« Pierres sur la route du col » – Anja Siouda

«Fais attention, espèce de porc!», gueula Ernst.

tto empoigna une fourchette, mais Martin retint son poignet avant qu’il ne se jette sur Ernst. Otto se libéra d’une saccade et balança la fourchette sur le chien qui quitta la cuisine en gémissant, la queue entre les jambes. Une forte odeur de lait brûlé emplit la pièce. Ernst jura. Il courut vers la cuisinière et retira rapidement la poêle de la plaque. Quelques gouttes de lait tressautèrent un instant sur la surface chaude. Il imagina qu’il s’agissait des yeux de son frère en train de s’évaporer. Le gauche se volatilisait rapidement, mais le droit, son œil de verre, fondait avec lenteur, lamentable œuf au plat bleu-gris ratatiné. Une puanteur horrible et des bouffées de fumée emplirent la cuisine.

«J’en ai ma claque», hurla Martin, dégoûté, en ouvrant la fenêtre. Otto se rassit sans un mot, vida le lait chaud dans son café, qu’Ernst, morose, avait posé sur la table. Il saisit la bouteille de schnaps à moitié vide et s’en versa une bonne rasade. Il se plia ensuite avec peine pour ramasser sa fourchette aux dents tordues, pleines de poils de chien, avant d’engloutir son œuf au plat saupoudré de tabac. Martin piquait avec humeur les œufs de sa fourchette pour retirer les brins de tabac. Ernst, quant à lui, vida son assiette dans le seau puant pour les restes de cuisine, destiné aux cochons. Le récipient était tapissé de moisissures qui ressemblaient à de la barbe à papa grise. Il sortit six œufs frais du frigo, qu’il fit rissoler avec deux épaisses tranches de lard.

«J’en ai par-dessus la tête de vos bagarres, de cette horrible tambouille et de toute cette vie de merde!», pesta Martin, en repoussant son assiette avec exaspération.

«Alors trouve-toi une femme ou déménage, si ça ne te va pas!», grinça Otto, la moustache incrustée de grumeaux de jaune d’œuf.

«Oui, trouve-toi une belle salope!», renchérit Ernst.

«Ouais, ouais, marrez-vous, comme si deux teignes comme vous n’en avaient pas aussi marre de cette vie!», lança Martin, furieux, en tapant du poing sur la table carrelée, faisant déborder son café.

«Notre maison pourrit sur pied, mais personne ne s’en rend compte. Nous carburons aux röstis, au lard et aux œufs au plat parce que nous sommes trop feignasses pour faire autre chose. Même en prison, on mange mieux! Ce n’est pas une vie, nom de Dieu! Il nous faut une femme, au moins pour le ménage.»

«Et il existe de meilleures manières de chauffer son lit qu’avec des sachets de noyaux de cerise», ricana Ernst.

«Tu es le plus jeune, Ernst. A toi d’en dénicher une!», répondit Martin, soudain calmé.

«Ça, tu peux l’oublier! Aucune ne se pointera ici de son plein gré!»

«C’est pas dit. Tu n’as jamais essayé!»<

«Les filles de paysan sont rares, et il faut être née à la ferme pour supporter ce boulot.»

«La ferme, nous pouvons nous en occuper, mais il nous faut une bonne femme pour le ménage!»

«Et où allons-nous en dégoter une? Nous ne bougeons jamais d’ici, accrochés à nos misérables hectares.»

«On pourrait passer une petite annonce!»

«Autant dire jeter l’argent aux cochons!»

«Tu pourrais au moins essayer; à moins que tu veuilles attendre que la gnôle te transforme en infirme alcoolique immariable?», siffla Martin.

«Salaud!», fit Otto en empoignant Martin d’une main au collet, lui mettant le couteau à lard sur la gorge.

«Qui m’a rendu infirme? Hein, c’est qui? Qui?», hurla-t-il, son œil gauche étincelant de rage, tandis que le droit, comme toujours inexpressif, regardait fixement devant lui.

«Arrête tout de suite, espèce d’idiot!», hurla Ernst en lui arrachant le couteau. «Tu ne vas quand même pas le saigner comme un porc?»

«Lui peut-être pas, mais toi, oui», gronda Otto en tournant vers lui son œil haineux. Puis il sortit de la cuisine en claudiquant, maudissant le ciel et tous les saints. Il claqua la porte si fort que le récipient à eau bénite en laiton, pendu vers le chambranle et dont toute bénédiction s’était évaporée depuis longtemps, faillit tomber du clou auquel il pendait depuis une éternité.

