« Quatre exercices sur la liberté » – Aude Seigne

1.

«Je cherche l’or du temps» (Breton). À la recherche du temps perdu. Proust. Mais qu’ont-ils donc tous? Et suis-je atteinte de la même systématique? Où en est le livre, me disent-ils? Je change de travail, m’allège, vis de peu, fais place au silence, à celui qui fourmille de voix et de poésie. Tout est parfait. Mais alors quoi? Selon les dernières études, la créativité exige un bruit de fond de 70 décibels, soit un léger brouhaha, murmures dans un café peu peuplé où les tables voisines ne sont pas occupées. Je m’installe donc dans une cafétéria qui ressemble pas mal à ces conditions: léger volume, immenses tables en bois clair, lumière, espace. J’essaie de laisser aller. Il paraît que c’est la voie vers l’écriture, toute la difficulté étant qu’elle ne doit pas être feinte.

Mes sympathies sont involontaires. L’objet de mon discours aussi. Je me remplume et lisse mon plumage en me disant que tout vide, toute stagnation, n’est qu’un travail souterrain, un combat caché dont nous ne connaissons pas les combattants. Et qu’un jour, tout est révélé.

Le monde regorge de réponses. Et le web, qui n’est qu’une doublure du monde, en profère à souhait. Le site «Brain pickings» est ma dernière découverte. J’y trouve les conseils d’écriture de Kerouac, le journal de Susan Sontag, les trois étagères de mon 50 m2 débordent, mon disque dur de 1To est rempli de films. Et cette constatation panique: celle que d’autres auteurs, réalisateurs, créateurs âgés de plusieurs décennies de plus que moi, se posent la même question et n’y ont toujours pas apporté de réponse. Comment vivre?

Ce printemps encore, deux mails, fiers parents d’adolescentes aventureuses qui n’ont probablement plus besoin d’eux alors qu’eux se pensent encore indispensables. «Ma fille aime voyager. Pourriez-vous lui donner des conseils? Elle aimerait écrire sur son voyage. Mais peut-être êtes-vous vous-même à l’étranger, grande voyageuse que vous êtes?» J’entends «grande voyageuse» comme «petite coquine», avec un reproche envieux déguisé en humour. Je soupire du malentendu. Je ne pars plus, monsieur, celle à qui vous écrivez n’existe plus. Elle a voyagé, c’était beau, bon, fort, passons à autre chose. Adressez-vous aux vrais voyageurs, à ceux qui ont un propos sur le monde. Moi je cherche le mien. Je cherche à comprendre ce qui est insensé.

En réalité, je cherche des réponses, des modèles et des parents. Quand on n’a plus besoin d’être poussé, élevé, grandi, quand le corps et la vie ont pris place, on se cherche des maîtres pour la tête. Apprenez-moi à vivre, et à écrire, s’il vous plaît.

2.

Je n’ai jamais dit que j’aimais la vie. J’aime regarder le ciel, qui est chaque jour différent et pourtant nous regardons tous le même ciel. J’aime le bruit du vélo lorsqu’on arrête de pédaler, roulement de cliquetis ronds dans le silence des campagnes. J’aime l’amour, le temps perdu dans la pupille de l’autre, la valse des corps, bruts, dans la lumière. Mais la vie? Je m’accroche à ces quelques riens qui me la font aimer mais ne peux m’empêcher de la trouver compliquée. Sournoise chose que la liberté d’un être humain construisant sa vie à l’aide de choix dont il est seul responsable.

Les recettes pour la liberté se heurtent à un paradoxe immédiat. Si l’on peut apprendre à être libre, c’est qu’il y a une marche à suivre, ce qui d’emblée limite la liberté du marcheur. J’ai un petit appartement où je peux m’enfermer une semaine sans voir personne et me sentir d’une liberté absolue. Mais c’est une liberté par la disparition, surtout ne pas dire que je suis là, terrée mais disponible. Puis deux jours de sorties effrénées, amitiés, cafés, bières. Et je réalise que ces rencontres-là sont nécessaires aussi. Où est la liberté quand on se sait aussi dépendant des conditions extérieures? J’ai besoin de vous, les gens, les dialogues, la vie des autres. Mais pas tout le temps, pas trop, pas dans n’importe quelle circonstance, avec un dosage dans lequel je dois aussi vous laisser la place alors que nous ne possédons pas forcément le même doseur.

Je tiens à cette notion comme à celle d’un livre d’histoire et ne sais pas tellement pourquoi, en fin de compte. Liberté, égalité... Liberté des peuples... Mots toujours tentés par la majuscule avec une sorte d’immuabilité du concept. Mais pourquoi? Ne serait-il pas plus simple d’être contraint, si on n’attribuait pas à ce nouveau terme des connotations négatives? Longtemps j’ai été scolaire, ce qui veut dire que j’excellais quand on choisissait pour moi des horaires, des tâches et des délais, n’ayant pas particulièrement de problème dans la mise en place de cet apprentissage. Aujourd’hui, je cherche à m’auto-scolariser. Et le terme «école» vient du mot grec qui signifie «loisir consacré à l’étude». Comment nos ancêtres géraient-ils ce que nous percevons aujourd’hui comme un paradoxe?

3.

«Liberté» et «limite» sont des mots anciens comme des mots de ce siècle. Tombée ce matin sur le  livre de Régis Debray intitulé Eloge des frontières dont je n’ai même pas tout de suite remarqué l’ambiguïté. Dans certains domaines en effet, il semblerait que les limites n’existent plus. Dans d’autres, qu’elles se durcissent. J’entends d’ici les débats des parents – statut que je précise ne pas avoir: «Où faut-il placer la limite?» Pour certains l’amour suffira toujours, et je suis bien incapable de dire s’ils ont raison. Des limites, dès 13 ans je n’en ai plus eues, et j’ai réagi en me les mettant toute seule. N’empêche qu’aujourd’hui j’en manque, et suis incapable de dessiner moi-même la frontière. Qu’est-ce qui cloche?

Je me considère parfois comme un pur produit de mon époque. Toute petite enfance dans la joie, premier souvenir celui de la chute du mur, puis grandie dans la crise, les crises, guerres du Golf et des Balkans, question de l’Europe, à 15 ans je payais en drachmes en Grèce, j’y retournais deux ans plus tard payer en euros, et 16 ans c’était les attentats du 11-Septembre que j’ai pris, au premier coup d’œil, pour le dernier blockbuster hollywoodien. Chers adultes de demain, bienvenus dans ce monde-là.

Mais parallèlement et paradoxalement, la liberté. Des livres, une éducation sportive et musicale mais pas religieuse ni politique, dès 12 ans internet, aucune pression des adultes pour choisir une vie, aucune recommandation ou prise de position sur l’existence, pas d’horaire de rentrée, pas d’avis sur mes performances. J’ai loué l’apparition du téléchargement et de Wikipedia qui remplaçait mes encyclopédies pour enfant trop chères, j’ai appris seule, choisi mes amis, mes études, mes loisirs. On ne m’a jamais rien dit du monde ni de ce que j’avais à y faire, on ne m’a jamais freinée. Les seuls freins sont venus de moi-même et de ma confrontation avec la réalité du monde, car – ô surprise – elle existait. Un pur produit de mon époque, à double tranchant, libre et perdue, capable de tout, doutant de tout.

4.

Enfant, les maisons hantées. Celle que mon frère m’avait raconté avoir trouvée en campagne, avec un ami, alors que j’étais absente. Ma jalousie ce jour-là qu’il ait fait cette expérience. Le sens a bien changé, les préoccupations aussi. C’était des années où me hantaient les questions du premier baiser, de la première fois, de ne pas faire d’erreur de style vestimentaire fatale, qu’on ne se moque pas de moi, la vie avait-elle un sens, et quelle que soit la réponse, pourquoi n’en parlait-on jamais. En grandissant, la hantise s’est décloisonnée. Les questions étaient précises, à la hauteur d’une fascination circonspecte. Aujourd’hui me hantent des questions bien moins naïves et bien moins dicibles. Adolescente, je pensais que cet âge ingrat était une transition entre deux paliers appelés «enfance» et «âge adulte». J’enviais l’arrivée, je me réjouissais d’avoir atteint cet état où les questions n’existeraient plus. Quelle déception, je dois le dire! Certains autour de moi semblent néanmoins être arrivés sur une ligne certes toute tracée mais commode. A quel moment avons-nous été séparés? Si je cesse petit à petit de n’être hantée que par moi-même, je n’en demeure pas moins hantée tout court. Au premier plan, je distingue trois questions. Quels sont les critères d’une bonne littérature? Quelles sont les conditions d’une amélioration du monde pour tous? Et comment vivre heureux tout en ayant conscience – de soi, du monde, et de l’immense désillusion qu’ils représentent?

Jeune auteur cherche conseils, jeune femme cherche réponses. Dans «hanter», il y a une étymologie du Nord – mes origines lointaines. C’est la racine du mot maison et de tout ce qui doit être habité.

Publié dans Le Courrier le 17.6.2013

Aude Seigne

Née en 1985 à Genève, Aude Seigne y a suivi des études de Lettres, pendant lesquelles elle a beaucoup voyagé – notamment en Australie, au Canada, en Scandinavie, en Russie, en Europe de l’Est, au Burkina Faso ou en Inde. Elle tient en parallèle un carnet de notes, et décide à la suite d’un séjour en Syrie de raconter ses périples sous la forme de chroniques poétiques. Ses Chroniques de l’Occident nomade paraissent en 2011 aux Editions Paulette, et reçoivent le Prix Nicolas Bouvier au Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo. En découvrir davantage

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