisse ses jambes pendre, salit un peu par-ci par-là et grogne de satisfaction. Wila lui lit des nouvelles culturelles, lui raconte une histoire et entonne une chanson. Après quoi, ils vont ensemble au cinéma. Ils y voient un film sur la vie dans les océans. Le jumeau a tôt fait de choisir son poisson préféré. À chaque fois que celui-ci apparaît, le jumeau le montre du doigt et rit de joie. Wila a pris ses précautions et emporté une bouteille de sirop qu’elle presse sur la bouche du jumeau. Comme ça son rire, il le gargouille dans la bouteille. Le jumeau et le poisson sont devenus amis. Mais comme dans chaque amitié, tout n’est pas simple: le premier vit principalement d’air, le deuxième d’eau, leurs avis de ce fait divergent quant à l’environnement de vie et le lieu idéal pour se rencontrer. Wila cogite et se demande si la vérité ne pourrait pas se trouver dans la bouteille de sirop.

[…]

Wila porte une cravate

On ne peut jamais savoir: peut-être qu’aujourd’hui elle embrassera quelqu’un! Rouge est la cravate, éclatante, et de velours.

Wila et l’animal de compagnie

La voisine a apporté à Wila une orchidée. Dans le pot, Wila a découvert une grenouille verte de ferblanterie avec laquelle elle s’entretient chaque soir. Celle-ci la regarde de ses yeux de billes noires et fait des bonds joyeux dans son esprit, au bord d’un vaste étang couvert de feuilles de nénuphar. Les libellules stridulent, la rive est parée de pierres plates, la lumière du soleil caresse l’eau de ses paillettes ondulantes. Seul le prince persiste à ne pas se montrer.

Wila et la boule à zéro

Wila a pris une décision et elle s’en va voir Marina, sa coiffeuse. Wila dit: «Coupecoupe, coupe-moi les cheveux.» Marina demande: «Combien j’enlève?» Wila: «Tout! Est-ce que je peux avoir une belle boule à zéro rouge?» Marina dit: «Non! Dehors il fait froid, tu seras encore bien contente d’avoir tes poils sur le caillou... et puis, tu es une femme!» – Aha, une femme, répète Wila, songeuse.

Wila a un nouveau travail

Wila est heureuse, elle a enfin trouvé un nouveau travail. À la caisse d’un grand supermarché, elle s’efforce de scanner les oranges, les berlingots de lait et les cervelas le plus vite possible pour qu’apparaisse le juste prix et qu’elle puisse encaisser. Elle apprend que, par heure, mille articles doivent passer sur son scanner. Et quand elle n’y arrive pas, quand ce ne sont que 937, la cheffe encercle le total au stylo-bille rouge. Comme ça Wila sait qu’elle n’a pas été assez rapide. Par bonheur, vingt minutes de route la séparent de la fin du travail et du retour dans la famille. Sans ça, elle ne pourrait garantir de rien, et encore moins de la chaleur des retrouvailles.

[…]

Wila s’est oubliée

Wila, récemment, s’est déposée quelque part et elle est repartie comme si de rien n’était. C’est juste que tout d’un coup elle s’est sentie un peu seule, avec l’impression d’avoir oublié quelque chose d’important. Elle réfléchit et retrouve ce dont il s’agit: ce pourrait-il qu’elle se soit abandonnée quelque part? Fiévreusement, elle parcourt dans sa tête la carte du pays, repasse par les lieux qu’elle a fréquentés ces derniers temps, s’arrête ici et là, renifle l’air quand... là, là! une odeur familière. Vite, elle s’y rend, flaire sa piste, remonte jusqu’à une personne certes un peut raide mais d’apparence connue, et lui tapote l’épaule. Wila voit avec plaisir cette personne se lever, s’étirer, se secouer et bailler, sacrément bailler même, et dire: «Bonsoir, belle demoiselle, c’est bon de te savoir là.»

Wila et l’école

Wila porte des sacs si lourds que sur le chemin de l’école elle rapetisse. Pendant les cours, elle est une toute petite maîtresse aux yeux fatigués. Sur le chemin du retour, elle rapetisse encore. Wila pleure en arrivant à la maison. Elle est devenue si petite qu’elle ne se voit plus elle-même. Devant le miroir, elle peut voir au moins où elle est. Son plat réchauffé avalé, elle parvient tout juste à grimper dans son lit. Elle y reste couchée jusqu'à ce que le soleil du soir vienne la chatouiller. Alors Wila s’en va en ville, elle entre dans une librairie, qui a justement son ouverture prolongée, et elle plonge dans les voyages de Gulliver. Wila lit jusqu’à avoir retrouvé toute sa hauteur.

Wila a un nid

Wila est coiffée de plumes de paon. Au début du printemps, une merlette demande poliment si elle peut faire un nid de brins sur la tête de Wila, y pondre des œufs et les couver. Wila, pour le moment, n’a rien de mieux à faire, et elle autorise la merlette à faire selon ses voeux.

Extrait de Wila, Die Reihe, Wolfbach Verlag, 2011, traduit de l’allemand par Camille Luscher.

Une version partielle de cette nouvelle est publiée dans Le Courrier le 23.3.2015.

Ruth Loosli

C’est une drôle de dame, cette Wila, qui se renouvelle sans cesse et reste pourtant fidèle à elle-même. Tour à tour caissière, thérapeute ou enseignante, elle aborde le monde avec curiosité et audace faisant preuve d’un véritable don pour transformer les expériences les plus banales en événements sensationnels. De jeux de mots en situations absurdes, Wila s’amuse de tout avec une sagacité et une perspicacité légèrement décalées. Sa créatrice, Ruth Loosli, est née en 1959 dans le Seeland bernois et vit depuis quelques années à Winterthur. En découvrir davantage

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