« On ne pleure pas au pays » – Max Lobe

Ah la cérémonie funéraire peut enfin commencer!

Cela fait deux semaines que papa est mort. Et, en attendant de rassembler tous les membres de la famille vivant à l’étranger, son corps a été gentiment coffré dans la morgue de l’hôpital La Quintini de Douala.

Il faut réunir en tout près d’une douzaine de personnes. Ses enfants biologiques et ses enfants adoptifs doivent rentrer de plusieurs pays: du Nigéria, de la Côte d’Ivoire, de la France et surtout de la Suisse où moi, seul garçon de la fratrie, je vis.

Je me souviens avec exactitude du jour où la nouvelle de la mort de papa m’a été annoncée. Je venais de terminer un excellent cours d’économie publique où la professeure, ouvertement ancrée à gauche, nous racontait les avantages de l’investissement public pour la lutte contre le manque d’emploi. J’avais alors la tête inondée d’idées. Je me disais que j’allais bientôt retourner dans ce Cameroun gangréné par l’inactivité et investir massivement un argent prêté je ne sais dans quels fonds monétaires internationaux ou quelles banques mondiales afin de relancer l’économie et venir à bout de ce chômage des jeunes. Oh la théorie!

En pleine méditation de mes grandes ambitions de révolution économique, une de mes sœurs m’a appelé:

– Allô! Nicole? ça va?

– Calme-toi. Calme-toi et puis je te dis.

– Que se passe-t-il?

– Je dis de te calmer.

J’ai entendu, en fond sonore, des cris et des lamentations. Les pleureuses étaient à l’œuvre. Mauvais signe. Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Je transpirais.

– Ton père est mort, Nicole me dit.

Je me suis senti figé. Glacé. Je me sens encore glacé quand j’y pense.

Cela fait un peu plus de dix ans que je suis parti pour l’Europe. Depuis lors, je n’ai pas revu mon père. Je ne le reverrai plus.

Je fais partie de ceux qui s’en vont et qui ne pensent pas retourner au pays. Non, même pas pour de simples vacances. Il y a toujours une raison: le billet d’avion coûte trop cher; la famille qu’on va retrouver là-bas nous fera les poches; partir pour seulement une ou deux semaines? C’est trop peu! J’ai même entendu une fois qu’on craignait pour sa vie, car les risques de crashs aériens pour les vols en direction d’Afrique étaient trop élevés. Mais la palme d’or des excuses revenait à mon ami Samba. Pour lui, il ne peut pas partir en vacances dans son propre pays parce qu’il y fait tout simplement trop chaud!

Pour ma part, c’est surtout pour des raisons financières que je n’y suis pas retourné. Il est vrai que j’aurais pu demander à mes parents de m’envoyer un peu d’argent pour payer mon billet d’avion; je voulais faire le grand garçon. Je voulais m’en sortir par mes propres moyens. Mais depuis dix ans, je n’ai toujours pas de situation stable en Suisse. Après avoir réussi avec brio trois licences, en droit international, en histoire et en sociologie, je suis maintenant un deuxième Master en politique après le précédent conclu en management. Dix ans à espérer que la loi ici changera et que cela me permettra de trouver en toute légalité un emploi. Dix ans que le Parlement d’ici avance d’un pas et recule de cinq. Dix ans que j’attends d’annoncer un jour la bonne nouvelle d’un contrat d’embauche à mes parents. Dix ans aussi que j’attends de pouvoir trouver l’âme sœur et de me marier: c’est ce qu’a fait mon ami Samba, et depuis, il mène une vie peinarde avec sa petite Blanche.

Je n’ai pas un seul radis pour aller voir le corps de papa. Même pas une ancienne pièce jaune pour aller essuyer les larmes de maman, elle qui doit en ce moment avoir un si grand besoin de tendresse de la part de tous ses enfants. Comment vais-je aller dire au revoir à papa, lui baiser la main, lui acheter un cercueil qui vaille la peine, lui organiser une cérémonie funéraire en bonne et due forme avec boisson, nourriture, etc.?

Chez nous, les funérailles, plus que les mariages, les baptêmes ou la fête de circoncision, sont un événement. Un grand événement, surtout lorsqu’il s’agit des cérémonies mortuaires d’un quelqu’un, un vrai quelqu’un comme l’était papa.

Papa avait fait de brillantes études chez les demi-Blancs d’Algérie et du Maroc, puis une remarquable carrière de laborantin, puis de brasseur à l’International Beer of Cameroon, prestigieuse brasserie franco-belge sise à Douala. Il en était même devenu directeur à la fabrication. L’ébriété avancée était l’état normal de papa. Son état de lucidité. Même au volant. Et lorsque maman s’en plaignait, il invoquait, entre deux hoquets, des raisons professionnelles: «Qui a bu? Moi? Je ne bois jamais! Jamais de la vie! Je ne fais que goûter la bière que je fabrique.» Sauf que papa en goûtait un peu trop. Nul ne sait aujourd’hui si c’est la bière ou ses problèmes cardio-vasculaires ou les sorciers malfaiteurs ou même le Saint-Esprit qui ont provoqué son accident de route. Ce qui est sûr, c’est qu’il en est mort.

Il ne faut pas moins d’une semaine de bouffer-boire-danser pour honorer la mémoire d’un monsieur aussi viveur et aussi joyeux que papa. Minimum-minimum: une semaine. Et tenez-vous tranquilles: les indigènes au pays vous attendent sur ce genre de détails… Le père-défunt n’a-t-il pas envoyé certains de ses enfants dans les pays des Blancs? N’a-t-il pas construit une grande maison dans son village? Puis une autre en ville? Puis une autre encore dans la savane nord-camerounaise, près du parc Boubandjida, pour nourrir sa passion de chasseur-picoleur? N’a-t-il pas marié une de ses filles à un préfet de commune urbaine? Puis une autre à un Blanc aux cheveux aussi blonds que les poils de maïs de chez nous? Puis une autre encore à un homme d’affaires nigérian? N’a-t-il envoyé son fils unique à l’école du Blanc en Suisse? Et alors? C’est une famille riche! Oui, ils ont de l’argent! Ils sauront facilement relever le défi d’une semaine de bouffer-boire-danser. Pleurer aussi. Enfin, si on y parvient.

Pour la boisson, on n’a pas à s’inquiéter. Heureusement. Papa n’était-il pas directeur de fabrication pour l’International Beer of Cameroon? Les responsables de la firme ont promis à maman-veuve de s’occuper de tout ce qui est alcool. Ils lui ont promis que quiconque mettrait les pieds à ces cérémonies funéraires n’en repartirait que comme le père-défunt à ses heures de gloire et de lucidité, c’est-à-dire soûlaud.

Si le corps de papa dormait toujours dans un congélateur à la morgue de l’hôpital La Quintini, ce n’est pas seulement parce qu’il fallait rassembler tous ses enfants épars dans le monde. Mais c’était surtout parce qu’on m’attendait, moi. Je suis le fils unique. Du coup, rien ne peut commencer sans moi. Ma sœur Julie-Ginette, la Parisienne, est descendue quelques jours après l’annonce de la mort de papa. Et moi, il m’a fallu deux semaines pour rentrer au pays. J’ai refusé l’aide financière de maman. Elle a pourtant insisté. J’ai dit Niet. Je suis resté droit dans mes bottes et ai décliné l’offre. Je voulais et je devais faire le grand. Je ne vais quand même pas me faire payer le billet d’avion alors que je ne suis pas rentré au pays depuis dix ans.

Je me suis tourné vers les services sociaux de mon université pour leur demander de me venir en aide. Encore aujourd’hui, je cherche un mot qui puisse seoir à cet épisode, rien d’autre ne me vient à l’esprit que la honte. L’aîné de la honte! Mais est-ce que la main qui quémande regarde la couleur de l’argent?

Sous présentation du certificat de décès que maman-veuve m’a scanné, ceux du service social de l’uni m’ont octroyé une certaine somme d’argent. Ah de l’argent! Une somme, franchement importante pour le jeune étudiant que je suis. Cela m’a permis de m’acheter un billet d’avion; et pas question de voyager avec n’importe quelle compagnie! Swiss! Quoi? Rentrer au pays avec Air Maroc? Ethiopian Airlines? Turkish Airlines? Mais c’est une blague voyons! Limite Air France; c’est encore acceptable… Sinon ceux qui viendront vous chercher à l’aéroport refuseront de vous reconnaître et rebrousseront chemin sans vous adresser la parole. Le déshonneur! Or moi je voulais qu’on m’accueille fièrement, en fanfare, en bisouteries, en danses, en youyous, comme un digne fils du pays revenant de chez les Blancs.

Je me suis donc pris un billet Swiss. Et il me restait encore assez d’argent pour aller faire le beau garçon au pays. Oh le miséreux parvenu! Je me suis acheté beaucoup de Louis-Vuitton-Versace-Benetton-Lacoste. J’ai aussi acheté des Nike-Adidas-Reebok. Et quelques montres. Que des contrefaçons, bien sûr. Mais qui osera un seul instant douter de mes fringues? N’est-ce pas que je rentre de Suisse? Vu la foule que les funérailles de papa vont drainer, franchement, il est de la plus haute importance de se distinguer clairement des autres. On ne va pas mettre dans la même casserole des morceaux d’igname et de manioc. Je dois me distinguer de ceux qui vivent là sur place, de ces malheureux petits indigènes qui croupissent sous le chaud soleil des tropiques et cohabitent bon gré mal gré avec d’éternelles et impitoyables guérillas de moustiques armés jusqu’aux dents. Il faut, dans ce genre d’événement, qu’on voie qui est qui. Qui vient de Mbeng et qui vit au pays.

Dans mon immense générosité, j’ai également pris quelques cadeaux et pensées, made in China, tout-à-un-franc, pour les petits indigènes de là-bas. Ils en seront très ravis et me baiseront la main, louant ma bonté.

Je ne peux pas dire que seul le service social m’a donné de l’argent. Ce n’est pas vrai. J’ai aussi reçu des sous de la part d’amis africains qui comprenaient par quoi je passais. Surtout mon pote Samba. Il a été très généreux avec moi. Et mes amis suisses ou européens?... Tout ce qu’ils ont su me dire, c’est: « Euh… je suis toujours là, si tu as besoin de parler. Je partage ta peine.» Quoi? Parler? Ils sont là si j’ai besoin de parler? La rigolade! Moi j’ai besoin d’argent et eux me proposent de parler? O.K. Ils disent qu’ils partagent ma douleur. Très bien! Mais est-ce que je leur ai demandé de partager ma peine? Après tout, c’est mon père qui est décédé et pas le leur. Ce que je leur demandais, c’était de l’argent…

«Euh… si tu as besoin de parler euh… je suis toujours là.»

Une fois au Cameroun, c’est la chaleur qui vous dit le mot de bienvenue dès votre sortie de l’avion. Quand on n’a pas mis les pieds au pays depuis dix ans… il faut se préparer psychologiquement pour faire face à une ribambelle de personnes présentes dans le seul but de vérifier si vous êtes vraiment un Mbenguiste, un vrai gars qui revient d’Occident. Ils veulent voir si le froid et la neige ont lavé ma peau noire-là. Je me dis qu’ils doivent être déçus de constater que je suis toujours aussi charbon qu’à mon départ pour le pays des Blancs. Ils veulent aussi voir si je reviens avec ma petite Blanche un peu zazoue, un peu façon-façon, avec son derrière qu’on s’imagine déjà comme celui de toutes ces Blanches qu’on aperçoit ici et là en ville, c’est-à-dire aussi plat qu’une pierre à écraser. Oh ma Blanche ! Celle qu’ils n’auront point le loisir de voir. Elle amusera la galerie. Elle fera l’objet d’une attention à la fois intriguée, curieuse, mais aussi moqueuse. La pauvre !

Quand on n’a pas mis les pieds au pays depuis dix ans… les bakchichs à balancer à tous les niveaux peuvent énerver. Il faut graisser la patte déjà pour ne serait-ce que récupérer ses propres valises. « C’est quoi ces histoires ? », je me suis offusqué. « Fais comme tout le monde ou rentre dans l’avion », m’a dit ma sœur-cousine Nicole. Aux employés de l’aéroport qui vous attendent, vous les Mbenguistes, vous allez donner leur part. Les bagagistes professionnels, les petits porteurs à la criée, les marchands ambulants, les pseudo-collectionneurs d’art du terroir, les filles aux seins-missiles-roquettes-flèches, les charlatans à grigris-chasse-mouche, les vendeurs de visas internationaux, et j’en passe : tous vous donnent rendez-vous là, dans un aéroport croulant sous le poids de son âge. Si vous voulez éviter des problèmes inutiles, donnez à tous ceux qui vous abordent leur gagne-pain et ils vous colleront la paix.

Nous traversons de bout en bout la ville, depuis l’aéroport de Douala jusqu’à la Cité des Palmiers qui en réalité n’a de palmiers que le nom, mais plutôt des manguiers dont les mangues font régulièrement l’objet de maintes querelles : « - J’ai ramassé cette mangue avant toi, elle est à moi. – Quoi ? Menteur ! Fanfaron ! Gourmand ! Hippopotame ! Tu connais pas la galanterie, toi ? – Le cul de ta mère ! T’as déjà entendu qu’on mange la galanterie ? » C’est Nicole qui me raconte tout cela avant de pouffer de rire. Je souris.

Comme j’étais heureux de retrouver ce pays, cette ville de Douala que j’aimais tant. Ses odeurs. Ses parfums. Ses peuples. Ses routes, les meilleures au monde ! Ses petits vendeurs à la sauvette, ses vendeuses de maïs grillés comme à Paris, ses vendeurs de cigarettes à l’unité comme aux Pâquis à Genève, ses églises qui ne s’arrêtent jamais de fêter, ventre affamé, la venue du Saint-Esprit. Amen oh ! Alléluia oh ! Ses jeunes hommes le regard hagard qui croient avec force et conviction qu’ils seront les prochains Eto’o fils. Ses jeunes femmes la perruque blonde ou rousse vissée au crâne qui se prennent pour Béyoncé ou pour Mama Chantal, la Grande Royale. Ses soûlards qui vident leur vessie dans les caniveaux. Tranquilles ! Ses ci et ses ça. Ses bars bruyants où coulent à toute heure de la journée des Guinness Beer, des Castel Beer, Mutzik Beer, Amstel Beer, des 33 Export Beer et bien d’autres Beer dont les noms étrangers nous paraissent trop compliqués. Les bars bruyants… Rien à voir avec les politiques de limitation de nuisances sonores que l’on connaît en Occident. Dans un pays comme le Cameroun où beaucoup, à leur allure mi-joyeuse mi-zombie, donnent l’impression de n’attendre plus que le jour de leur mort, refuser de les laisser faire la fête le plus bruyamment qu’ils le souhaitent reviendrait à accélérer leur disparition. Du coup, c’est le laisser-faire complet.

Ma sœur-cousine Nicole me dit : « Oh mon frère, la fête adoucit les mœurs ! ». Dans un accent très genevois, je lui réponds : « Mais de bleu de bleu ! C’est pas croyable ! C’est de la pollution sonore ça ou bien ! Comment vous réussissez à vivre dans tout ce vacarme ? » À ma grande surprise, Nicole rigole en se tenant les côtes puis elle me lance : « Laisse-nous tranquilles avec tes histoires de pollution machin-truc-là. Et puis, tu sais quoi ? Avant de descendre de l’avion, il faut laisser l’accent du Blanc là-dedans ! ». Elle rigole encore un peu avant de s’exclamer : « Mais écoutez comme il parle mon frérot… on dirait un dindon qui a le rhume ! » Mon accent genevois ne semble pas impressionner Nicole. Hélas ! Je ne suis pas prêt pour autant à l’abandonner vu que j’ai pris le temps de m’exercer pendant des jours entiers, pour émouvoir les petits indigènes du pays. Ils connaissent peut-être l’accent français, voire belge, mais l’accent genevois… Ah ! J’ai encore l’espoir de faire sensation. J’en suis persuadé.

Les cérémonies peuvent commencer. Quatre immenses vaches venues tout droit du nord du pays sont abattues. Puis c’est le tour de dix truies grosses comme une de mes tantes, celle-là, là-bas, qui ne fait que s’étonner que la neige n’ait pas lavé ma peau. Pfff ! Une vingtaine de chèvres et de moutons sont également passés à l’abattoir. Le sang ruisselle dans la grande cour de notre concession. Il s’infiltre dans le sol. Une vieille édentée lève la voix et bénit le ciel. Elle demande aux ancêtres de prendre tout ce sang. « Rendez donc votre terre légère afin d’accueillir votre fils qui nous a quitté », elle dit.

Des kilos de viande sont partagés dans tout le quartier. Chaque famille vient prendre sa part. Le plus souvent, elles en cuisinent une partie qu’elles ramènent volontiers aux longues soirées funéraires pour nourrir toute la peuplade présente. Quelques disputes, évidemment. Il y a toujours des mécontents. Il s’agit là de la viande. Ma sœur-cousine Nicole m’apprend qu’un kilo de viande de bœuf coûte quatre couilles de gamins au marché. À ne pas toucher ! Du coup, ils sont nombreux à profiter de la mort des gens comme papa pour manger de la viande, de la vraie viande. Quand Nicole me le dit, je lui souris. Je lui dis, non sans garder mon accent genevois, qu’en Suisse je connais des gens qui refusent catégoriquement de manger de la viande : « - On les appelle végétariens. – Végé, quoi ? – …tariens. Vé-gé-ta-riens. » Nicole éclate de rire puis me lance, d’un air franchement gouailleur : « Quand tu retourneras là-bas en Suisse, dis à ces gens-là de venir vivre dans nos brousses ici. Ils auront assez à brouter. »

Une foule débarque chaque jour de toutes parts, non seulement pour les funérailles, mais aussi pour voir les Mbenguistes. Ma grande-sœur Julie-Ginette, venue de Paris, fait la une de tous les colportages. Oh la star ! Un pantalon Ferré lui moule la remorque. Elle porte un pull col roulé frappé d’un énorme écusson Ralph Lauren, des Louboutins à paillettes argentées et une veste en simili cuir dont la marque est plus discrète. Sans doute du H&M. Elle ne met pas le nez dehors, ma sœur Julie-Ginette. Elle dit qu’il y a trop de bactéries. D’ailleurs, elle garde toujours un petit flacon de désinfectant dans la poche de sa veste. Elle s’en rince les mains à chaque minute. Oh la belle Julie-Ginette ! Elle ne veut surtout pas salir ses Louboutins. Ils ne quittent jamais ses orteils. Elle reste cloîtrée dans le salon, seule pièce climatisée de la maison. Elle refuse manger les beignets que maman-veuve s’est donné la peine de nous cuisiner. « C’est trop gras ces trucs », elle a osé. Elle dit qu’elle veut du camembert, du foie gras ou du caviar. Champagne ! Santé ! Son accent est tellement parisien que lorsqu’elle parle, Nicole lui crie : « Esprit de Chirac sort de ce corps ! », ce à quoi je réponds par un grand « Amen ! » à l’accent genevois, bien sûr.

Ma sœur Julie-Ginette est tellement ridicule que je préfère l’éviter. Par son comportement, elle m’a poussé, au bout de quelques jours, à changer mon accent. Depuis, je parle comme tout le monde, avec les vraies intonations de chez nous. Mais mon accent est désormais si fort que plusieurs sont ceux qui se demandent si j’ai vraiment passé dix ans en Europe…

Ce matin, un oncle-frère-cousin a débarqué à la maison. De loin, nous avons perçu ses cris. Nicole a dit : « Pas de doute, c’est lui. Je peux reconnaître son odeur, même à dix kilomètres à la ronde, à celui-là. » Celui-là, c’est oncle Jean-de-Dieu. Je ne me souviens plus que vaguement de lui. Par contre, je sais qu’il est très efféminé. Il est pourtant marié à une belle femme et a cinq enfants. Il est si efféminé et si bavard que papa l’appelait souvent Jeanne-de-Dieu.

