« Plutôt bizarre » – Erica Pedretti

Quand j’avais quatre ans, sans doute par l’intermédiaire d’une tante zurichoise, une cousine de mon père, j’ai passé quelques mois d’hiver, mais peut-être n’étaient-ce que quelques semaines, dans un home d’enfants sur la Righi.

Sur le Righi, corrigeait mon père en secouant la tête quand je voulais parler de la Righi, le Righi est un sommet, donc masculin. Il le disait si souvent ou avec tant d’énergie que depuis moi aussi je pense toujours au Righi, masculin.

C’était mon premier home d’enfants. Sans doute était-il bien meilleur que tous les suivants, les horribles homes d’enfants où on m’a envoyée, parce que je ne mangeais rien et que j’étais maigre à faire peur. La tante zurichoise responsable de la proposition du home d’enfants sur le Righi était une excellente pédagogue, et par ailleurs une personne très gentille, comme j’ai pu le constater avec mes frères et sœurs quelques années plus tard, elle s’était certainement renseignée avant et avait judicieusement conseillé les parents. Et pourtant, à presque mille kilomètres de chez moi, je me sentais malheureuse. Là contre, le paysage apparemment grandiose – il déclenchait des ah et des oh chez les visiteurs adultes qui, dans le décor alpin, contemplaient le lever ou le coucher du soleil – ne pouvait rien. Contre mon mal du pays, le soleil était impuissant, même la plus belle neige fraîche n’aidait pas, tombée directement devant la porte, pour laquelle contrairement à chez nous on ne devait Dieu merci pas grimper sur une montagne.

Grimper, toutefois, il le fallait bien quand on était descendu à ski, ce à quoi on nous occupait deux heures le matin et de nouveau après le repas de midi et la sieste au soleil sur la terrasse. Les descentes me faisaient très plaisir, j’avais déjà appris à skier l’année d’avant, les montées beaucoup moins. Ce sport froid devenait problématique quand, alors que j’étais propre sur moi depuis longtemps, je ne tenais pas jusqu’au Hüüsli (le petit coin) et que je devais encore enlever péniblement ma tenue de ski. Bientôt, je n’ai même plus essayé, je m’asseyais dans la neige. Stand uf (lève-toi), criait l’accompagnante qui nous surveillait et nous encourageait à skier, ufschtah! (debout!) Mais je restais assise, refusais de ufzschtah (me mettre debout) et pesais de tout mon poids quand la Fräulein arrivait à ski et essayait de me faire lever, pour éviter la honte, je refusais tant que mon fond de culotte n’était pas mouillé aussi de l’extérieur.

Je me souviens de mon quatrième anniversaire comme d’une déception. Il est vrai qu’un Päckli (petit paquet) est arrivé de la maison, ainsi qu’un autre de chacune des grand-mères, et aussi un de Zurich, j’ai eu le droit de les déballer, mais ensuite tout ce qu’ils contenaient a été distribué équitablement aux nombreux enfants. Et au lieu des gluschtigen Fasnachtschüechli (appétissantes merveilles de carnaval) que ma grand-mère suisse confectionnait par corbeilles entières chaque hiver, donc à l’époque de mon anniversaire, c’est-à-dire maintenant, et desquelles je m’étais réjouie, car j’étais en Suisse et qu’il devait par conséquent y avoir des Fasnachtschüechli en quantité, mais je me trouvais dans un home d’enfants et, au lieu de Fasnachtschüechli, il y avait de la semoule d’avoine avec de la cannelle et du sucre, tous les jours pour le petit-déjeuner. J’étais assise tout au bout de la longue table, toujours la dernière devant mon assiette pleine, et ce que je n’avalais pas le matin, on me le resservait à midi. Depuis, la semoule d’avoine me dégoûte, et à l’odeur de la cannelle je vois et j’entends des petits enfants, le cliquetis des couverts dans les assiettes, dans une salle à manger aux parois boisées. Quand est-ce que mes parents viendraient enfin de Tchécoslovaquie pour me ramener?

Assez souvent un des enfants pouvait partir, heureux et envié, et la Fräulein qui les avait amenés en bas à Vitznau par le train de montagne racontait ensuite les belles retrouvailles noyées de larmes avec les mères. En pensée, je répétais mon départ, je voulais offrir une scène de retrouvailles tout aussi belle. Mais rien de cela: une bise de ma mère, une bise de mon père. Mes parents n’avaient aucun sens sentimental.

[…]

C’est quelque part en Styrie que mes parents ont trouvé le prochain home d’enfants. Il semble que là-bas nous n’ayons pas été trop bien gardés, car je suis parvenue plusieurs fois à me faufiler jusqu’à la poste pour mettre en secret des lettres dans la boîte. Je ne savais pas encore écrire, seulement dessiner, mes appels au secours ne sont jamais arrivés à la maison.

L’année suivante, je me suis retrouvée dans un home de l’Obersalzberg, où quelques années auparavant une cousine était allée (apparemment avec plaisir). Bizarrement, là-bas, on conduisait sur le côté droit de la route au lieu du côté gauche comme chez nous en Tchécoslovaquie, et lorsque au cours d’une des promenades quotidiennes, nous avons croisé un groupe d’hommes, tous – l’accompagnante et les enfants – ont levé les mains en l’air et ont marché avec vigueur, le bras tendu obliquement, le regard sur un homme pas très impressionnant qu’ils appelaient Führer. Et n’avaient-ils pas appris qu’on ne devait regarder personne aussi fixement? Il paraît que peu après, ce home a disparu.

