« Photographies » – Valérie Poirier

Elles semblent n’exister que pour témoigner de la félicité dont notre vie fut baignée. Une vie d’excursions en montagne, de repas familiaux d’une gaieté folle, de Noëls enchanteurs, d’éblouissantes noces et de soleils couchants. Toutes ces photographies ressemblent à une publicité pour le bonheur.

La vacuité, la colère, la maladie ne sont pas des sujets, bien sûr, qu’on aurait plaisir à feuilleter dans un album. On photographiera la plage sous un angle permettant d’effacer l’immense complexe hôtelier qui défigure le paysage. Peut-être qu’un clochard dans les rues de Naples, s’il a une belle gueule de Diogène, fera un assez bon sujet. On traquera l’authentique: une église, un couvent, une porte ouvragée, un coin de rue, une fontaine.
Il  s’agit moins de rendre compte d’une réalité que d’en pérenniser l’illusion. C’est pourquoi il faut sourire, même si la pause dure trop longtemps et que les mâchoires se crispent. On ne se dérobe pas au rituel, pour que cet instant soit digne de figurer dans l’album. On pourra le montrer aux amis, et peut-être même aux futures générations.  Qui sait si un jour il ne deviendra pas le symbole d’une époque où il faisait bon vivre?

Avec le temps, comme si la photographie  n’en avait pas fini de se révéler, on voit apparaître la marque d’une gifle sur la joue de l’enfant qui sourit, on décèle une lassitude dans un regard, un visage ombrageux au beau milieu d’une liesse, la crispation d’une main, la raideur d’un cou. Oui, on dirait qu’avec le temps, la mise en scène s’étiole un peu, et que la vie reprend ses droits, ses nécessaires imperfections. On voit les efforts maladroits des sujets pour donner l’illusion d’un instant parfait. On perçoit  les petites vanités: un dos redressé,  une patte folle soigneusement dissimulée, un amour réchauffé pour la circonstance, les joies un peu surjouées de la maternité. Ici, un personnage mime une décontraction qu’il croit être désarmante et propre à la génération qu’il incarne, là, une très jeune fille esquisse la moue boudeuse d’une starlette entrevue dans Ok Magazine.

Les photos plus anciennes, celles des grands-parents ou des arrières-grands-parents, n’ont pas la même exubérance. On y sent une retenue. Les sujets semblent convoqués à un rituel d’une extrême gravité.  Il faut se montrer digne d’être un sujet. Pour être légitime, la photographie se doit d’être exemplaire. Derrière les visages empesés, on sent toute une vie dévolue aux obligations où le plaisir se déguste à menues lapées: la petite goutte des grandes occasions, le mille-feuille du dimanche.

On s’attarde un peu sur les clichés de soi: petit laideron au sourire clairsemé, adolescente en poncho fixant l’objectif avec un «je-m’en-foutisme» déclaré, Bilitis grelottante dans un pâturage jurassien, jeune femme à la vingtaine désenchantée dans l’ambiance sépulcrale d’un appartement bruxellois; amour, anarchie, peut-on lire sur les murs.
On déniche quelques photomatons d’adolescents grimaçants, vingt-cinq polaroids du ciel qu’on appelle pompeusement une série, une photo de classe où le visage d’un garçon est entouré au stylo bille, celle d’un amoureux dont le nom à l’instant nous échappe, de gens qui ne sont plus de ce monde, d’amis qui ont cessé de l’être, d’enfants qu’on ne reconnaît plus, d’hivers sibériens, de cafés enfumés, d’intérieurs désuets, de personnages aux coiffures bouffantes et robes à épaulettes évoquant les années «Dallas». Morts et vivants se côtoient dans un joyeux désordre, la photo d’un groupe de naturistes sur une plage italienne frôle celle d’un régiment de poilus. Les époques s’embrouillent, le solennel flirte avec l’insignifiant. Quelques trépassés font teinter leur verre un soir d’allégresse, un dernier pour la route, avant de disparaître, entre Kiki le chien et un coucher de soleil, au fond d’une boîte à biscuits.

* * *

Chair fraîche

Dès qu’il entre, la partie de rami s’interrompt, les têtes grises se tournent et le suivent du regard. Les mains s’agitent, les yeux s’allument et papillonnent, les dos, imperceptiblement se redressent. Ça susurre, roucoule, ça bêtifie un brin. Il devient sur-le-champ la coqueluche de ces dames. Elles se damneraient, c’est sûr, pour l’un de ses baisers. Il ne sait pas qu’elles ont reniflé sa petite odeur de lait.

Ça sent la chair fraîche.

Un peu de chair fraîche dans ces lieux moribonds, ce n’est pas tous les jours qu’on leur en amène.

Il a cinq ans, des yeux immenses, une bouche gourmande et la peau couleur pain d’épice.

Vous vous approchez de l’enfant.

«Si tu me donnes un baiser, je t’offre une plaque de chocolat.»

Le regard de l’enfant passe de la plaque de chocolat à vos vieilles joues. Tout le monde attend. On entendrait une mouche voler. Il a l’air bon, ce chocolat. Un baiser, c’est vite fait.

«Tu aimes le chocolat?»

L’enfant acquiesce. Vous lui tendez la plaque pour qu’il s’approche encore un peu. Il fait un pas. Vous souriez. Et si vous alliez le manger, le manger tout  cru comme dans les histoires qui font peur? Votre vieille main tremble. Un tout petit baiser de rien, et il ne veut pas le petit.

On a envie de dire à l’enfant: «Vas-y, ce n’est pas la mer à boire!» Mais si, c’est la mer, et même pire. Il le sait bien, lui, que les vieilles mangent les enfants. Elles ont si faim, ça saute aux yeux. Elles font toutes ça, le coup du chocolat. Il n’est pas dupe, il voit bien que vous êtes un loup déguisé en Mère-Grand.

Vous voyez sa peur. Vous rentrez vos canines. Vous essayez d’introduire un soupçon de détachement dans votre regard.

C’est du chocolat noir, celui qu’il préfère. Il approche les lèvres, vaillant petit gourmand, et vous tendez la joue un peu trop brusquement, enivrée par ce parfum de bébé.

Non. Un baiser, c’est trop cher payé.

Un baiser. Combien de temps déjà qu’on ne vous en a pas donné? Où sont les grandes mains du mari et les baisers sucrés des petits, ces corps chéris un million de fois enlacés? Où sont passées les veilles et les comptines, toute cette sueur secrète, tous ces jours vaillamment empilés?

Les enfants partent, les maris meurent. Restent les souvenirs qui ne tiennent pas au corps.

L’amour vous manque. Vous avez froid.
Sentir le corps chaud d’un vivant contre votre peau serait le remède.

Mais les vivants sont dans la vraie vie. Ils ont une existence à traverser, et si peu de temps pour le faire. Avec votre pied dans la tombe, vous entravez leur course. La vraie vie est folle, vous le savez maintenant. Le temps de l’amour est si court. Une fois qu’on a soustrait les trajets en voiture, les repas, les heures de travail, les nuits de sommeil, les lettres à écrire, les attentes à la poste, les courses, les soirées devant la télévision, le repassage, les rendez-vous d’affaires, combien d’heures reste-t-il pour l’amour?
Maintenant, vous avez tout votre temps. Mais l’amour aime la fête, et la fête est ailleurs. Où? Vous avez oublié. Vous faites tapisserie avec vos copines. Vous jouez au scrabble ou au rami. Passe le temps comme il peut. Il n’y a plus personne à aimer ou alors de très loin. C’est ainsi que les vieilles dames se transforment en louves.

L’enfant vous regarde. Vous êtes sur le point de capituler, de lui donner le chocolat, tant pis pour le baiser.

Les autres louves regardent la scène. Elles cherchent au fond de leurs poches. Est-ce qu’un peu de monnaie pourrait faire l’affaire? Cent sous pour un baiser, qui dit mieux? «Ça sent la chair fraîche», murmurent-elles. Elles vont se jeter sur lui et l’embrasser.

Et brusquement, il cède. Il appuie sa bouche contre votre peau fripée. Vous en voudriez encore, mais c’est déjà fini.

Et moi? Et moi? hurlent les autres louves. Mais le petit s’en va avec son butin. Demain, c’est sûr, elles iront acheter une plaque de chocolat.

Toute la journée, vous pavanerez en disant: « Vous avez vu, le petit, comme il m’a embrassée ! »

Publié dans Le Courrier le 13.1.2014

Valérie Poirier

Née à Rouen en 1961, Valérie Poirier réside à Genève, après avoir passé une partie de son enfance et son adolescence à La Chaux-de-Fonds. Cette période est au cœur d’Ivre avec les escargots, réjouissant recueil de nouvelles à connotation autobiographique, qui est également son premier ouvrage de prose. Comédienne de formation, Valérie Poirier est auteure dramatique et a signé une dizaine de pièces, dont plusieurs ont été montées à Genève. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch