Le cheval me pousse au trot, a-t-elle dit. Avec son corps. Avec son corps, il me pousse au trot. Tout en parlant, elle balançait légèrement ses épaules d’avant en arrière, de haut en bas, puis à nouveau : d’avant en arrière. Que voulait-elle dire en fait ? Peut-être est-ce juste que les expressions allemandes liées au cheval ne lui sont pas tellement familières, peut-être voulait-elle dire que quelque chose la tarabustait ou l’incitait à bouger ? Peut-être le désir d’avoir un cheval à elle ? Chez les jeunes filles, c’est une chose assez répandue, en somme. Et de tels lapsus apparaissent quand le désir est refoulé ou réprimé. Oui, ce serait une explication, bien sûr. La littérature psychologique fourmille d’exemples de cas de ce type, tout ne se laisse pas sublimer avec subtilité. Moritz aussi disait toujours cela quand il avait encore son propre cabinet. Mais peut-être existe-t-il également chez les jeunes Turques qui sont nées ici et qui parlent l’allemand comme leur langue maternelle des sortes de jeux de mots involontaires, des associations verbales inconscientes et incontrôlées, même en allemand ?
La phrase énigmatique de Dilek sur les chevaux me rappelle une nouvelle que j’ai lue il y a bien des années et qui m’avait beaucoup impressionnée. Ce devait être une auteure valaisanne. Il était question d’une jeune fille sur un cheval blanc. Et il y avait quelque chose de tendre et de nostalgique, d’onirique dans ce texte, mais aussi quelque chose de sauvage et de dur, sans que l’on eût pu dire avec précision ce qui fondait cette impression, peut-être était-ce le rythme de la langue ou peut-être aussi seulement la soudaineté avec laquelle les images émergeaient des phrases. C’était un texte mystérieux, presque inquiétant, cela je le sais encore. Peut-être Dilek apprécierait-elle l’histoire de la jeune fille sur un cheval blanc. Peut-être devrais-je trouver le livre pour elle et le lui prêter ? L’histoire est brève, même quelqu’un qui n’a pas l’habitude de lire devrait y arriver.
La jeune fille sur son cheval passa le pont. « Comme c’est dommage, aucune ville en Valais n’est bâtie sur un fleuve. » Elle suivit un moment la grand-route, se jeta en pensée dans l’eau verte, d’où surgissaient des roches jaunes. Elle releva la tête : « Toutes les villes l’ont fui, elles en avaient peur… comme j’ai peur de l’amour. » Elle eut un sourire désespéré en caressant la crinière de sa monture, une forte jument blanche tachetée de noir. « Ses grains de beauté… » Un camion arrivait. La jument aussi était craintive.
Avec son corps, avait dit la mère quand les deux étaient arrivées pour la première fois dans mon cabinet, avec son corps elle fait des choses tellement bizarres. Il y a quelque chose qui n’est pas normal avec son corps. Elle se faisait du souci pour sa fille. – Dilek a quinze ans et un beau corps. Un corps aux beaux mouvements fluides, aux gestes harmonieux et délicats. La plupart du temps elle me regarde longuement, muette et comme étonnée, quand je lui pose une question. Je dois souvent lui proposer plusieurs réponses à choix, pour qu’elle dise au moins quelque chose. Le procédé n’est pas optimal, j’en suis consciente. Mais que faire quand elle reste ainsi muette, assise en face de moi et que nous avons déjà parlé x fois de ses hobbies, qui n’existent pas en réalité, ou de ses copains et copines, qui n’existent pas vraiment non plus ? Je ne peux pas la renvoyer chaque fois simplement à la maison avant l’heure, comme Lacan le faisait avec ses patients. Il n’avait pas à s’occuper de jeunes Turques, à l’époque, à Paris, lui ! Mais par contre, d’une foule de névrosés citadins bavards, qui n’attendaient que le moment de pouvoir impressionner leur thérapeute avec des symptômes extravagants et toutes sortes de radotages hystériques. La mère de Dilek aussi parle beaucoup et vite. Peut-être -espère-t-elle que je ne me souviendrai pas de tout. Elle s’appelle Onur et pendant qu’elle parle, elle fixe le rideau à motifs imprimés à côté du radiateur.
Dilek est différente, elle est aussi différente de Sandra et de Johann, qui sont pourtant en traitement pour des symptômes similaires. Dilek passe toute la journée dans la salle de bain, avait raconté Onur en évitant de regarder sa fille. Elle n’arrête pas de se laver les mains et les cheveux, elle se douche pendant une demi-heure chaque fois qu’elle a été aux toilettes. Nous sommes sept dans la famille et nous n’avons qu’une salle de bain avec toilettes, vous comprenez ? Puis la mère avait fait une pause pour réajuster son foulard, avait encore un peu attendu, vérifié si Dilek allait réagir, et ensuite elle avait continué à parler de tous les rituels étranges de sa fille, perturbants pour toute la famille, raconté que chaque miroir devait être nettoyé plusieurs fois avant que Dilek puisse se regarder dedans, que le lavabo, les toilettes et la baignoire devaient être nettoyés chaque jour et aspergés avec un produit désinfectant. Et elle fait de ces choses bizarres avec son corps, a dit Onur en baissant la voix, des choses que l’on ne fait pas avec son corps.
Mais la jeune fille entra dans la forêt, touchée par les premiers arbres qui paraissaient noirs après l’éclat de la route. – Le chemin des délices, murmura-t-elle, j’avance sur le chemin des délices. Elle fit trotter son cheval et sentit la grande différence : le doux, le moelleux sous les sabots, avec ce crissement de l’herbe sèche, des aiguilles de pins, de cônes écrasés. Et l’odeur surtout, cette odeur qui la prenait soudain à la gorge, cernait son corps et l’engourdissait. Il y a toujours une heure, fin février ou début mars, où l’on pense : c’est le printemps. Ce n’est pas vraiment le printemps. Et pourtant jamais plus il ne sera aussi juste. Une lumière nouvelle, un souffle tiède, le chant de la terre. Est-ce que je suis belle ? Elle se devina, un instant, terriblement belle. Ses flancs se durcirent, une force tendre la submergea. Elle prit conscience du sang très fluide et pourpré qui circulait en elle.
Il y a quelques semaines, Dilek a parlé d’une rencontre à la piscine. C’est là que tout avait commencé. Cette histoire avec le corps et les choses bizarres. Plus tard, elle avait appris qu’on appelle de tels hommes « voyeurs ». Elle avait eu affreusement peur et honte. Je l’ai découvert en me renseignant prudemment : l’homme dont elle parlait n’était pas un voyeur à proprement parler, mais un exhibitionniste. Il avait guetté Dilek et sa sœur aînée et il avait ouvert son pantalon. Elle n’avait pu en parler avec personne, avec sa sœur non plus. Et après, il y avait encore eu cette histoire avec le cheval, elle aurait mieux fait de ne jamais regarder. C’est particulièrement pénible lorsqu’elle prie, a raconté Onur. Sa fille se contorsionnait de manière tellement bizarre, comme si elle était en train de perdre son équilibre. Mais quand j’ai demandé à Dilek si elle avait des vertiges, elle a dit que non. Elle avait juste parfois l’impression de manquer d’air. Sa gorge était comme ficelée, et elle éprouvait souvent le besoin de crier, mais ne parvenait pas à sortir le moindre son. Après cela, elle avait tremblé des heures pendant bien des jours, pas seulement en priant. À l’école, ses notes avaient beaucoup baissé, elle n’arrivait simplement plus à se concentrer. Elle craignait que ses parents ne la retirent de l’école et l’envoient en Turquie, si elle ne passait pas sa dernière année. Ce n’est vraiment pas normal, dit la mère, qu’à son âge Dilek ne porte toujours pas le foulard, elle-même n’avait commencé à le porter qu’au début de la trentaine, mais aujourd’hui, les temps étaient plus stricts qu’autrefois, et il fallait s’adapter. Mais je devais d’abord guérir Dilek, pour qu’elle puisse de nouveau prier décemment.
Cela débuta par une gifle violente qu’elle reçut sur la joue droite : une branche de pin. Quelques gouttelettes de sang perlèrent qu’elle essuya de la paume. Qu’avait donc vu son cheval ? Il venait de faire un bond de côté et se jeta en arrière, demeurant braqué sur ses pattes. Elle essaya de le maîtriser. Il se détendit et fonça au galop. Plus rien ni personne ne pourrait l’arrêter à présent ! Toute la forêt rompit ses amarres et cerna la jeune fille d’une ronde hostile. Elle se ratatina sur sa selle, fouettée de toutes parts. Les secousses la blessaient, les rênes lui sciaient les doigts. Elle vit un grand pan noir de montagne basculer. Soudain se dressa devant elle une main.
Avec Sandra et Johann il est plus facile de travailler qu’avec Dilek. Les troubles de la déglutition de Sandra, ses vomissements et ses petites paralysies ont cessé quand elle a commencé à parler de ses fantasmes matinaux, elle a même développé des idées nouvelles, d’une liberté inhabituelle, et s’est mise à les consigner dans son journal. Quant à Johann, qui a dix-sept ans, il s’est confié à son père entre-temps. Maintenant il ne se lave plus que deux fois par jour et dans l’ensemble, il donne l’impression d’être plus calme.
Le cheval doit arrêter de bouger, avait soudain dit Dilek après quelques semaines. Je ne veux plus être obligée d’y penser. Ôte-moi ça de l’esprit, s’il te plaît, ôte-moi ces pensées. Chaque fois que je me mets à genoux, le cheval est là. Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’elle voulait dire. C’est seulement après deux nouvelles séances que j’ai appris qu’elle avait des fantasmes sexuels lorsqu’elle était agenouillée et priait. Elle voyait toujours ce truc des hommes, et il ressemblait tellement à celui qu’elle avait vu alors, à l’écurie, si sombre et si grand qu’elle n’avait pu le quitter des yeux pendant un long moment. Elle ne voulait pas porter le foulard, parce qu’elle aimerait en fait devenir mannequin, du moins comme à-côté. Mais on ne peut pas faire cela si on porte le foulard. Elle préférait s’afficher « les cheveux au vent », plutôt que « voilée » comme sa mère et sa sœur.
Je ne peux pas parler avec Dilek comme avec Sandra et avec Johann. Je ne peux pas lui conseiller de faire confiance à son corps, de laisser trotter, galoper son animal intérieur. Johann s’imagine que son sperme flotte dans l’air après qu’il s’est masturbé et qu’il pourrait féconder sa mère et sa sœur. Sa mère est biologiste, son père chimiste, ce sont des gens éclairés, dans sa famille on parle ouvertement de la sexualité, le sexe fait partie du quotidien, tout comme manger et se brosser les dents. Sa mère a l’allure d’un garçon manqué, son père a l’air aimable, même s’il paraît un peu gauche. Johann sait que ses fantasmes et ses sentiments de culpabilité sont absurdes, mais ils le tourmentent quand même. Dilek aussi le sait. Quand elle s’imagine le cheval foncer, l’écurie brûler et s’effondrer et que c’est de sa faute à elle parce qu’elle ne porte pas le foulard, elle sait qu’en réalité il n’y a pas de cheval, mais seulement sa mère, son père et elle-même.
Mais comment tout cela se tient-il ? Pourquoi Johann et Dilek présentent-ils les mêmes symptômes ? Et pourquoi, petite fille, n’ai-je pas moi-même développé de symptômes, même si ma mère me tapait quand je me masturbais ? Plus tard, ma sœur, avec qui je partageais la chambre, devait me surveiller pour que je ne fasse plus « ça », ça, ce « tiraillement » gênant comme tous l’appelaient pudiquement dans la famille. Bien sûr, Johann aussi était encore enfant de messe il y a peu, mais dans une paroisse catholique moderne. Les enfants n’y sont pas soumis à des interrogatoires pénibles au confessionnal, même Dieu n’y est qu’une offre, pas une contrainte. Mais comment sa pulsion a-t-elle quand même pu se transformer en compulsion, exactement comme chez Dilek, à qui son propre corps, avec son « trip-trap » comme elle dit depuis peu, demeure étranger et inquiétant ? Elle se méprise quand elle sent qu’elle a faim pendant le ramadan ou qu’elle n’arrive presque plus à respirer tellement elle a soif dans l’après-midi, tout comme Johann se méprise quand il perd de nouveau le ballon au handball au profit de l’équipe adverse, à cause d’un pas de trop ou d’un double dribble.
Parfois je me demande si nous n’avons vraiment rien appris de plus depuis Freud et Breuer. Les troubles fonctionnels hystériques classiques, tels qu’ils ont été décrits par l’un et l’autre à la fin du xixe siècle, n’existent, paraît-il, plus que dans les pays méditerranéens. Aujourd’hui, celui qui est « possédé » par des idées -compulsives, lit-on, n’a plus forcément besoin de développer une défense corporelle. L’hystérie de conversion classique qui se manifeste par des crampes et des états de conscience dissociés a pratiquement disparu, prétendent les collègues qui s’occupent de ce qui a subsisté de l’hystérie. De nos jours, l’hystérie était -parfaitement normale, on la rencontrait presque à l’état d’art de vivre, au cinéma, dans la mode, dans la musique pop. Plus aucun adolescent ne développait des sentiments de culpabilité juste parce qu’il ne trouvait pas d’explication à ses fantasmes sexuels. Il fut un temps où l’on considérait l’utérus comme un animal pensant, qui échappait à la volonté de la femme. Au xviiie siècle, il y avait même eu une dispute médicale à l’Université de Bologne, avait raconté Moritz une fois pendant un séminaire, quand il nous expliquait la différence entre des troubles fonctionnels corporels et psychiques. Un des médecins avait alors prétendu qu’il y avait un lien entre l’utérus et le cerveau, qu’il était possible de faire entendre raison à l’animal et de l’apaiser. C’est à cet instant que la psychanalyse était née, en quelque sorte.
Cette main, ce soleil à cinq branches qui s’est levé devant elle et qui l’a -arrêtée, à qui appartient-elle ? À un homme. Il est debout devant elle, le visage offert et il la regarde durement. Avec amour. La jument hennit. Mais lui, il la tient ferme par le mors. La jeune fille pense que son bonheur sur la terre serait d’obéir à cet homme.
Une fois, tout au début de la thérapie de Dilek, j’ai aussi parlé avec son père. Çağatay est un bel homme fier, il est né et il a grandi à Saint-Gall, c’est un musulman pratiquant. Il est venu seul jusque dans mon cabinet, n’est pas resté longtemps et semblait s’intéresser à mon aquarium. Ses enfants sont des êtres bons, n’a-t-il cessé de dire, prêts à rendre service, travailleurs, hospitaliers, pas comme ces ratés qui partent en Syrie et en Irak à présent pour couper la tête à des étrangers. Le djihad c’est tout autre chose, a-t-il dit, c’est la guerre sainte contre soi-même, la lutte contre ses propres vices et ses faux désirs, le dépassement de son propre « cochon ». Je devais certainement le connaître aussi, celui-là. Tous les êtres humains ont à faire avec leur propre cochon intérieur.
– Oui, bien sûr que je le connais, ai-je dû avouer. Aujourd’hui on ne prend plus tellement au sérieux ce genre de sentence qui vous vient de l’enfance, mais dans la bouche de ce musulman attirant, le cochon s’est tout à coup présenté à moi avec beaucoup de force. Après cela, je me suis parfois demandé si le cochon de Çağatay et le cheval de Dilek étaient peut-être apparentés.
On devait développer une sorte d’indifférence flottante vis-à-vis des patients, soulignait Moritz régulièrement, considérer les cas traités comme des tableaux ou des romans, les juger en fonction de leur beauté et de leur -cohérence, au lieu de vouloir s’insinuer en eux. Quand je pense au trip-trap solitaire de Dilek et comme il serait simple de la guérir, si seulement je pouvais lui donner l’autorisation d’enfourcher le cheval et de partir, tout de go. Comme dans l’histoire de la Valaisanne. Lâcher prise, partir, jusqu’à ce qu’un homme vienne, la trouve et l’attache, se l’attache, je veux dire. J’aimerais mieux obéir à un homme qu’à mes parents, a dit Dilek lors de la dernière séance. – Je crois que je dois penser moins haut. Assez bas pour qu’elle entende ses propres pensées.
L’homme a l’air d’un paysan, Il arrache une brassée d’herbe des steppes et en essuie la jument avec une brusque douceur. Les grands yeux noirs de la jument roulent sous sa crinière frisée. Il dit encore : – On dirait une jeune fille changée en cheval. Elle sourit.
Mais tout devient noir. Il n’y a plus de soleil. Il n’y a pas d’homme.
Nos yeux sont directement reliés à notre cerveau. C’est pour cela que nous commençons toujours par nous regarder dans les yeux afin de savoir ce que l’autre veut dire et pense. Parfois Dilek lève les yeux quand je la regarde. Elle a encore peur du trip-trap impératif des chevaux. Mais le sombre étalon et la jument blanche tachetée de noir sont comme des totems d’une ethnie inconnue, des génies et des esprits protecteurs dont les noms sont encore secrets, qui doivent peut-être d’abord être inventés. La métamorphose : tel est le mot-clé. Pour Dilek aussi. Mort et renaissance, et toute la magie animiste qui va avec. Dans le miroir d’une histoire.
La jeune fille pensa qu’elle allait peut-être mourir et elle se dit que c’était bien.
Oui, je trouverai ce livre pour Dilek. Le cheval blanc est l’esprit protecteur des jeunes filles. Je lui raconterai cela. Et après, quand elle me regardera d’un air interrogateur, je lui dirai que je n’ai pas encore la réponse.
Publié dans Le Courrier le 4.5.2015.
Extrait de Auf dem Weg der Freuden,
traduit de l’allemand par Ursula Gaillard,
à paraître dans la revue Viceversa littérature n°9.
Les passages en italique sont tirés de S. Corinna Bille, La jeune Fille sur un Cheval blanc,
in La Demoiselle sauvage. Nouvelles, Editions Bertil Galland. Lausanne 1974, pp. 93-97.