Martin se rassit, sirotant son café fade. Il essayait d’apaiser sa mauvaise conscience. Ernst avala ses œufs au lard, puis il partit au poulailler. […]

Otto, assis dans l’appentis, surveillait la distillation du schnaps. Il avait 43 ans, mais son ventre protubérant, sa calvitie, sa barbe grise et peu soignée lui donnaient l’air d’un vieillard décati. Il s’en moquait. Il passait tout son temps à la ferme et ne voyait jamais personne.

[…]

Martin leva les yeux avec surprise. Il vit une très jeune femme, au teint mat et aux longs cheveux noirs légèrement bouclés.

«Bonjour Monsieur … Kühn*», dit-elle, d’une voix hésitante. […] Il n’avait aucune idée de quelle langue elle parlait. Il ne reconnut que son nom de famille écorné qu’il corrigea automatiquement, sans la saluer: «Kuhn, pas Kühn.» […] La femme […] tira un journal plié de son sac à main, où l’annonce de contact était entourée en rouge, et le tendit à Martin. Quelqu’un maîtrisant l’allemand avait gribouillé quelques mots dans la marge, au bas de la page, avec le même stylo:

«Je m’appelle Halima et je parle français. Je sais cuisiner et faire le ménage et je cherche un gentil homme suisse. Emmène-moi et tu ne le regretteras pas.»

Martin n’y comprenait rien, même après avoir relu plusieurs fois. C’était simplement ridicule, voire indécent. Aucune femme ne pouvait s’offrir à lui aussi naïvement. Quelqu’un lui faisait une mauvaise blague. Mais la femme le regardait, lui sembla-t-il, d’un air plein d’espoir. Ses vêtements flottaient le long de sa silhouette maigre. Elle devait avoir une vingtaine d’années, mais son regard lui rappelait celui de sa mère sur son lit de mort. Martin s’éclaircit la gorge plusieurs fois. Il était pris au dépourvu. Peut-être pourrait-il déjà l’inviter à prendre une bière?

[…]

Dans quelques minutes, ils atteindraient le col du Brünig. Martin se sentit tout à coup mal à l’aise de présenter Halima à ses frères. Qu’allait-il pouvoir leur dire?

«C’est ici qu’on descend?», demanda Halima. Martin ne la comprit pas, mais il perçut une surprise dans sa voix. La bulle de savon va éclater. Elle tournera les talons, pensa-t-il. Elle n’en fit rien. Elle le suivit en silence.

[…]

Soudainement, l’angoisse emperla son front. N’était-il pas en train de faire une énorme erreur? Cette femme était peut-être une droguée ou une criminelle? Il chassa cette pensée. Ses bras bruns ne portaient aucune trace d’aiguilles. Hormis ses yeux cernés, elle semblait plutôt en bonne santé. Mais comment la présenter à ses frères? Comme une amie, comme une aide-ménagère, comme une bénévole au service des paysans de montagne? Il rejeta l’idée. Ses frères n’en croiraient pas un mot. Il valait mieux dire la vérité. […]

«Peux-tu nous cuisiner quelque chose?», demanda Martin à Halima, quand ils se retrouvèrent à la cuisine. Pour se faire comprendre, il ouvrit le frigo et l’armoire à provisions. Halima plissa le front devant les étagères sales. Martin n’en tint pas compte. Il ajouta, comme si Halima pouvait comprendre:

«À la cave, il y a aussi des pommes de terre, des oignons, des carottes, des potirons, des pommes, de la bière, des conserves, du fromage et un peu de farine.»

* En français dans le texte.

Extraits de Steine auf dem Weg zum Pass (Pierres sur la route du col),
choisis et traduits de l’allemand par Tanja Weber.

Publié dans Le Courrier le 04.03.2013.

Anja Siouda

Anja Siouda est née à Zurich en 1968. Mère de deux enfants, elle a vécu à Lucerne avant d’accompagner son mari en Suisse romande. Après des études de langue et civilisation arabes, allemandes et de linguistique générale à l’université de Genève, elle écrit son premier roman, Steine auf dem Weg zum Pass, en 2007. La même année, elle débute de nouvelles études à l’Ecole d’interprétation et de traduction (ETI) de Genève, qu’elle achève en 2010 par un master en sciences de la traduction. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch