« Un soir au théâtre » – Alain Bagnoud

TOBIAS:

En général, j'arrivais deux heures à l'avance. Quand j'entrais, Guylaine était là, dans l'obscurité à peine percée par endroits, en robe de velours du XVIIe, une robe de veuve vert sombre qui s'harmonisait avec ses cheveux roux et marquait le deuil des amours de Done Elvire et Dom Juan, une robe décolletée puisqu'elle venait pour le reconquérir. Ces morceaux de corps dénudés, la gorge, les bras, les épaules, peau blanche sur l'écrin vert, paraient d'érotisme l'explication qu'elle exigeait au début de la pièce. La costumière avait prévu une collerette et un voile pour la scène du cinquième acte où Elvire prévenait son ex-amant des foudres qui l'attendaient. Et là, Guylaine devenait tout à fait nonne.

Elle est assise sur un banc de pierre dans la cour du palais baroque, qui se transforme en bord de mer au deuxième acte. La salle commence à m'enserrer. Du désir et de la peur emplissent cet univers clos. Mon moi s'embrume, commence à flotter. Des images, des mots, des sensations l'envahissent, une autre configuration, un personnage. Je l'ai créé, composé, je peux le convoquer. Moi et un autre, recomposé, tous les deux pourtant vides.

Dans la loge, je passe les bas blancs et le pantalon aux larges canons cousus de dentelle, les chaussures à boucle d'argent. Puis un fauteuil de spectateur m'accueille à la troisième rangée. Guylaine se tient face à un pilier.

En regardant cette femme en robe verte, quelque chose en moi éprouve un mélange de triomphe, de désir assouvi, de sadisme. Un souvenir agréable de victoire voulue, tenace: cette femme a été désirée, possédée, abandonnée, conquise, saccagée, détruite, méprisée. Souvenir décevant parce qu'elle n'en valait pas la peine, que ce n'était pas la victoire attendue mais seulement une victoire de plus. En même temps, elle est là, devant moi, encore là, toujours là, un obstacle agaçant, une importune qui ne peut s'empêcher de me poursuivre. Done Elvire, où sont ta dignité, ton honneur de noble, ce dédain, cette hauteur qui me plaisaient? Tu devrais comprendre que c'est avilissant de venir quémander! Donner de la pitié ou des explications harasse celui qui n'aime plus! Tu as perdu ta fierté, ton amour-propre, ton esprit, tu t'es obscurcie; l'amour, cette dégoulinade, a obstrué ton intelligence!

C'est le moment de retourner à la garde-robe pour enfiler une chemise à jabot. Dans la loge, Joseph assis en tailleur sur un coussin, de dos, fixe le mur. Le miroir me rappelle que Dom Juan n'a pas le même visage que moi. Par exemple, la bouche.

Ma lèvre supérieure s'articule autour de deux points, situés près des commissures. Celle de Dom Juan a pour centre de gravité la zone située exactement sous le nez. Ou, autre exemple, les paupières, les miennes pointant vers les sourcils, un peu excentrées, celles du personnage lourdes vers les bajoues.

Qu'est-ce que c'est, un personnage? Une suite d'attitudes et de gestes, une manière de bouger les mains, les genoux et les talons? Mais à la radio pour le lancement de la pièce, il a fallu évidemment parler de noblesse, de conquêtes, de guerrier sans but et sans objet, de prérogatives combattantes frustrées, d'orgueil et d'endurcissement.

Philippe s'assouplit au milieu du couloir, effectue des flexions, décontracte son dos et ses épaules, chauffe sa diction, piano panier, ah pourquoi Pépita sans répit m'épies-tu. Les deux jeunes comédiennes qui font les paysannes traversent tout ça, appliquées, méritantes, sans expérience mais avec de la fraîcheur. C'est ce qu'il faut. Des filles un peu candides.

Elles ont passé dans une autre dimension. Je fais flotter autour d'elles un désir distant. Toutes deux un peu amoureuses de moi, séduites chaque soir sur scène, elles fantasment une aventure mais ça n'arrivera pas pendant les représentations. Et après, qui en aura encore envie, s'il n'y a plus de grand noble et de petites paysannes naïves mais un acteur de trente ans un peu buveur et deux débutantes qui rêvent de cinéma et vont danser avec des amis de leur âge?

C'est le moment d'enfiler le pourpoint, le moment où mon sentiment habituel avant d'entrer en scène, celui d'être un imposteur, s'insinue dans ma conscience. Il enfle, il grandit, prend bientôt toute la place. Ne subsiste plus qu'un bloc tourbillonnant de mauvaise conscience, de regret, de remords, de honte, de culpabilité. C'est le moment où mes partenaires habituels se détournent, m'évitent du regard, me laissent dans cette détresse qu'ils respectent parce qu'ils savent que rien ne peut être fait. C'est le moment où comédiens et metteurs en scènes qui ne me connaissent pas s'inquiètent, me demandent si ça va. Et, bien sûr, non. Comment est-ce que ça pourrait aller?

Mais je saisirai quand même le large chapeau à ruban et la canne à pommeau argenté, attendrai en coulisse la fin de la première scène entre les deux valets. Au moment adéquat, mon corps fera les mouvements qu'il connaît, me propulsera sur scène, la première phrase sortira de mes lèvres et il n'y aura plus rien que ça.

C'est ce qui se passe. C'est ce qui s'est passé jusqu'ici, en attendant le moment où le sol se dérobera, comme il s'ouvre sous Dom Juan qui tombe en enfer. Un soir, sur la scène, m'attendra le fantôme de la justice. Subitement, je le verrai se dresser comme la statue du Commandeur et je devrai rendre des comptes, payer l'être et l'existence que j'ai pris, répondre de mon vol, de ma supercherie, de mon usurpation.

GUYLAINE:

Les applaudissements, les saluts. Tous sur scène se donnant la main, encore emplis de fureur, de tristesse ou de défi, avec la pointe d'appréhension que ne dissipent pas encore les bravos. Regardez-nous, l'air perdu, revenant de loin. Le corps relâché glisse vers l'allégresse, vers la jubilation. Une paix s'installe, un calme, un accord, une acceptation de soi et du monde trop rare dans cette race si inquiète, les acteurs. La sérénité se teinte de tristesse un peu funèbre, d'un sentiment d'avoir défié des forces obscures, d'en avoir été rempli, profondément, transformé, puis de leur avoir été infidèle, comme une jeune mariée stupéfaite, bouleversée, s'échappe après ses noces et retourne chez ses parents.

On se douche, on se change en papotant. Marianne félicite et place des remarques. Il s'agit de la scène entre Dom Juan et le Pauvre, joué par Philippe grimé, méconnaissable, pas du tout le grand seigneur père du débauché qu'il incarnera plus tard. C'est trop misérabiliste, pas assez politique, dit Marianne, on revoit ça demain.

Il fait de son mieux, Philippe. Pour travailler, il travaille, jamais satisfait, utilisant la plus petite allusion, essayant quelque chose, puis quelque chose d'autre. Son registre est vaste. Il a trente ans d'expérience. Mais ça ne suffit pas, et il le sait, malheureusement il a cette lucidité-là, qui ne l'aide en rien, qui fait son drame, qui n'est même pas une chance d'excavation. C'est un acteur solide mais quelque chose empêche l'accès à la source, aux profondeurs, à la grâce, au trésor qu'il sent enfoui quelque part en lui, dans une cache à découvrir.

Au bar, des spectateurs patientaient, des amis prenaient une bière. J'avais rendez-vous avec une copine de conservatoire recyclée dans les Etablissements médicaux spécialisés, animatrice pour les gens du quatrième âge. Elle n'était pas là. Ça lui faisait toujours un peu mal de venir au théâtre, je comprenais. Tobias buvait du vin rouge. Je l'ai rejoint.

Une dame qui passait s'est arrêtée, la cinquantaine pas très grande et un peu ronde. Elle portait des détails de naturel dans ses vêtements. Les cheveux teints en noir étaient trop sombres pour son âge, avec un demi-centimètre de blanc sur les racines. L'énumération des Dom Juan qu'elle avait déjà vus était structurée, avec une petite conclusion provisoire à chaque fois, ce qui m'a fait penser qu'elle travaillait comme enseignante. Il ne nous venait aucune impatience devant cette envie de briller, ni à Tobias ni à moi. La liste était flatteuse, comme un hommage à notre compétence, puisque notre jeu tenait la comparaison. La spectatrice qui portait deux verres finit par se rappeler qu'on l'attendait.

«Et Gaspard, demanda Tobias, ça va?»

Il n'y avait pas de drague entre Tobias et moi, il n'y en avait plus jamais eu après, disons, la première quinzaine. Pourtant, alertée par le ton de sa voix, je me suis mise en garde. Son regard était appuyé, avec un feu dans la prunelle. Quelque chose que je voyais sur scène, quand il me regardait au dernier acte, lorsque Done Elvire venait en habit de bonne sœur et qu'il avait ce truc en lui.

Mais non, Tobias est un gentil, il ne penserait pas à tester ma tolérance à l'adultère. J'ai désamorcé.

«Il a pris la direction d'une deuxième chorale, quelques concerts de temps à autre. Et on a du temps pour s'occuper du gosse, c'est un tel amour. La famille, je t'assure, tu devrais essayer. Comment ça se passe avec la fille, là, ta copine?

– On a pris de la distance. En fait, je suis solo.»

Marianne passait. «Ah, Marianne, je voulais te demander…

– Demain, Guylaine! Il faut que je file relever la bonne.»

Je l'ai regardée partir.

«La bonne. Moi, de temps en temps, j'ai des baby-sitters. Philippe vient aussi de ce milieu, non? Des frère et sœur avocate et banquier.

– Il est le vilain canard de la famille: acteur.»

J'ai rendu mon regard ambigu. «Humm… C'est un bon prof de théâtre, non? On peut lui laisser ça.

– Excellent prof. Je lui dois beaucoup.

– Je sais. Aucun risque qu'il l'oublie jamais.»

Il ne semblait pas trouver mon humour très drôle.

Publié dans Le Courrier le 20.11.2015.

Alain Bagnoud

Alain Bagnoud, né en 1959 à Sierre, a vécu en Valais jusqu’en 1978 avant de s'installer à Genève où il enseigne le français. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages qui portent un regard sensible sur le monde qui l’entoure – romans, textes brefs et pièces de théâtre non publiées. En découvrir davantage

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