« Sans repos » – Michèle Minelli

Lazzaro Israël, âgé de vingt-huit ans au moment de son mariage, n’était certes pas bien grand, mais son intelligence dépassait de loin celle de la plupart de ses contemporains. C’est notamment à sa vivacité d’esprit et à son jugement aiguisé comme une lame qu’il devait sa réussite en tant que fabriquant et entrepreneur. Mais en matière de sentiments également, son intuition ne le trompait pas. Très tôt déjà, sa sensibilité s’était muée en un sismographe fiable qui percevait, enregistrait et évaluait immédiatement le moindre changement d’humeur. Il ne lui échappa guère que sa jeune épouse Costanza Israël, née Modigliani, n’avait pas l’ombre d’une attirance pour lui, il le ressentait au plus profond de son être – et apprit à vivre avec cela. Il avait vite compris qu’elle déclinait systématiquement toute proposition venant de lui. Sa résistance était le seul vestige de la fougue qui l’animait autrefois, la dernière étincelle de vivacité à subsister dans ce corps impressionnant et si souple. Triste ironie que ce peu d’égo qui respirait encore quelque part en elle fût ainsi conditionné, car qu’était-ce que la résistance sinon un conditionnement.
Elle ne touchait pas au chevalet qu’il lui avait installé au fond, dans le salon d’hiver. Et il remarquait avec une tristesse croissante que les mélodies qu’elle fredonnait au piano étaient de jour en jour plus sombres et plus monotones.
Cependant, Lazzaro n’était pas seulement un esprit précis, il se montrait aussi d’une patience accommodante. Durant toute son enfance et sa jeunesse tourmentées par les taquineries et les brimades, par les tortures tant physiques que morales, il avait su que son heure viendrait. Et c’est ainsi que, jour après jour, il avait appris de nouvelles choses, il s’était approprié le métier déprécié de tanneur, s’était exercé à composer sereinement avec sa personne et sa taille, s’était entraîné à se tenir bien à la verticale et à regarder les autres droit dans les yeux même si l’angle qu’il devait vaincre avoisinait bien souvent les dix-huit degrés. Avec le temps et une fortune grandissante, Lazzaro Israël était finalement parvenu à devenir un membre respecté des communautés israélites de Ferrare, Florence et Livourne, tout le long de l’Arno. Son nom était connu.
Et il entendait maintenir ce cap pour conquérir cette femme renfermée. Tolérer, sans rien dire ni rien exiger, que la porte de la chambre de Costanza restât verrouillée et qu’il y frappât en vain du revers de la main.
Si la haute société s’était toujours sentie quelque peu gênée dans ses rapports avec le petit homme, les époux mal assortis la déconcertèrent d’autant plus. On les surnommait «le grand shabbat et le petit vendredi», si bien que Lazzaro Israël ne recevait personne, par égard pour sa femme. Il menait ses négociations commerciales en grande partie à son bureau ou directement sur place, à l’usine, et n’avait nul besoin de conversations mondaines. De toute façon, tout cela n’était que verbiage inutile, les gens suivent le sens du vent, il n’y a là rien de fiable ni de solide, tout n’est qu’inconstance. Il trouvait au contraire du réconfort dans la constance fidèle de sa femme et dans son rejet, et bien qu’il sût qu’il s’agissait là d’un réconfort aberrant, c’est justement dans ce rejet qu’il commença à se sentir à l’aise.

Lorsque, le 8 décembre de l’année 1856, il rentra tard de ses affaires qui l’accaparaient – les ouvriers avaient tenté de se soulever, exigeant une plus grande sécurité de travail dans la manipulation des colorants chimiques –, il s’installa, fatigué, à la table que Costanza lui dressait tous les soirs. Il mangea la salade de tomates fraîches avec une délectation manifeste, célébra avec des mots délicats et choisis le cacciucco fumant composé de moules bien nourrissantes, de poulpe et de seiche, de squilles et de feuilles de sauge tendres nageant dans le rouge de la soupe telles de petits fanions de velours parmi d’énormes crevettes; mais sa main resta sagement posée, il sentit sur elle le regard de sa femme qui veillait en même temps avec crainte sur son propre territoire, son corps. Alors il dit sans prévenir, sans préambule, juste comme ça: «Costanza, j’aimerais te demander de laisser la porte de ta chambre ouverte cette nuit.»
Elle ne montra aucune réaction, mais il sentit qu’il l’avait ébranlée au fond d’elle-même avec cette requête. Il connaissait le père de Costanza, depuis le mariage, il avait également à faire à lui professionnellement, et il savait que c’était un homme qui parlait pour dominer, pas pour solliciter, jamais. La patience que Lazzaro avait longtemps témoigné à sa femme et cette requête simple l’avaient touchée. C’était quelque chose qu’elle ne connaissait pas, ce schéma n’existait pas dans son piètre répertoire de comportements: elle réfléchit.
Après le repas, elle lui versa un verre de vin rouge sans dire un mot. Puis, lorsqu’il l’eut vidé, elle se leva, emporta la vaisselle à la cuisine et commença à la laver. C’était elle qui avait souhaité renoncer au personnel de service, tout du moins le soir, elle se sentait manifestement mieux ainsi dans son nouveau logis que son âme n’avait jamais véritablement investi. Attristé et pourtant animé par une lueur d’espoir, appuyé au chambranle de la porte, il observait le dos de sa femme. Comme elle était grande, et comme elle semblait mûre pour ses dix-sept ans. Et comme son attitude était triste au quotidien. Peut-être, peut-être…, mais il n’osait pratiquement plus l’espérer. Il s’étira en soupirant et se retira dans la bibliothèque.
Au plus profond de la nuit, il prit sur lui et, armé d’une bougie à la flamme vacillante, gravit les escaliers menant à la chambre de sa femme. Il enfonça doucement la poignée et découvrit que, comme par miracle, la porte n’était pas verrouillée. Il entra. L’obscurité l’enveloppa comme elle l’aurait fait d’un cambrioleur. Il dut prendre quelques inspirations avant de continuer, son cœur était soudain tout affolé. Il huma un parfum de violette et de lavande, il n’était plus entré dans cette pièce depuis que Costanza avait emménagé chez lui. Y avait-il déjà cette odeur si particulière avant? L’air froid qui se faufilait par la fenêtre ouverte accrocha ses cheveux bouclés, chatouilla sa moustache.
Elle reposait là, sa grande et belle, comme une échelle que l’on aurait repliée hâtivement dans un lit beaucoup trop petit. Comment n’y avait-il pas pensé? Elle avait besoin d’un lit sur mesure, de toute urgence, demain matin à la première heure!
Il fit un pas vers la belle allongée. Dormait-elle? Feignait-elle d’être assoupie? Son sismographe refusait de capter tout signal extérieur, il n’était sensible qu’à lui-même, aux battements de son cœur, à ses courtes jambes chancelantes, à son pas incertain lorsqu’il se rapprocha encore du lit pour finalement venir se placer tout près de sa femme. Il n’eut pas besoin de se pencher vers elle, la longueur de son bras suffit à lui écarter une mèche du front, doucement, tout doucement. Maintenant il savait qu’elle avait veillé tout ce temps, qu’elle l’avait attendu lui, attendu qu’il entrât dans sa chambre, attendu ce contact, cet instant. Il l’observa un long moment en silence. Pas un muscle ne tressaillit sur son visage, il reconnut là immédiatement cette bonne vieille résistance, ce conditionnement. Il prit peur. Lazzaro fut saisi d’une tristesse abyssale et infinie: sa femme ne pourrait jamais l’aimer.
Las, il se débarrassa de ses vêtements jusqu’à se retrouver nu à côté d’elle. Puis il se glissa maladroitement et bien trop vite à ses côtés dans le lit, et chercha de ses mains un endroit de sa peau qui lui semblât un peu moins froid et engourdi que ses bras, ses hanches, ses cuisses. Il finit par les poser sur son ventre et prit une profonde inspiration.
… Costanza sentit les doigts durcis par le travail errer comme des orvets sur sa peau. Elle gardait les yeux bien fermés tandis que dans son crâne résonnait inlassablement le «basta» paternel, elle avait du mal à respirer calmement. Lorsque la main glissa entre ses jambes, elle poussa vainement un petit cri. Son odeur l’insupportait toujours autant, il avait beau se nettoyer avec soin, la manipulation de peaux putréfiées et de produits chimiques déposait dans ses pores cette odeur qu’elle associait inexorablement à sa minuscule taille.
… Cette nuit-là, Lazzaro tenta en vain d’enrouler autour de lui les bras et les mains de son épouse dans une étreinte, ses membres retombaient mollement à chaque fois et il resta seul dans son expédition, unique conquistador à explorer les terres nouvelles qui lui avaient été attribuées plus d’un an auparavant. Cela en valait-il la peine? Mais Lazzaro se rappela soudain tous les moments de sa vie où il avait été méprisé, moqué, brimé, harcelé et menacé, donné en pâture au ridicule. Dieu lui était témoin que le destin lui avait déjà joué suffisamment de sales tours avec sa petite taille. Il devait bien y avoir un être, un seul être humain sur terre, capable de l’aimer et de l’accepter tel qu’il était – incomplet. Et qui était-elle d’abord, cette Costanza Modigliani, pour qui se prenait-elle avec son mètre quatre-vingts et ses origines quelque peu douteuses si l’on y regardait de près?

Extrait de Die Ruhelosen («Sans repos», titre de travail,
chapitre 2, «La girafe, Livourne 1855-56»),
traduit de l’allemand par Delphine Piquet. © Aufbau Verlag

Publié dans Le Courrier le 4.02.2013.

Michèle Minelli

Michèle Minelli, née en 1968 à Zurich, a grandi dans les cantons de Zurich, d’Argovie et de Schwyz. Après le lycée, elle a travaillé pour le cinéma et la télévision comme assistante et responsable de production, scénariste et réalisatrice. En découvrir davantage

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