« Poème III (En sens inversé prendre place) » – Sibylle Monnet

En sens inversé prendre place
dos à ce qui vient ne pas voir
venir c’est dire je ne veux
du savoir rien seule
une chose compte toi

Avancée en repli
furtives visions à distance
gardées glisse le défilé cormoran
saule ponton tout vite va
de toi me rapprochant
que diras-tu m’apercevant?

Avec le dos je vais
longeant plaine bleue
franchissant fleuve pleine
crue œil mi-clos ne pas voir trop
vers toi m’écoule contre-courant
me souvenant que toujours
vers moi tu viens courant.

Au milieu des vernes

Sur la route gelée l’on avance prudent pour ne pas glisser les crêtes se découpent noires sous le ciel noir noir en haut puis bleu foncé vers l’ouest en face encore tirent les avalanches décrochent les coulées puis la nuit sur le tout dévale sur la route gelée l’on avance prudent.

En crête occipitale Orion Cassiopée et deux filantes une petite une grande à la première le vœu vite fait regretté à la seconde oublié puis on perçoit que là-haut d’un geste unique la poignée de la Grande Ourse dans une forêt s’est plantée l’on cherche le tracé de la Voie lactée tout en bas au-dessous des barbelés le village répond clignant bleuté.

A cette heure-là pour conserver la chaleur tout est clos seule ouverte la cheminée dans l’âtre le mélèze en bûches de trente-trois s’y consume et aussi de ce tronc qui mue pousse droit blanc en nous-même à cette heure-là chaque soir chacun se retire l’on ne conçoit nos aptitudes qu’en termes d’habitudes énoncer par bouts de mots semblants de phrases en l’air jetés qu’allons-nous ce soir manger sans que personne n’y réponde sans plusieurs heures durant s’en inquiéter.

Engoncé mal réveillé scrute le rai blanc qui perce le volet rabattu d’abord rien l’on n’entend d’abord rien puis sonore dans un bol ustensile jeté sonore la porte claquée et sourds et proches se rapprochant encore dans le plancher sonores les talons de l’enfant rejoint la chambre en pénombre sur le lit se jette voit le rai recule.

Déclore la chambre du ciel métal bleu en visage jeté le rai devenu rayon en rétine propulsé l’on soulève l’enfant l’élève lui montre dans le bas blanchi le potager puis chaque maille du treillis et le câble aussi gainés de neige dessus comme dessous cette nuit il en est tombé d’un seul tenant il en est tombé deux au-dessous de zéro la journée au cadran douce vite lourde la neige.

Vers la route recouverte luge en main se précipite mais déjà monstre ravageur le chasse-neige lame rabaissée pousse la poudre recouvre en contrebas ce haut du pré où ça rumine l’été alors par trois fois l’on se replie sur une perpendiculaire qui semble oubliée de l’engin oubliée ne l’est pas ne sachant plus où glisser s’en retourne ignorant que là-haut au-dessus des derniers conifères l’altitude comme souvent prépare sous silence une débâcle possible.

Rouge en bouche au soir de bouche à oreille l’on apprend que l’avalanche ce matin là-haut l’avalanche à l’heure diurne où décline la Chevelure de Bérénice l’avalanche d’abord les a observés laissés venir laissés monter à la fois prudents confiants pas à pas dans la nuée de leurs efforts l’ont approchée mais trop approchée alors décrochée l’avalanche les repoussant repoussant encore plus loin encore plus bas dans la pente dans le grand jour encore les a sur quelques mètres conservés puis dans sa grande nuit jetés.

Dans les ténèbres d’un vallon aux frontières invisibles l’on poursuit les recherches sur la nuit la nuit s’est étalée à la sonde à l’odorat l’on fouille les entrailles de la masse blanche sous projecteur à la frontale perce le dos de la bête tueuse il en manque un s’il est du coin si encore il respire s’il est encore à l’ermitage l’ex-voto l’on portera sinon donnera prononcera glissera son nom sous clocher dans une messe et encore dans l’année dans un recueillement suivant l’on mêlera son nom défunt aux noms d’autres défunts qui pour raisons autres ont aussi cessé.

De la bûche dans l’âtre le craquement au-dessus du toit l’on sait que blanche une fumée sans hâte s’élève prend le temps ce matin nul souffle pour l’éloigner ni faire claquer un volet mal croché car volet mal croché toujours il y a dos contre pierre ollaire à blanc chauffé proches suspendues séchées maintenant les roulades des enfants sur dalle en auréoles dans les chambres ça dort encore et l’on devine par habitude des aubes qu’un cerf contourne la maison lèche le sel de la pierre à sel et de ses bois ramifiés d’un mouvement de tête décroche l’obscurité.

Huit degrés par le pré pentu tassé détrempé au silo à béton ce matin l’on monte écrasant les graminées avachies moisies par l’hiver piétinées incapables à ce jour d’un relèvement l’on y prend appui pour jusqu’au silo grimper fendre épais le brouillard longeant haletant le débit rapide d’un ruisseau glacé – sillon vertical division de terrain – puisé au miroir vert ou noir ou vert-noir de la gouille de là-haut où maintenant en clairière déjà doivent flotter des grenouilles leurs œufs la gouille dont en six minutes le tour se fait en quatre pour les enfants qui veulent qu’on les chronomètre.

Le silo planté là en fusée inversée semble comme un départ de télécabine hors saison de l’éther sorti hors sens premier dans le brouillard attend fantomatique qui voudra de lui de même la pelleteuse bras lourds dépit de l’attente immense déception de n’être utile qu’à temps partiel et non compté là tous deux posés près des chapes l’été dernier coulées subissent aussi le sort de l’inutile l’attente de l’ouvrier avec la promesse de hautes charpentes de bois scandinave au four séchées achetées en quit par un chirurgien cardio-vasculaire qui soigne au nord du continent des descendances Viking leur cœur et qui devant un faux feu de cheminée ici mangera le hareng fermenté avec lui ramené.

Là là et là ils veulent des lits froids alors il faut il faut alors rassembler les parcelles conférer des surfaces pour bâtir y placer des fortunes dormantes aux promoteurs offrir des possibilités d’élever d’échafauder poutres poutrelles d’étaler au mètre carré mais tout ne va pas de soi d’abord chacun d’ici doit ici rappeler ses vivants proches lointains se mettre d’accord pour vendre échanger donner sa butte son ru sa souche son bisse ses bûches bâchées pourries son invasion d’orties sa cigüe son bord de route effondré ou son vallon bien orienté maintenant vite ce qu’il faut c’est des terrains à vendre pour y caser des sommiers de bois clairs en Chine assemblés des matelas neufs inoccupés resteront ici c’est la loi froids tout l’hiver et même l’été.

Les vernes en contrebas taillés taillés ceux où jusqu’au matin dernier se réfugiaient la biche son petit le remembrement parcellaire exige de la tronçonneuse place nette l’investisseur jugera cette surface pour lui vidée alors pourra s’y dévider le rêve qui en lui épais se murmure.

Pour le faon sous les mélèzes le lichen mousse de belle qualité la mère dit tu peux le brouter mais il y a aussi plus haut elle le sait un herbage dense où s’offre dans une clairière par le hublot d’une chapelle le visage plâtré d’une Vierge pastelle et trois enfances agenouillées qui foulent sa pointure trente-six apprécieront qu’autour d’eux tôt le matin circule en miroir de leur candeur celle du faon sur le vitrage phalanges apposées buée exhalée les enfants appellent la bête qui n’entend pas.

Publié dans Le Courrier le 8.12.2014.

Sibylle Monnet

Née à Genève, Sibylle Monnet a étudié les sciences sociales et travaillé dans la gestion de projets culturels, essentiellement pour les arts de la scène. Jusqu’à ce jour, elle privilégie les formes littéraires courtes, comme le fragment ou la poésie. Les signes de présence humaine dans la nature sont l’une de ses principales préoccupations poétiques, tout comme celle, moins apparente, du lien et de la solitude. En tant qu’auteure, elle a collaboré avec le musicien et compositeur Andrès Garcìa sur plusieurs titres de l’album Haunted Love (Poor Records, 2012). En découvrir davantage

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