Mon prochain, un sanatorium pour enfants, se trouvait dans la Forêt de Thuringe. Il faisait déjà sombre quand nous sommes arrivés, on pouvait voir à travers les fenêtres illuminées les enfants dîner dans l’immense salle à manger. Dedans, à la réception, le cliquètement des couverts dans les assiettes couvrait chaque mot, ça sentait les oignons brûlés, et j’espérais que personne ne remarquerait que je n’avais pas encore mangé. J’avais sept ou huit ans, donc j’étais déjà grande, mais comme mon père avait indiqué la date de naissance d’une sœur cadette, on m’a fourrée dans un uniforme trop petit et avec les petites filles.

[…]

Un pas de sept lieues par-dessus quelques années après ce home d’enfants (mon dernier). La guerre approchait de la fin, dans la mesure où les troupes russes arrivaient chez nous. Notre gymnase a été transformé en infirmerie, huit classes ont dû se partager une pièce. Les jours où, à cause de cela, nous ne pouvions pas suivre de cours, lors de ces derniers mois de guerre, on nous pourvoyait en devoirs plus abondants: ainsi, le maître d’allemand, un germaniste de Prague qui, à cause de son manque de fiabilité politique, avait été muté en province en guise de représailles, nous a envoyés dans les villages environnants. Là-bas, nous devions examiner les transformations phonétiques dans les nuances dialectales, et cheminant d’un village à l’autre, j’ai pu rattraper mes connaissances du dialecte de Moravie du Nord. Et pour qui ne sait pas où se trouve la Moravie: la Moravie est la pause entre l’hymne national tchèque et le slovaque, a déclaré Jan Skácel, le poète morave, à un groupe d’auteurs, alors que nous étions avec lui après les cours. C’était en 1989, juste avant la mort de Jan Skácel. Trois ans plus tard, la Slovaquie est devenue un État indépendant, et on ne chante plus les deux hymnes ensemble.

Retour aux transformations phonétiques, à nos devoirs. Là, il faudrait ajouter, c’est-à-dire décrire avec exactitude: les chemins vers les différents villages, le plus souvent à travers de petits champs en bandes étroites, les villages allemands chaulés en blanc et les maisons villageoises tchèques badigeonnées de couleurs diverses; mais qu’ils soient allemands ou tchèques, partout nous accueillaient des oies, cacardant bruyamment. Les grandes fermes à quatre pans ou les petites maisons des journaliers, tout autour des poules, des canards, des clapiers, des chars à ridelles et des machines entassées pour réparation. Sur les bancs devant la porte, des hommes archivieux. Des femmes avec un balai ou en train de nourrir la volaille. Les différentes cuisines et chambres. Puis les récits des femmes, qui pouvaient à peine venir à bout seules d’autant de lourds travaux. Souvent aussi de très jeunes filles qui s’étaient vite mariées, avant que leur chéri doive aller au front. Et partout des photos des hommes et des fils, tous en uniforme, presque dans chaque maison un ou même deux portraits avec un crêpe de deuil. Nous avons pris place dans beaucoup de cuisines et de salons, avons bavardé longtemps avec les habitants qui, pour la plupart, ne parlaient qu’en dialecte, pas le Hochdeutsch (allemand standard), avons appris d’eux quelle vie pénible ils menaient, et nous notions avec zèle comment ils prononçaient Apfel (pomme) et Dieu sait quels autres mots. Et nous essayions de repérer d’un village au hameau suivant, au gré des mots dialectaux qui changeaient, les différents glissements phonétiques.

Ce que nous ne pouvions pas nous imaginer: peu de mois après, ces personnes seraient déplacées, leurs villages évacués, toutes les maisons seraient abandonnées. Et les enfants des gens du voyage se cachaient dans les ruines quand, trente ans plus tard, je suis revenue pour la première fois.

Mais la guerre n’était pas encore terminée, et un autre devoir scolaire — car nous avions beaucoup de jours de congé — consistait à écrire de longues compositions. C’est ainsi que j’ai mis par écrit mes souvenirs du Righi, qui étaient encore bien vivants. Et j’ai découvert pour la première fois, bien que les compositions soient mon fort, à quel point la langue se comporte de manière autonome, voire résiste à l’écriture exacte, et comment ce qui est écrit recouvre le souvenir ou même le remplace. Ce que je viens de décrire n’est donc guère mon souvenir d’enfance, mais plutôt le souvenir du souvenir d’une fille de quatorze ans.

Extrait de Fremd genug, Berlin, Insel, 2010,
Traduction François Conod.

Publié dans Le Courrier le 08.06.2012.

Erica Pedretti

Auteure, artiste peintre et sculpteure, Erica Pedretti est née en 1930 à Sternberg (Moravie du Nord). Elle est arrivée en Suisse  en 1945 grâce à la Croix-Rouge. Elle a appris l’orfèvrerie sur argent à l’Ecole des arts et métiers de Zurich et a exercé cette profession à New York de 1950 à 1952. De retour en Suisse, elle a épousé l’artiste Gian Pedretti avec lequel elle s’est installée à Celerina en Engadine, puis dès 1974 à La Neuveville, au bord du lac de Bienne. Mère de cinq enfants, Erica Pedretti a d’abord pratiqué les arts visuels avant de débuter sa carrière d’écrivaine en 1970 avec le recueil de proses Harmloses, bitte. En découvrir davantage

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