« Parole d’ange » – Claire Genoux

Elle veut quelque chose de beau, avec un jardin pourquoi pas, ou bien la vue sur l’eau calme. Mais ce n’est pas obligatoire. Elle ne comprend d’ailleurs pas pourquoi les gens d’ici donnent une si grande importance au paysage. Cette eau devant les montagnes comme un étang coagulé de larmes, prête à sombrer sans bruit, à elle, Chloé, ça ne lui fait rien. Elle préfère la mer, car la mer est un muscle, rude, puissant, qui arrache à soi, qui prend le corps de dessous. Ce qu’elle aime, c’est ce qui découpe dans la peau des morceaux de soi. Pas cette espèce de carrelage gris qui miroite devant le ciel sous les montagnes.

Avec Micha, ils viennent d’acheter un appartement-terrasse en ville. Enfin un nid pour eux deux, après tous les voyages en Amérique pour produire les scénarios de Micha. Enfin le silence, la nudité. Du temps pour s’inventer quelque chose à elle, Chloé, pour se vider. Dans le journal, c’était écrit «Pavillon en bois au centre-ville pour amoureux des arbres obscurs». Ils ont signé le bail. La gérance n’a rien précisé. Ils ont parlé ensuite de certains travaux. Plutôt lourds. Et puis une partie du toit s’était effondrée. Ils n’ont pas tout de suite compris. Ils ont été forcés de prendre d’urgence un studio. Ce n’est qu’au bout d’un mois qu’ils ont appris qu’une vieille femme devait encore y agoniser avant que l’appartement-terrasse soit vraiment disponible. Micha et Chloé ont trouvé ça très sale. Pourquoi elle n’irait pas agoniser à l’hôpital, sous la lumière des néons, pareille à tous les vieux d’aujourd’hui.

Dans le studio, la lune éclaire comme un projecteur le corps de Micha endormi. Juste un matelas au milieu d’une pièce vide. Une porte-fenêtre. La vue plongeante sur le lac. Chloé reste un moment à l’ombre de ce corps, tout contre le mur, se demandant quelle tournure va prendre leur existence, maintenant qu’ils attendent la mort d’une personne qu’ils ne connaissent pas et ne connaîtront jamais. On leur a promis que c’est une question de semaines. Du rikiki. Qu’il n’y a vraiment pas à s’inquiéter. Mais Chloé, ça lui donne mal au ventre d’imaginer cette vieille qui se pourrit de l’intérieur. Quelque chose est en train de changer en elle aussi, comme si elle avait des trous plein le ventre. Elle se lève un moment pour fumer à l’abri de la porte-fenêtre et regarder cette eau lourde en contrebas. C’est peut-être à cause de Maman. Quand elle est partie, elle a promis de revenir, qu’elle nous écrirait de partout où elle irait. On en a parlé beaucoup au début, de Maman. Et puis de moins en moins. Finalement, plus du tout. Chloé ne se sent vraiment pas bien, elle se dit qu’elle doit couver un truc.

Ça revient chaque soir, ça bouillonne. Et maintenant, voilà qu’elle n’a plus ses règles. Ça veut dire qu’elle est libre. Il n’y a plus cette masse ronde, empâtée au fond de la culotte, un désastre. Ni les cernes, les boursouflures au visage. Chloé se sent femme. Elle parade dans la ville. Les hommes la regardent beaucoup plus longtemps qu’avant. Son âme ruisselle.

Pendant un temps, elle arrive à ne plus penser à la vieille. Elle s’occupe exclusivement de Micha qui écrit comme un fou. Elle passe des après-midi entières à l’observer: ça la calme, ça l’empêche d’étouffer de l’intérieur. Il a dit qu’un jour il écrira même pour Hollywood. Il dit que tout est organisé, qu’il connaît des gens sur place. Chloé l’écoute. Elle aussi, elle aimerait bien écrire son histoire à elle, avoir une idée. Mais le soir, quand ils sont couchés, elle ne peut pas le nier, ça la bousille dedans l’histoire de la vieille qui ne veut pas crever. Pourquoi elle ne laisse pas la place, après tout. C’est son tour, ça ne peut pas se louper une mort comme celle-ci, une belle mort de vieillesse dans son lit. Elle devrait avoir envie, en plus. Elle a mal aux entrailles Chloé de ce sang qui ne tourne plus en elle, c’est sûrement à cause de la vieille qui occupe toute la place. Ça l’embête, ça la sèche. Bientôt elle va tourner dans les fleurs, dit Micha qui a confiance. Tu sais, son corps il va se vider de son eau et ça va aller très vite, tu verras. Si ça se trouve, on emménage le week-end prochain. Ils repeindront l’appartement, casseront des murs. La terrasse est tellement grande qu’ils installeront un jacuzzi. Micha l’a promis.

Alors la nuit Chloé fume, tout contre la fenêtre pour ne pas déranger Micha. Elle regarde les immeubles d’en face et le lac noir au fond du trou. Non, ce n’est pas la ville qu’elle aurait choisie, une ville pour vieux avec des arbres et de l’ennui. Tout est planifié dans ce paysage, tout est dit une fois pour toutes. Parfois elle fume jusqu’à l’aube, elle n’arrive pas à faire taire ces voix en elle, plein le crâne, qui l’écorchent, comme une sorte de tissu abrasif et raclent ses parois.

La nuit, elle commence à sortir aussi, d’abord juste au bas de l’immeuble, après plus loin en dessus de la gare. Parfois elle se dit que ça y est, que la vieille a enfin trouvé le passage, ça l’apaise. Elle rentre et s’endort contre Micha.

La journée, ils descendent près du lac. Micha se baigne. Il souffle fort. Puis il vient s’essuyer sur Chloé. Il reste dans ses pieds des bouts d’eau vaseuse et verte. L’été a passé très lentement. Le médecin a dit qu’il fallait s’attendre à un coup de fil d’un jour à l’autre. L’employé des pompes funèbres viendra lui boucher le nez et les oreilles à la vieille avec du coton, et il lui coudra la bouche pour que les lèvres tiennent bien ensemble, au moins jusqu’à la cérémonie, et après, au feu. Micha a promis qu’il demandera à P. pour qu’elle puisse voir le four, et comment on pèse sur le bouton, et combien de temps ça prend. Parfois il reste des bouts a précisé P., on rallume un peu et c’est bon.

On va commencer à acheter la vaisselle a dit Micha, sinon on n’aura rien quand on sera là-bas, et un matelas pour la chambre d’amis. Micha a promis qu’il y aura du monde à la maison, qu’on s’éclatera, qu’on fêtera tous les jours. C’est vrai qu’il faut commencer à voir plus loin, ne pas s’arrêter au départ de la vieille, c’est déjà du passé, si ça se trouve, c’est déjà fini, là maintenant rien que d’y penser. Micha dit à Chloé qu’elle se sentira mieux dès que ça sera fait. Tu verras dans quelques années, tu la remercieras. Bien sûr que ça va passer pour le ventre. Elle ne peut pas le dire à Micha, ce n’est pas juste avoir mal. Elle pense à un abcès, à une béance, à un gouffre. Parfois elle entre en contact avec cette boule, elle cherche à comprendre pourquoi elle en est remplie. Quand ça éclatera, il y en aura partout. Une boule de solitude si dense que toute l’affection de Micha ne pourra rien. Ça l’envahit, ça doit être la jalousie pour la vieille qui ne laisse pas la place aux jeunes, à ceux qui ont de la force, qui veulent vivre leur bout. On ne lui demande pas la lune, juste de se retourner face contre terre. Chloé se dit que même pour le lac, elle s’habituera, elle ne posera plus de questions, même si elle le trouve visqueux et pas digne d’un lac, sans âme. Juste un trou gris, légèrement incurvé.

L’ombre que fait le corps de Micha, la nuit, dans le studio, éclabousse le mur près de la fenêtre. Chloé attend. Elle ne peut rien faire d’autre qu’attendre qu’il se passe quelque chose. Il finit toujours par arriver quelque chose. Quelque chose d’aigu ou de violent. Micha est sûr, il dit que c’est pour bientôt, il n’y a pas à s’inquiéter. Il dit même qu’il lui achètera un vrai lit, comme quand elle était petite, avec des tiges en fer, qu’elle pourra avoir une chambre à elle, que la nuit elle fera ce qu’elle voudra. Il la prend dans ses bras. Il dit que n’importe quand pas de v dans la nuit, elle pourra le réveiller et qu’il sera là pour elle. Il dit que c’est normal qu’elle ne dorme pas bien, que c’est une phase comme ça. Il est devenu très attentionné, il lui cuisine des plats mexicains. Mais elle, ce mal, cette éponge abrasive dans les entrailles, ça la tranche en deux.

Elle ne se souvient plus de ce qui l’a poussée à téléphoner. Au milieu de la nuit, elle compose le numéro de l’appartement-terrasse. Elle tremble. Ses doigts sentent la fumée de cigarette. Longtemps il y a le vide. Puis une voix, presque rien. Pas de fond sonore, pas de râle. Elle se fait passer pour une nièce. Elle a coincé le téléphone au creux du cou, et pendant ce temps elle s’enfonce un caillou autour de l’ongle du pouce. Elle veut juste savoir comment ça va. L’infirmière répond ça va. Silence. Brûlure. Le sang coule autour de l’ongle.

Toutes les heures de cette nuit-là, elle téléphone. Elle se déverse. Enfin le matin, elle s’endort comme si elle était trouée à l’intérieur ; d’avoir déserté son corps la soulage. Elle se dit que quand la vieille partira vraiment, il y aura comme un grand courant d’air et que ce sera seulement à partir de ce moment-là qu’elle trouvera les mots pour décrire tout ce noir qu’il y a en elle, toutes ces voix. Et peut-être que ce ne sera pas si noir épais que ça. Pendant des semaines encore elle dort. Micha pense que c’est une sorte de virus qu’elle aurait attrapé. Il dit que la vieille a été transportée aux soins intensifs, que c’est bon signe pour eux, que P. va partir pour Bali le week-end prochain, qu’il peut acheter des meubles là-bas, de très beaux meubles, il enverra les photos avec son iPhone. Elle, Chloé, se dit que c’est une tumeur, que ça n’a plus rien à voir avec la vieille, que là, dans le ventre, il y a des cellules qui se multiplient à toute vitesse, des cellules qui travaillent contre elle, qui poussent partout jusque dans les bords, que ce n’est plus possible maintenant, qu’elle devra bientôt prendre un couteau pour enlever tout ça. Micha regarde, palpe. Rien. Il ne sent rien que des creux. Là, tu sens pas. Presse. Là. Tu vois. Chloé insiste. Elle dit à Micha qu’elle va mourir, que ce n’est plus possible. Qu’elle n’est plus elle en elle. Qu’elle est devenue une bombe à retardement.

Micha prend des notes pour un nouveau scénario. Il se met à écrire la nuit aussi. Ils sont maintenant les deux dans le studio à fumer, à boire. Chloé ouvre la fenêtre malgré le vent, malgré le bruit des trains qui passent en contrebas, malgré la pluie qui redouble. Micha écrit à toute vitesse. Il sait qu’il n’aura pas le temps de tout dire. C’est important d’écrire beaucoup, d’écrire vite. Sinon ça sèche.

Lire la suite dans le recueil de nouvelles collectif «Léman noir»
(sortie le 26.11.2012 chez BSN Press).

Publié dans Le Courrier le 19.11.2012.

Claire Genoux

Claire Genoux est née en 1971 à Lausanne. Après des études de Lettres, elle se consacre à l’écriture et à l’enseignement aux adultes, notamment à l’Institut littéraire suisse de Bienne. Elle est l’auteure de plusieurs livres de poèmes et de nouvelles, dont Saisons du corps (Prix Ramuz de poésie 1999), à propos duquel Marion Graf écrivait: «Si ce livre exorcise bien un paysage et une solitude caractéristiques d’une certaine tradition romande, Claire Genoux s’engage dans une voie bien à elle: un lyrisme du corps, une chatoyance des images, une mobilité des perceptions qui la portent vers une emphase et une démesure qu'il lui appartiendra de maîtriser toujours mieux» (Le Temps, 04.12. 1999). Le lien à la nature, à l’amour, un sentiment de mélancolie et d’étrangeté au monde, traversent son écriture sensuelle. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch