« Trois jours au Tankwa Karoo » – Elisabeth Jobin

Nous séjournions dans une cabane en boue séchée, au beau milieu d’un désert semi-aride de l’Afrique du Sud. Personne ne nous attendait à la réception du parc naturel à notre arrivée. Quelques babouins erraient comme des fantômes autour des baraquements déserts, si désœuvrés et apathiques que, dans la chaleur poudrée du soir, nous les avons d’abord pris pour des chiens. La clé de notre cottage, à une trentaine de kilomètres de là, était glissée dans une pochette en plastique clouée à la porte à notre intention.

Dans le désert, les proportions sont inversées: avant de passer cette barrière de montagnes qui marquent l’entrée du parc, le ciel au-dessus du désert nous semblait aussi solide et matériel que la terre; à notre arrivée pourtant, le voilà qui nous aspire, souple et léger, dans ses profondeurs. Il est bientôt 20 heures, la nuit va tomber, et nous nous retrouvons seules dans ce paysage trop vaste pour le circonscrire du regard. Nous roulons lentement pour éviter les nids-de-poule qui trouent la piste défoncée de sable brun-rouge; les pluies de janvier ont découpé des dentelles rigides le long des ornières. A perte de vue, des pierres rondes, disposées avec une régularité surnaturelle sur la plaine, laissent couler à leurs bases des ombres noires et lunaires. Au loin, quelques antilopes détalent, alertées par le bruit de notre moteur.

Nous cherchons la cabane. Une fois le moteur coupé gonfle un silence rendu onctueux par la chaleur. La prochaine station d’essence est à 200 kilomètres.

Nous avons assez d’eau pour tenir trois jours, et du vin pour nos tête-à-tête avec la lune.

*

Plus on s’aventure dans les extrémités continentales, plus on s’approche du mythe. Les cartes de la Renaissance promettaient ces territoires inconnus aux plus folles interprétations, les couvrant d’images de monstres marins et d’hommes à la carrure de géants. Nous découvrons à notre tour que les bouts du monde sont des terreaux de légendes. Tout ce qu’on y voit donne naissance à une fantaisie. Un réalisme magique: jour après jour, nous prenons la mesure du potentiel fictionnel du lieu.

Nous découvrons les mille et une coïncidences du désert. Par exemple ces gros galets d’un brun lumineux, partagés en leur centre par une ligne blanche. La même couleur, le même motif que celui du pelage des antilopes que l’on aperçoit paître à la tombée du jour – étrange entente des minéraux et des espèces. Et la constellation des troupeaux de springboks répartis sur la plaine: les empreintes de leurs sabots dans le sable forment des réseaux qui font miroir à ceux, innombrables, des étoiles.

A l’aurore, entre les broussailles, filent les petits mammifères. J’en aperçois un, dans la lueur poussiéreuse du matin, qui court d’un buisson à l’autre sans que je puisse le reconnaître. Bestiaire utopiste d’animaux aux noms biscornus – la faune et la flore ne sont domestiquées que par ce ciel dont on ne comprend pas les humeurs.

*

Tout autour du cottage, une végétation noire grandit péniblement à ras du sol, face contre terre, pour se mettre à l’abri d’un vent qui, de tout notre séjour, n’a pas soufflé une seule fois.

Devant nous la plaine orange s’étend jusqu’à une façade de montagnes aux cimes plates. A l’Ouest, en montant sur le dos d’une colline, on aperçoit un horizon que seuls viennent bosseler d’étranges cônes rouges dont l’escarpement parfaitement régulier est strié des lits asséchés de torrents anciens.

Trois jours sont suffisants pour réaliser que jamais on ne se sentira aussi petites que dans un désert d’Afrique du Sud. Les éléments s’y font graves et se réduisent à leur matérialité la plus austère. Le lieu respire d’une énergie élémentaire qui nous restreint à écouter chacune de nos respirations. La chaleur nous enveloppe du matin au soir, et dans la nuit grondent les cris des bêtes.

On oublie parfois que la terre se réserve des espaces d’où elle tente de nous exclure: elle ne veut pas de nous au Tankwa Karoo. Et pourtant nous lui rendons visite pour la surprendre dans sa solitude. Elle se venge de notre ambition en mettant en scène les plus grands déséquilibres: elle dérègle les échelles des grandeurs, fait pulluler les reptiles, elle déroule à nos pieds une immensité chaude qu’on tente en vain de remplir avec l’immatérialité de nos songes.

Et le désert devient cet écran sur lequel on projette ce qu’on veut. La vacance du paysage, qu’un instinct sourd m’avait d’abord incitée à contredire par une agitation intérieure, me renvoie finalement à ma paresse. A force de fixer tout et rien sans pouvoir se concentrer sur quoi que ce soit, même la mémoire finit par perdre sa consistance. Elle file comme un rongeur dans son terrier et s’y fait grignoter par de petits insectes phosphorescents. Que reste-t-il alors à faire?

Je me retrouve au Tankwa Karoo comme le comte de Monte-Cristo dans sa cellule au large de Marseille: isolée, à affûter des souvenirs avec circonspection pour les classer par catégories et ordre d’importance. Je laisse ma mémoire rejoindre le paysage et se fixer à la longue enceinte de montagnes au loin. Un sommet orange pour chaque souvenir. Je fais de l’ordre, j’aligne mes histoires une à une et les pose sur cette rangée de dents géologiques, chacune à sa place. Je m’approprie le désert en logeant les motifs de ma mémoire dans ses reliefs, en insérant des réminiscences entre deux plis rocheux.

*

Surtout, ne se fier à rien dans le désert, pas même à son instinct: sous l’aspect paisible de la plaine, sous le sable et les pierres sommeillent des crocs acérés. Je lis dans un dépliant posé sur la table du cottage que l’on reste désarmés face aux grands cobras noirs des montagnes: ils se dressent à plus d’un mètre pour cracher leur venin dans les yeux des explorateurs, tandis que ceux-ci, par peur d’une morsure, tentent bien inutilement de protéger leurs chevilles.

Et les voilà aveugles dans le désert. Avec une douleur surréaliste dans les yeux, sans plus pouvoir distinguer les lumières moirées et ondulantes du soir.

Je frissonne. Nous buvons un verre de vin, nous allumons une à une les lampes à huile sur la terrasse. Bientôt le soir s’abat sur nous.

Une première étoile.

Elle perce le ciel et, d’un coup, en double la profondeur. Nous ne baissons plus le nez.

Bientôt, c’est la Croix du Sud qui tout entière se déploie. Bout du monde, bout du monde, indique-nous le passage à la planète suivante – et l’accès à la galaxie nous est bientôt ouvert. Ça tient à trois fois rien: il suffit de suivre du doigt la Voie lactée qui déchire la nuit de part en part, dans le sens de la longueur. Singulière topographie du firmament qui nous révèle des directions inespérées, des constellations d’une densité telle qu’elles en annulent l’obscurité de la nuit.

Et les voilà qui scintillent, les étoiles, qui clignotent, qui s’allument et s’éteignent et semblent glisser les unes vers les autres. La nuit africaine donne la mesure d’un univers. Dans la chaleur aride du Tankwa Karoo, brune et blanche, odorante, s’agitent les astres.

Puis la lune se lève, grande dame, en balançant les hanches. Elle grandit toute ronde au-dessus des montagnes et remue lentement. Sa masse blanche coule dans le ciel devenu complètement noir. Vue d’ici, la lune qui danse pourrait être une bulle de mercure clair. Une pièce de monnaie collée dans le noir, une empreinte digitale en négatif. La nuit prend possession de la plaine et sous les buissons, les insectes offrent un bruitage aux nébuleuses.

*

Où dorment les antilopes la nuit, on se demande en allant se coucher.

Dans les montagnes, tout là-bas, ou en troupeaux sur la plaine, à la merci des reptiles?

Dorment-elles debout, comme les vaches, chez nous?

De fil en aiguille, de comparaison en métaphores, on tente de retrouver un petit bout de notre monde dans l’immensité flamboyante du désert.

Demain matin, on retournera au Cap.

Une version partielle de cette nouvelle est publiée dans Le Courrier le 9.2.2015.

Elisabeth Jobin

Elisabeth Jobin est née en 1987 dans le Jura bernois. Après un bachelor à l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle suit des études universitaires en histoire de l’art. Son premier roman, Anatomie de l’hiver, se déroule dans un village isolé pendant la saison froide, où la disparition d’un jeune homme pèse lourd autant qu’elle fascine ceux qui rêvent d’ailleurs... Trois jours au Tankwa Karoo est extrait d’un carnet de voyage. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch