« Paulette » – Guy Krneta

quand je suis venue au monde
Paul était déjà au ciel
Paul avait trois ans
moi j’ai six ans
Paul était un ange

disent mes parents
mais quand il s’est envolé par la fenêtre
il a pas su voler
à midi
quand je finis pas mon assiette
mes parents disent:
Paul
il aurait tout mangé
et même
il en aurait redemandé
encore une assiette
il était comme ça
Paul
mon frère
et quand je suis venue au monde
il était déjà au ciel

tous les dimanches
on rend visite à Paul
au cimetière
Paul a la plus belle tombe
de tout le cimetière
la plus grosse pierre
et dessus c’est écrit
PAUL
a vécu du tant au tant
notre PAUL bien-aimé
moi c’est Paulette
et lui c’est Paul

moi j’aurais vraiment pas la place
je sais vraiment pas
comment lui il a la place
dans cette tombe-là
mais c’est qu’il avait que trois ans
quand il s’est envolé par la fenêtre
moi j’ai six ans
je suis plus grande que Paul
même si Paul est plus grand que moi
même si je suis plus petite
Paul n’est pas plus grand
c’est comme ça la mort
quand on meurt
on grandit plus jamais

le dimanche
quand on va au cimetière
je prends l’arrosoir
et j’arrose Paul
je lui verse de l’eau sur sa tombe
un arrosoir après l’autre
pour les fleurs
Paul a plein de fleurs
sur toute sa tombe des fleurs
des buveuses
et comme elles boivent beaucoup
je verse de l’eau sur sa tombe
un arrosoir après l’autre

ça suffit

ça suffit maintenant
disent mes parents

ça suffit

mais moi j’arrose encore
encore un arrosoir et un autre

ça suffit
ou bien tu veux peut-être inonder
ton frère?

ma mère arrête pas de me raconter
comment il est mort
Paul
il était grand et fort Paul
et courageux
Paul était un garçon
et moi je suis une fille
Paul il a voulu faire le grand
il a voulu grimper sur le bord de la fenêtre
c’est pour ça qu’il est tombé
parce qu’il s’est pas bien tenu
parce qu’il a pas su comment voler Paul
et maman elle faisait le repassage

eh regarde voir ce que je sais faire

il a crié Paul
depuis la pièce d’à côté
mais maman elle faisait le repassage

regarde

oui tout de suite
j’arrive tout de suite
a crié maman

mais regarde voir

il a dit Paul

je peux me mettre sur une jambe
sur le bord de la fenêtre
sans me tenir

alors maman elle a seulement entendu
un cri
et quand elle est arrivée dans la chambre
Paul était déjà en train de tomber
parce que Paul il avait trois ans
quand il a grimpé sur le bord de la fenêtre
et on habite au dixième étage

alors depuis
maman elle repasse plus elle-même
elle donne le repassage à faire faire
elle peut plus voir de linge à repasser
ça lui fait trop mal
le linge
et papa aussi
il peut plus voir de linge
ils pensent toujours à Paul
quand ils voient du linge à repasser
c’est pour ça qu’ils le donnent ailleurs
pour le repassage
le linge
mais de toute façon
ils pensent toujours à Paul
même sans linge
même sans linge
ils pensent toujours seulement à Paul
même sans linge

Paul moi je le connais que
par les photos
par les vidéos
et les photos
papa a fait
une vidéo
avec Paul
Paul
qui prend son bain
Paul qui joue
Paul qui fait de la balançoire
et Paul qui tombe

regarde c’est Paul
c’est encore Paul

moi j’suis là

mais lui là
c’est Paul

moi j’suis là

Paul
toujours Paul

si mignon
Paul
avec ses boucles blondes
un ange
un vrai petit ange

un ange descendu
pour quelque temps
sur terre parmi les hommes

et maintenant il est retourné en haut
là où il doit être
il est au ciel
Paul
parce qu’un ange
doit être au ciel
heureusement
je suis pas un ange
je veux pas aller au ciel moi
et toujours quand je range pas ma chambre
mes parents disent :

Paul
il aurait tout rangé

Paul il aurait même rien sorti du tout

et si jamais il avait sorti quelque chose
il aurait tout rangé tout de suite

c’est pour ça que c’était un ange Paul

un ange descendu
pour quelque temps
sur terre parmi les hommes

à midi
quand on mange le repas de midi
Paul mange toujours avec nous
je mets la table pour tout le monde
et pour Paul aussi
même s’il vient jamais
et c’est papa qui mange son assiette
mais maman dit

Paul
Paul est parmi nous

il est toujours parmi nous
Paul

et si une fois je mets pas son couvert
il va croire
qu’on l’a oublié
mais on l’oublie jamais
on met son couvert tous les jours
et il laisse toujours tout refroidir
et papa doit manger son assiette
mais une fois j’ai grimpé moi aussi
sur le bord de la fenêtre
maman était dans la cuisine
elle cuisinait
et elle a demandé

Paulette qu’est-ce que tu fais ?

rien
rien du tout
j’ai dit

c’est quoi ça rien ?

rien c’est rien
j’ai dit
depuis le rebord de la fenêtre
mais maman
elle a voulu savoir elle-même
ce que c’est rien
alors elle est venue voir
dans la pièce d’à côté
et quand elle m’a vue
en haut sur le bord de la fenêtre
elle a commencé à crier
et elle m’a tirée
tellement fort
que j’ai failli tomber
mais moi je me suis bien tenue
parce que j’ai six ans
après elle m’a
portée dans la chambre
après elle m’a donné une gifle
après elle m’a donné encore une gifle
après elle est allée dans la chambre d’à côté
après elle est revenue
après elle s’est excusée
parce qu’elle m’avait donné deux gifles
et jamais jamais je dois refaire une chose pareille
plus jamais
je dois le promettre
mais moi j’ai juste tenu ma joue
après maman a pleuré
après moi j’ai promis
après elle a téléphoné à papa
après papa est arrivé
après j’ai reçu un bonbon
de papa
juste comme ça
et maman elle a continué à pleurer
après on est allé au cimetière
voir Paul
et je lui ai versé de l’eau
et personne n’a rien dit
un arrosoir après l’autre
j’ai pu lui verser autant
d’eau que je voulais
et personne n’a rien dit
et maman a pleuré
et les buveuses ont bu
et j’ai versé de l’eau
arrosoir après arrosoir

tu veux peut-être inonder
ton frère ?

une fois par année
Paul a son jour de deuil
on fête tous
le jour de deuil de Paul
je mets ma longue longue noire
et maman met sa longue longue noire
et papa met son haut-de-forme
et grand-maman met aussi
sa longue longue noire
mais une fois
ma longue longue noire
elle a été trop courte
et on a dû aller m’acheter
une nouvelle longue longue noire
parce que je la mets jamais autrement
j’ai jamais le droit de la mettre
ma longue longue noire
seulement
le jour de deuil de Paul
alors on va au cimetière
et on va rendre visite à grand-papa
d’abord grand-papa
et après Paul
je lui verse pas d’eau à Paul
comme c’est son jour de deuil
on chante une chanson
papa chante
et nous on chante après lui
après papa lit quelque chose
dans un livre
quelque chose sur les anges
après on chante encore
après on prie
après on chante encore une fois
après on prie encore une fois
après on va voir grand-papa encore une fois
et après on va dans un bistrot
et là tout le monde peut manger
tout ce qu’il veut
et moi je prends des frites

aujourd’hui tu prends des légumes

je veux des frites

et sinon je fais une crise
mais papa dit
que tout le monde peut prendre
ce qu’il veut
parce que aujourd’hui
c’est jour de deuil
alors moi je mange
mes frites
et maman ses légumes

mange au moins comme il faut
déjà que tu ne manges pas de légumes

aujourd’hui tout le monde peut manger
ce qu’il veut

mais pas avec les doigts
même un jour de deuil
il y a des couteaux et de fourchettes

des couteaux et des fourchettes

quand Paul était encore
Paul il a toujours mangé comme il faut
il mangeait bien
Paul

après grand-maman me demande
ce que je veux
pour mon anniversaire
parce que tout de suite après
c’est mon anniversaire
d’abord le jour de deuil
de Paul
ensuite mon anniversaire

qu’est que tu souhaites
pour ton anniversaire ?

je peux souhaiter
tout ce que je veux
tout tout tout
et je veux un avion

un avion ?

pour voler

mais pas un vrai

un pour s’asseoir dedans

un pour faire semblant

ma fête d’anniversaire est jolie
beaucoup plus jolie que celle du jour de deuil de Paul
on va pas dans un bistrot
et j’ai tout de suite
des frites à la maison
pas besoin de prendre des légumes
parce que c’est mon anniversaire
et alors y a des invités
ils viennent pour moi
seulement pour moi
me voir moi
ils apportent tous des cadeaux
ils viennent me féliciter
et après je reçois un avion
un pour voler
un vrai
pour s’envoler loin

Paul
nous devons penser à Paul
il ne faut pas oublier Paul
surtout dans les plus beaux moments

on allume une petite bougie
et on pense à Paul
et après la fête continue
et puis les gens rentrent chez eux
et puis je dois ranger
quand l’anniversaire est fini
je dois tout ranger
et je dois manger des légumes
et si je mange pas toute mon assiette
maman dit

Paul
Paul il aurait tout mangé
tout
et après
il en aurait redemandé
encore toute une assiette

il était comme ça
mon frère
Paul
toute une assiette
et quand je suis venue au monde
il était déjà au ciel

mais une fois
j’ai pas voulu ranger

je pars faire des courses
et quand maman elle revient
tu as tout rangé bien comme il faut

mais j’ai pas rangé
j’ai grimpé sur le bord de la fenêtre
j’ai ouvert la fenêtre
j’ai regardé dehors
et après je me suis cachée
derrière l’armoire

et j’étais cachée derrière l’armoire
et sûrement j’ai dû m’endormir
ça a mis long
jusqu’à ce que maman
revienne
Paulette
Paulette
où es-tu ?

et tout d’un coup elle a vu la fenêtre
ouverte
elle a vu la chaise
et moi qui manque
elle a commencé à crier
elle a grimpé sur le bord de la fenêtre
regardé en bas
mais rien
elle est sortie
elle m’a cherchée
mais rien
après elle a téléphoné
à mon père
à son bureau
il est venu tout de suite
et après la police
papa
et maman sont sortis
tous les deux sortis
ils sont plus revenus
et moi j’étais toujours
derrière l’armoire
je suis sortie tout doucement
pris ma veste
et dehors
avec mon vélo

j’ai roulé
droit devant moi
n’importe où
droit devant moi
très loin

tout d’un coup
plein de bagnoles de police
elles fonçaient droit devant
la sirène
sur le toit
le haut-parleur

Paulette
nous cherchons Paulette
c’est Paulette qu’on cherche
Paulette
où es-tu ?

mais rien
je me suis cachée dans un buisson
j’ai regardé
ils roulaient à toute vitesse
toujours plus
et puis ils ont disparu tout lentement
toujours moins de bagnoles
toujours plus loin
alors moi
je suis sortie tout doucement de mon buisson
repartie
avec mon vélo
et tout d’un coup
un petit banc
la Treille
et là y avait quelqu’un assis
qui lisait un journal

tu lis quoi ?

rien

c’est quoi rien ?

rien c’est rien

si, tu lis quelque chose

un journal

intéressant ?

avis mortuaires

je peux voir aussi ?

Paulette est morte

quelle Paulette

Paulette Paulette

fais voir

envolée par la fenêtre
ce matin tôt
comme Paul
son frère
plus tard on l’enterrera

déjà ?

plus tard au cimetière
dans le même cimetière
que son frère
Paul
à deux heures

quelle heure il est maintenant ?

la demie

mais

j’ai pensé
c’est pas possible
je vis encore
je suis là
ils peuvent pas m’enterrer
si je vis encore
regarde je bouge
c’est sûrement quelqu’un d’autre

lis toi-même

PAULETTE – notre bien-aimée
PAULETTE
aujourd’hui à deux heures
au cimetière
envolée par la fenêtre

c’est moins cinq maintenant

je dois y aller
je me suis dit
puisque c’est déjà moins cinq
une demi-heure
il faut
jusqu’au cimetière
au moins
si c’est pas plus
mais comment on va au cimetière
j’ai pensé
en vélo
jamais été en vélo
au cimetière
toujours en voiture
et suant comme une vache
ben c’est pas si loin
j’ai pensé
puisque je suis déjà là
et tout d’un coup
j’ai vu
tout plein de gens
tout plein
que je connaissais
du jardin d’enfant
tous les enfants
Madame Gertsch
avec une longue longue noire
Monsieur Perrenoud
le concierge
avec un haut-de-forme
et encore plein de monde

Madame Beyeler de la Migros
et Monsieur Tschanoli de la station service
et toujours plus de monde
le laitier
le facteur
la dame du coiffeur
la dame de la boulangerie
avec des longues longues noires
avec des hauts-de-forme
et puis encore mes parents
mon père
ma mère
qui pleuraient tous les deux
et puis la tante Alice
qui les consolait
avec un mouchoir
Paulette – notre petite Paulette
tous, sans arrêt

et après ils sont partis
direction cimetière
derrière le cercueil
un immense cercueil
tiré par trois chevaux
ils sont entrés dans le cimetière
passés devant grand-papa
et moi derrière
cachée derrière une pierre

et après dans la partie réservée aux enfants
vers Paul
juste à côté de Paul
ils ont posé le cercueil
un trou
un immense trou
une immense pierre
deux fois plus grande que celle de Paul
et dessus y a écrit
PAULETTE
a vécu du tant au tant
notre PAULETTE bien-aimée
et tout d’un coup le pasteur
a commencé à causer

si je peux dire quelque chose
je suis le pasteur
nous assistons aujourd’hui à un enterrement
la petite Paulette nous a quitté
notre Paulette
envolée par la fenêtre
ce matin
à six ans
et maintenant elle est morte
et nous sommes tristes
alors nous allons chanter une chanson
et puis nous prierons
et puis nous prierons encore une fois
et puis nous chanterons encore une fois une chanson
et puis nous rentrerons tranquillement à la maison

maintenant ils pensent à moi
je me suis dit
rien qu’à moi
personne ne pense à Paul
dans les plus beaux moments
ils pensent à moi

Paul c’était avant
c’était avant que Paul s’est envolé par la fenêtre

plus personne ne parle de Paul maintenant
tout le monde parle de moi
et j’ai une tombe
deux fois plus grande que celle de Paul
parce que je suis deux fois plus grande que lui
et toute la tombe est recouverte
de tournesols
qui boivent comme des vaches
il faut leur verser beaucoup d’eau
un arrosoir après l’autre

et c’est qui qui arrose?

personne

et tout d’un coup il a commencé à pleuvoir
tout le monde a sorti son parapluie
à pleuvoir des cordes
un déluge
qu’a commencé à tout inonder

Paulette n’est pas un ange

mais je ne veux pas

Paulette n’ira pas au ciel

mais je ne veux pas

pas rangé sa chambre
pas fini son assiette
toujours des frites
etcetera

et tout d’un coup plus de pluie
tous les gens sont partis d’un coup
et moi toute seule
dans le cimetière
et plus personne
alors je suis sortie du cimetière
j’ai cherché mon vélo
mais rien trouvé
je vais rentrer à pied
je me suis dit
peut-être qu’à la maison
mais comment on rentre à la maison
sans vélo ?
depuis le cimetière ?
sans voiture ?
je me suis dit
et j’ai marché le long du Rhône
essayé de prendre un tram
mais rien trouvé
alors j’ai marché toujours plus loin
jusqu’à la Migros
et là à gauche
et là à droite
jusqu’à la station service toujours tout droit
et tout d’un coup j’étais dans la cage d’escaliers
sans clef
alors je sonne
personne
je sonne encore une fois
toujours personne
encore une fois
et encore une fois

Nous n’avons besoin de rien

mais c’est moi
j’ai dit à travers la porte
c’est Paulette

on connaît pas

votre petite Paulette

quelle Paulette ?

la vôtre

on connaît pas de Paulette

je suis Paulette
votre petite Paulette
de retour

Paulette a été enterrée
au cimetière
à deux heures
et maintenant elle est morte

mais non
ça devait être une autre
je suis là
je suis vivante
je bouge encore
mais regardez
c’est moi
Paulette

dehors
allez va-t-en
ouste
on te connaît pas
on connaît pas de Paulette

le pied dans la porte

enlève moi cette patte de là

Papa
Papa qui arrive derrière

qu’est-ce que c’est que ces cris ?

Paulette – c’est moi Paulette
laissez-moi rentrer

nada basta
on connaît pas de Paulette
jamais vu
allez loin

le pied
repoussé
la porte
claquée
et moi dehors sur le paillasson
à la porte
j’ai sonné encore une fois
sonné une deuxième fois
sonné une troisième fois
sonné une quatrième fois

qu’est-ce qu’il y a ?

tout d’un coup maman

Paulette qu’est-ce qui se passe ?

rentrée de faire les courses

qu’est-ce que tu fais derrière l’armoire ?
avec la fenêtre ouverte
qu’est-ce que tu fais
à pleurer derrière l’armoire
et dehors il pleut des cordes

après on a commencé à ranger
ensemble
maman m’a aidée
après j’ai mis la table
pour tout le monde
et pour Paul aussi
mais quand j’ai mis les couverts de Paul
sur la table
maman a dit

il a déjà mangé aujourd’hui

comment Paul a déjà mangé aujourd’hui ?
j’ai pensé
mais j’ai rien dit
j’ai seulement repris les couverts
les couverts de Paul
le verre de Paul
et la bavette
tout rangé
s’il a déjà mangé
je me suis dit
il a pas besoin de remanger

et après
on a mangé

Extrait de Ursule, traduit de l’allemand par Camille Luscher.

Une version partielle de cette nouvelle est publiée dans Le Courrier le 20.4.2015.

Guy Krneta

Guy Krneta est né à Berne en 1964.
À l’adolescence déjà il se prend au jeu du dialecte et compose des textes politiques et sociocritiques en bernois. Il écrit des pièces pour le théâtre, un milieu dans lequel il exerce de nombreuses fonctions, de dramaturge à directeur de théâtre et de festival. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch