« Ordonnance à ma contractuelle préférée » – Claude Luezior

Quel métier! m’avez-vous dit. Vivre sa vie de pervenche n’est pas une sinécure. Dans cette jungle urbaine où s’ébattent les gorilles des hommes politiques. Les rats, les rapaces et de drôles d’oiseaux. Jungle où serpentent en crachotant mille-cent pots catalytiques. Avez-vous pensé à la santé pulmonaire des contractuelles? Jamais? Eh bien, vous avez tort, Monsieur! Car c’est certain, leurs alvéoles ne sont pas moins précieuses que les vôtres.

Vous m’avez dit cela, des papillons dans les yeux. D’un air un peu las, couleur pervenche. Avec votre regard de femme un peu vieille, un peu fatiguée. Vous m’avez dit avoir distribué, quinze années durant, du fiel sur les pare-brises. Vous voilà devant moi, tremblotante.

Quémandant la caresse incertaine d’un onguent, la magie d’un geste, l’asile de quelque drogue salvatrice. J’aurais la tentation de vous piquer là, dans la fesse droite, là-même où vous avez été piquante pour mon portefeuille. Maître Hippocrate m’en empêchera jusqu’au bout.

Mais je vois passer dans vos prunelles un filet d’eau qui m’intrigue. Un filet d’eau claire qui chante et qui, vous me l’avouez, ne voulait voir la guimbarde du boulanger, les pare-chocs du père-grand, le tacot du livreur faisant la cour à une paire de lignes jaunes. Vous étiez, sans que nous le sachions, une sorte de rebelle du macadam, tellement inefficace que vous avez été mutée, quinze années après (l’administration a de ces célérités…), par une paire de sombres moustaches. A un poste qui vous a, dès lors, parfaitement convenu: Préposée aux vérifications de badges et autres macarons.

Non ceux qui fondent sous la langue, imbibés de pralines ou de suaves confitures. Non, votre goût du paradis sentait plutôt la colle.

Mots d’excuse, presque doux facilitant le stationnement des handicapés. Je les ai distribués avec largesse pendant une tranche d’existence: cela faisait du bien aux cabossés de la vie, mais surtout, cela me faisait du bien. J’avais l’impression de rendre à certains ce que j’avais pris au nom de l’Etat policier.

Vous trouverez en annexe, chère Robin des Rues, l’ordonnance demandée.

Pour un macaron en chocolat qui vous fera autant de bien qu’un anti-quelque chose.

*

Lettre à Maison de retraite

Alignés comme noix sur un bâton, ils te regardent, ces retraités de la quatrième heure. Pour s’évader peut-être, de tes si jolis murs où poussent les fleurs de papier. Des fleurs, pourquoi pas, ose un larynx, mais pas que des chrysanthème! Un silence éloquent étouffe le râleur. Certains fixent leurs bouts de chaussons troués, se disant que la feutrine est bien passagère et que le repas du dernier soir va arriver: triomphal remue-ménage pour pitance et tisanes délavées, le docteur ayant ordonné régimes secs et carafes d’eau pure.

Tu les appelles résidents car ils résident sans résister. Ou par leurs prénoms, comme si ce rapport de dépendance te donnait des droits sur eux, telle une maîtresse d’école. À moins que l’un d’eux ne s’indigne. Heureusement, on a les moyens d’étouffer les printemps gériatriques!

Jeanne, tu te l’es appropriée, elle qui tombait cent fois à domicile. Son fils avait juré de la laisser chez elle. Il a pleuré quand rien n’était plus possible, quand tu t’es emparée d’elle. Tu l’as mise en chaise, alors qu’elle pouvait encore marcher. D’allure secourable, le verdict fut prison à perpétuité. Il fallait surtout relever le score de dépendance, question subsides et comptes de fin d’année.
Affriolants stratagèmes pour survie en déroute. Tu t’es fait l’arrogante professionnelle de familles à bout de souffle.

Dès lors, Jeanne est ta chose. La perle rare a été enfilée sur ta ficelle pour devenir collier. Il faut manger! Et la cuillère s’enfourne dans la bouche édentée.
Bien sûr, il y a cette infirmière noire qui l’a prise dans ses bras encore chauds des savanes, l’Indonésien qui la regarde comme sa mère, le monsieur d’Algérie qui lui apporte dans ses poches un morceau de soleil. Il y a les rires de ces jeunesses vivifiant la mère-grand qui a perdu son Chaperon. Beaucoup de patience, des mots jolis et un cornet d’affection.

D’autres rangent les hères, juste après la biscotte du soir, sur les claies d’un automne exsangue, pendant que tu polis tes factures détaillées: l’industrie des vieux jamais ne se contente de bons sentiments.

On tourne le bouton. Il est vingt heures trente, la télévision est rassasiée. Le lit est impatient, la veilleuse pointe son nez. Colloque vite fait, noix alignées. On change d’équipe comme on a changé les couches. Madame sonne pour sa deuxième camomille: on tire la prise, c’est vite réglé. Ose-t-elle protester? C’est qu’on a les moyens. Une eau tiède et sa pilule immaculée: mais si, Jeanne, pour ne pas avoir de nuit blanche. Hop sur la langue, pas besoin de dentier!

Les fleurs de papier se sont éteintes comme flammes qu’on souffle. Rebelles et insoumis sont entrés dans leur camisole chimique. Et pourvu qu’ils ne fassent pas leur attaque cette nuit. Les bien-nommés patients peuvent attendre demain.

Tu as digéré tes hussards disloqués. La retraite de Russie a fait le deuil de sa Bérézina. Leurs artères se glacent: rassure-toi, nul ne va s’évader.

Jeanne lève le petit doigt. Mais elle est dans le noir. À la télévision de la veilleuse, le film va commencer.

*

Lettre à Ordinateur

C’est vrai, tu es génial ! Avec ta toile cosmique, ta touche qui efface les péchés, tes clignotements magiques grignotant les pixels de mon orthographe.

Espace. Touche espace! Suis-je en train de sculpter du vide, matière première de l’artiste, avec ce clavier en plastique? Sans doute ne l’ai-je pas assez vite saisi, ce burin des générations nouvelles.

Ton disque dépasse largement ma molle mémoire. Sans parler des calculs face auxquels mes gènes de Pythagore ont depuis longtemps abdiqué. Serais-tu intelligent? Inter legere: choisir parmi. Certains de tes programmes trient, classifient, discriminent, font des choix péremptoires dans les taillis des paramètres. Un démiurge est là, derrière le plasma, avec sa logique anglo-saxonne, ses circuits intégrant les labyrinthes d’une implacable pensée. Avec ses deux microgrammes de métal rare, un soupçon d’ozone et une pincée de surbrillance en guise de soleil.

Je suis devenu ton esclave consentant, car ne pas te vénérer est abjuration de la modernité. Ne pas payer sa dîme au roi Internet est une manière de fraude intellectuelle. Pire! C’est trahir le credo de notre société postmoderne, c’est nier le progrès qui sauve.

Sans doute vas-tu punir mes hésitations en émargeant ma prose, sans doute condamneras-tu mes tableaux à une virtuelle corbeille. Homme de peu de foi, j’ai eu la témérité d’esquisser des brouillons avec cet objet indécent que l’on appelait plume. Sous la question, j’avoue avoir gardé une icône vierge dans la crypte de mon imaginaire, j’avoue parfois griffonner à la main des graffitis: que la police des caractères me le pardonne!

Je te promets désormais de m’aligner, mon cher Ordinateur. De me formater à tes exigences, de ne couper-coller qu’avec les dents de ma souris, de dessiner mes moutons avec tes logiciels, de déguster tes virus.

Juste une requête avant que le déluge du dieu Bill ne nous submerge pour toujours. Juste une: écris-moi un poème.

Publié dans Le Courrier le 27.10.2015.

Claude Luezior

Né en 1953 à Berne, Claude Luezior y passe son enfance puis étudie à Fribourg, Philadelphie, Genève, Lausanne, Rochester (Minnesota) et Boston. Médecin, spécialiste en neurologie, il devient chef de clinique au CHUV puis professeur titulaire à l’université de Fribourg – son nom civil est Claude-André Dessibourg. Il a publié une trentaine d'ouvrages depuis 1995, romans, nouvelles, recueils de poésie, haïkus ou livres d’art, et vient de sortir une trilogie poétique. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch