« Rank » – Marina Salzmann

À Mary-Rose Tudeau et Yvan Borin.

Elle dit une de ses angoisses, celle de perdre ses clefs.

– Copie-les, lui conseille-t-il.

Elle l’a fait, elle les a photocopiées. Le métal ressort super bien sur le papier. Regardez encore mon trousseau vu de l’arrière, dit-elle, regardez la perfection de mes clés. Elle est délivrée de son angoisse. C’était aussi simple que cela. Le tout étant de ne pas perdre la serrure! Ni naturellement la porte!

– Copie la serrure et la porte, il a dit.

Oui. Mais comment photocopier une porte? Très difficile. Il faut faire des réductions… Rapetisser la porte. Et ensuite les clés…Pour qu’elles entrent dans la serrure. Quel pourcentage pour que la réalité soit en A4? Demandons une assistance technique. Les clés seront-elles encore visibles au fond du sac pour ouvrir la porte réduite et photocopiée? L’angoisse sera-t-elle vaincue? Et si elle allait perdre sa maison?

– Photocopie ta maison! Si tu peux photocopier une porte, tu peux bien photocopier une maison.

L’assistant technique a répondu présent. L’A3 est ici ce que nous avons de mieux, dit-il, l’A3 est un format plus confortable, je vous le conseille en lieu et place de l’A4. Afin que vous ne perdiez pas vos clés, la porte de votre maison, ni votre maison, vous les copierez. Vous les mettrez au même format, scrupuleusement. Tout est question de format de nos jours comme dans la nuit des temps, ajoute l’assistant technique, mais encore plus de nos jours, tout est de l’ordre du compatible ou de l’incompatible, de nos jours, encore plus que dans la nuit des temps, car notre époque multiplie les formats de manière vertigineuse, l’essentiel étant finalement et quand même de pouvoir continuer à rentrer chez soi avec ses clés miniatures, se glissant par sa toute petite porte dans sa toute petite maison…

– Mais moi, moi, moi, comment vais-je manipuler mes toutes petites clés, entrer par ma toute petite porte dans ma petite maison?

– Photocopiez-vous. Si vous pouvez photocopier des clés, une porte, une maison, vous pouvez vous photocopier vous-même pour être à l’échelle et rentrer chez vous et dans la copie de toutes les choses et vivre au milieu d’elles.

– J’arrive à mettre que ma tête dans la photocopieuse.

– Normal, c’est la photocopieuse réduite, la photocopieuse photocopiée.

– Je ne trouve plus la photocopieuse d’origine.

– C’est probablement que vous avez déjà été réduite sans vous en rendre compte. Vous ne pouvez plus voir la photocopieuse de base. Elle est trop grande. C’est comme de regarder le ciel et de ne pas voir le paradis… Copiez donc juste votre tête, pour pouvoir vous mettre à la fenêtre de votre maison. Mais surtout ne la réduisez pas, puisque vous êtes déjà réduite.

– Si elle devient trop petite…

– Vous risquez de perdre la tête…

– … Perdre la tête pour ne pas perdre mes clés… Pour ne pas égarer ma porte…

– … Perdre la tête…

– … Pour retrouver mon domicile…

– … Dans un nouveau monde. Tout pareil à l’ancien…

– … Afin de voir mon angoisse se dégonfler…

– … D’avoir votre monde de rechange, tout pareil à l’ancien, un monde de rechange…

– …De voir mon angoisse se dégonfler, diminuer et disparaître, disparaître…

– Il suffit simplement pour cela de calculer, de veiller aux pourcentages, aux réductions, de répertorier les différents formats, d’établir les historiques, de mettre en place des procédures et surtout, surtout, surtout, de tenir avec soin les registres de traçabilité.

Elle dit son angoisse, qui est que son angoisse a peut-être été photocopiée, tout comme le reste.

Elle dit que dans le monde de rechange, elle risque de la retrouver, réduite peut-être, mais qui lui semblera de même taille et de même poids, puisqu’elle-même, elle sera toujours à l’échelle de ses sentiments. Elle dit son désarroi de ne pouvoir plus quitter le monde de rechange. On pourrait avoir copié son angoisse. On pourrait aussi, au contraire, avoir oublié de copier quelque chose... Les ennemis n’ont pas été copiés, cela est certain. C’est tant mieux non? Un monde sans ennemis est harmonieux… Ne me dites pas que vous avez besoin de vos ennemis? Ni de vos créanciers… Mais peut-être a-t-on oublié de copier votre chat, ou les croquettes du chat qui n’accepte qu’une marque, ou la lettre d’amour que vous avez reçue dans votre jeunesse et que vous n’avez jamais jetée, car vous pensiez vouloir la relire dans vos vieux jours. N’étiez-vous pas alors persuadée que vous seriez toujours la même? Dans cette exacte correspondance de l’âme et du corps? N’étiez-vous pas alors absolument certaine qu’une telle concordance, aussi parfaite, demeurerait acquise à jamais, une fois atteinte? Sans le but d’un progrès, supposiez-vous, il ne peut y avoir de métamorphose: la chenille devient papillon, l’inverse ne se produit jamais. Il suffisait donc, pensiez-vous, au bon moment, de crier Halte! et les chiens arrêteraient de tirer le traîneau, et le train stopperait en gare, et l’affamé devant sa soupe porterait à sa bouche une pleine cuillerée, et la rose resterait à peine ouverte dans son vase, figée dans sa beauté… Comme vous vous trompiez… Et maintenant, vous voudriez savoir si on a bien copié la procédure par laquelle on revient au premier monde? Comment? Vous ne l’avez pas? Cette procédure est perdue? Est-elle vraiment perdue? Avez-vous bien cherché partout? Si vous la trouvez, je n’ai qu’un conseil à vous donner: copiez-la, copiez-la sans tarder, on ne sait jamais, de toute façon il faut garder des doubles de tous les papiers, on pourrait vous les demander, et même les exiger de vous, votre existence pourrait bientôt ne plus suffire à démontrer que vous êtes en vie…

Hier, au moment de s’habiller, elle a remarqué qu’elle avait une jambe plus grosse que l’autre. Etait-ce avant-hier déjà le cas? Non, elle n’a pas senti de différence au moment d’enfiler son jeans, un 501 assez serré. Mais là, du côté droit, ça coinçait vraiment. Elle a forcé. La chair a été comprimée le jour entier, un chatouillement insupportable. Le soir, elle a ôté ses chaussures, relevé le bas du pantalon… des flots de fourmis minuscules parcouraient son mollet, montaient et descendaient en lignes ondulées et frémissantes, se faufilaient en zigzag sous son pied… oui. De vrais insectes! On dirait que le code déconne… N’y a-t-il plus de sens figuré? Vivrons-nous désormais sans le secours des métaphores? Le Paradis s’est-il éloigné d’un cran de plus? Elle a découpé le jeans afin d’en extraire la jambe, qui avait encore grossi. Elle l’a passée à l’eau froide. On aurait dit la jambe d’une autre. Elle semblait aussi avoir pris quelques centimètres dans la longueur. Etendue sur son lit, elle a vérifié. Oui, le pied droit dépassait de plusieurs centimètres et pendait dans le vide.

Comment cela est-il arrivé? La réduction n’a pas pris partout de façon homogène? Est-elle seule dans son cas, ou pourrait-elle, avec d’autres victimes, former un groupe de pression et engager un avocat? Une opération chirurgicale serait-elle possible, remboursée? Est-ce son corps qui rejette la métamorphose, ou le problème est-il lié à une erreur technique? Qui désigner comme responsable? Est-elle en passe de se retrouver ici avec sa jambe de là-bas? Comment deux formats peuvent-ils se coordonner dans le même espace? Doit-elle faire appel à un service de conseil juridique? Si vous êtes un cas isolé, dit l’assistant technique, vous deviendrez un objet d’étude. Voulez-vous devenir un objet d’étude? Vous devriez, c’est un conseil, oublier immédiatement cette idée, vous en débarrasser à un endroit où on ne la retrouvera pas. Emmenez-la à l’extérieur de la ville et enterrez-la, bien loin des Bureaux de Police. La négligence et le vol n’ont pas été importés et nul jour ouvrable ne s’achève sans qu’une quantité de gens ne passe dans les Bureaux, des objets trouvés plein les poches. Le moindre papier, la moindre liste de courses froissée, le moindre chewing-gum, ils le ramassent, ils le ramènent, on retrouve les propriétaires à tous les coups grâce aux banques de données. Oui, noyez votre idée, noyez immédiatement cette envie de cafter. Et lestez-la avec des pierres, pour que jamais elle ne remonte à la surface. C’est un conseil. On ne compte plus les héros de la science. Ce sont aussi ses martyrs… Vous voyez que le Paradis n’est pas si loin… Mais il peut attendre, vous ne trouvez pas? Allons, allons… vous boitez? Ne vous en faites donc pas. Avec des habits un peu amples, on n’y verra rien.

Publié dans Le Courrier le 3.6.2013

Marina Salzmann

Marina Salzmann est née en 1960 à Vevey et a grandi dans le canton de Vaud puis au Tessin; après avoir beaucoup voyagé, elle s’est installée à Genève où elle a fait des études de lettres et enseigne actuellement le français. Son recueil de nouvelles Entre deux (Bourse Anton Jaeger 2012) est son premier livre publié. En découvrir davantage

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