« Une affaire de chien » – Nétonon Noël Ndjékéry

Je raccompagnai Ana, la seule fille à savoir me faire pleurer de bonheur et applaudir au dicton selon lequel «Si Dieu a créé quelque chose de meilleur que la femme, alors Il l’a gardé pour Lui-même.» Nous venions de partager une nuit épuisante de volupté. Côte à côte, nous cheminions en silence, muselés par cette curieuse appréhension qui étreint toujours deux amants sur le point de se dire au revoir. Désir de prolonger encore un peu l’état de grâce ? Refus de commencer le deuil des heures d’ivresse savourées ensemble? Crainte diffuse de se perdre à tout jamais?... Qu’importe comment on l’exprime! Ce malaise alourdissait nos jambes au fur et à mesure que nous avancions. Hélas! Même si nous ne cessions de ralentir le pas, la station de taxis paraissait accourir au devant de nous.

Alors que la distance n’en pouvait plus de raccourcir, le temps, lui, saturé par les fragrances de la nature en fleurs, semblait s’être arrêté, attendant sans doute le lever imminent du soleil pour reprendre sa chevauchée.

Soudain, nous fûmes pétrifiés d’entendre, puis de voir un clébard rugissant lancé au galop. Le monstre finit par nous sauter dessus. Avant de comprendre ce qui nous arrivait, Ana se retrouva les seins et le nombril à l’air, dévêtue en quelques coups de crocs rageurs. La malheureuse aurait été taillée en pièces, n’eût été mon poing gauche qui, parti de lui-même, cueillit le virevoltant quadrupède en pleine gueule et l’envoya rouler dans la poussière.

L’animal se releva aussitôt et battit en retraite sans cesser de gueuler comme s’il venait d’avaler une boulette de viande fourrée au piment thaï. Au moment où ses furieux aboiements achevaient de décliner, de gros éclats de rire prirent le relais.

À un jet de pierre de là, le cerbère, véloce en diable, avait rejoint un malabar sanglé dans une saharienne kaki. Il se répandait en cavalcades et en couinements autour de son maître qui s’esclaffait à se décrocher la mâchoire.

Devant tant de cruauté, Ana et moi étouffions d’indignation et n’arrivions pas à proférer le moindre son.

– Sacré Médor va! jura le colosse hilare. Tu les détestes, hein, les garces qui viennent de se faire mettre?

Cette fois-ci, c’en était trop! J’explosai:

– Dis donc, Ducon! T’es débile de promener un fauve pareil sans le tenir en laisse? On se demande bien qui de vous deux a besoin d’urgence d’être dressé, ton clebs ou toi?

– Hé, Médor! Tu voulais pas mordre la salope, hein? T’as juste été dressé pour mettre à poil les putes qui puent le péché frais, hein?

– Complètement taré, ce mec! hurla Ana qui venait à son tour de recouvrer l’usage de la parole.

Dans la foulée, je renchéris en retroussant ostensiblement mes manches:

– Aie le courage de répondre quand on te cause, espèce de cinglé!

Mais l’énergumène nous ignora et préféra continuer à babiller avec son compagnon:

– Je rêve ou t’as aussi entendu ces deux petits merdeux m’insulter, Médor? Ils me cherchent ou quoi? Ils ignorent encore à qui ils ont affaire, ces crétins?

En guise de réponse, l’énorme canidé se mit à haleter à coups redoublés.

Au comble de l’exaspération, je me mis à tonner:

– Hé, ferme ta gueule, connard! Je t’accorde une minute pour venir présenter tes excuses à ma copine.

– Tiens, Médor! Ils exigent maintenant de moi des excuses. S’ils insistent, c’est toi qui iras les leur apporter, hein, mon grand!

Tremblante de rage, Ana brandit la pointe d’un de ses talons aiguilles et vociféra:

– Hé, gros pédé! Va te faire chevaucher par ton baiseur à quatre pattes au lieu de nous emmerder.

Cette dernière offense porta plus que de raison. Pendant que la bête, prête à charger de nouveau, grondait à en perdre le souffle, son maître sombra dans un courroux convulsif. Tout en fourrageant dans sa saharienne, il daigna enfin s’adresser directement à nous:

– Moi, pédé? Vous aurez pas le plaisir de le dire deux fois.

Il sortit d’une de ses poches un objet qu’il tritura en gloussant avant de le lancer dans notre direction. Après quoi, il plongea au sol.

Mais c’était compter sans le dévouement du molosse. Tout acquis à la discipline de fer qui lui avait été inculquée, l’animal courut rattraper le projectile et le rapporta à la vitesse de l’éclair. Le voyant revenir, son propriétaire redressa le buste et lui aboya quelque chose. Mais c’était déjà trop tard. La grenade explosa à l’instant même où je plaquai Ana au sol.

Le chien et son maître furent déchiquetés.

Ce dernier s’avéra être un colonel condamné à une retraite anticipée. Il ne s’était jamais remis d’avoir laissé sa virilité dans un sanglant corps à corps sur un obscur champ de bataille. Un coup de baïonnette mal déviée, vous voyez un peu le genre?… Le seul plaisir que s’offrait encore cet ancien démineur, rompu au dressage canin, était d’humilier les amants qui avaient la malchance de croiser sa route les dimanches à l’aube. Il leur lâchait dessus son complice à quatre pattes et le tour était joué. Mais notre rencontre au petit matin avait sifflé pour lui la fin définitive de la partie.

Qui donc a dit ou écrit que la guerre n’est qu’une école de pervers à ciel ouvert?... En tout état de cause, elle laisse dans son sillage des légions de bougres bétonnés du bocal ou du cœur. Ceux-là supportent rarement de voir leurs semblables heureux. Qu’ils aient été victimes ou bourreaux ne change rien à l’affaire. Ils jugent que les noirceurs qui encombrent leur mémoire doivent priver à jamais chaque humain de sa part de soleil. Ils sont en froid avec le bonheur, alors le monde tout entier doit l’être aussi.

Ana et moi n’étions pas non plus ressortis indemnes de ce choc. Certes, grâce au ciel, elle et moi n’eûmes à panser que des griffures et quelques contusions. Toutefois, elle s’était depuis mise à souffrir d’une étrange forme d’acouphène qui se manifestait uniquement lorsqu’elle faisait corps avec moi. Juste avant d’être emportée par la jouissance, elle entendait de furieux aboiements, et son plaisir refluait aussi sec. Quant à moi, certaines nuits, je revoyais rouler la mort vers nous deux sous la forme d’un fruit hérissé d’épines, puis s’engouffrer en moi seul. Et lorsque je me réveillais en sursaut, j’avais le cœur comme enfiévré par la tension d’une grenade dégoupillée.

Ana et moi vivions désormais dans la crainte de voir un jour notre amour exploser.

Eysins, 16 janvier 2014.

Publié dans Le Courrier le 24.11.2014.

Nétonon Noël Ndjékéry

Nétonon Noël Ndjékéry est né en 1956 à Moundou, au Tchad, où il a mené des études supérieures de mathématiques et de physique. Installé en Suisse depuis plusieurs années, il est informaticien au service d’une entreprise industrielle de la région lausannoise. Il est l’auteur de romans et nouvelles ancrés dans le quotidien, où le récit de destins souvent tragiques est porté par une langue vive et imagée, et contrebalancé par l’humour. Le récit que nous publions ici lui a été inspiré par un fait divers qui s’est déroulé en Ukraine il y a quelques années, lu dans Le Monde. En découvrir davantage

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