Jeanne-de-Dieu est donc arrivée en pleurant. Il s’est jeté aux pieds de maman qui, elle, ne laisse presque jamais son fauteuil de veuve, vêtue de blanc et de blanc voilée. Il a crié, a tapé des pieds, s’est roulé au sol, a levé les mains au ciel, a pleuré toutes les larmes de son corps. Quand il a terminé son théâtre, il est venu prendre place en face de maman. Nous, les enfants, étions tous alignés derrière elle. Il a commencé, sa voix fluette contrastant avec son immense corps :

– Oh Dieu ! Pourquoi ? Pourquoi as-tu pris mon frère ? Mon seul frère qui me restait ? Pourquoi ?! Mes enfants, votre père était un homme bon. Un homme bien. C’est pour cela que les sorciers de cette famille lui voulaient du mal…

Tout le monde sait que Nicole ne passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle pense. Ce n’est pas pour rien que maman a toujours voulu la maintenir à ses côtés. On sait qu’elle est battante, franche et peut même être violente quand les intérêts des siens sont en danger. N’est-ce donc pas elle qui a fermé toutes les pièces de la maison depuis le début des cérémonies funéraires ? On ne peut pas aller d’une pièce à une autre sans passer par elle. Elle contrôle tout. Et quand je lui ai demandé pourquoi elle tenait toujours avec elle le gros trousseau de clés de la maison, elle m’a dit : « L’école du Blanc ne donne vraiment pas de sagesse. Ne sais-tu pas que ce type de festivités est une occasion en or pour les voleurs et les pilleurs ? »

Infatigable, Jeanne-de-Dieu continue :

– Votre père et moi étions comme des frères. Plus que des frères, des jumeaux. Nous sommes nés la même année, le même mois, le même jour, et même à la même heure…

– … Et pourquoi vous n’êtes pas morts aussi le même jour ?, intervient du tac au tac Nicole.

Mama étouffe un rire sous son voile blanc. Elle le sait, elle doit rester silencieuse. Mes sœurs serrent les dents pour ne pas éclater de rire. Moi je baisse la tête pour ne pas croiser le regard de Jeanne-de-Dieu. Il semble perdu par la nouvelle pique de Nicole. Cette dernière profite de sa perplexité pour lui demander de sortir de la pièce. « Dehors ! », elle lui dit. « Ça suffit maintenant avec ton parler-parler-là. Dehors ! Va boire et manger avec les autres là-bas. On est nés le même jour… on est nés le même jour. Out ! »

Pendant les cérémonies funéraires des vrais quelqu’uns comme mon père, les travaux d’organisation sont divisés par groupes. Il y a avant tout le groupe des pleureuses, ce sont elles qui rappellent de temps en temps aux uns et aux autres qu’il s’agit bien là d’un triste événement. Il y a le groupe qui a la lourde tâche de choisir un pagne spécial que l’on utilisera pour se confectionner une tenue en mémoire du défunt. Il y a le grand groupe des chantres : un sous-groupe venant de l’église presbytérienne, un autre de l’église Jésus Revient Bientôt, un autre de l’association des femmes du quartier, puis enfin un groupe de musique traditionnelle composé de braves gars qui vous animent toute une veillée. Ils sont adorés. Avec leurs tam-tam, leur tambour Nkuu, leurs gongs et maracas, ils jouent du Makouna, du Békèlé ou du Bôg Bés : des musiques et danses carnavalesques en pays Bassa.

Il y a également le groupe de cuisine. Ce doit être le plus important. Il comporte de nombreux sous-groupes et est essentiellement composé de femmes. Les hommes qui y sont se chargent de couper, à l’aide d’une hache, d’énormes bûches de bois à chauffer. Ils les disposent en stères prêts à brûler. Chez les femmes, il y a celles qui cuisinent pour les habitants de la maison, celles qui cuisinent pour la veuve, celles qui cuisinent pour les enfants, celles qui, plus nombreuses, cuisinent pour la grande masse, celles qui cuisinent pour les autres groupes et celles qui cuisinent pour les Mbenguistes.

Depuis que je suis rentré au pays, je suis vraiment déçu. Et moi qui pensais pouvoir impressionner les gens. Ces petits indigènes ont purement et simplement refusé les cadeaux tout-à-un-franc que je leur ai offerts. « Quoi, tu penses que nous portons des conneries comme ça ici ? » m’a dit un frère-cousin. « Même ici à Douala, on ne vend plus ce genre de pacotille ! » a remarqué une autre sœur-cousine. « Faudra ramener ces conneries-là avec toi. Mais enfin, tu nous prends pour des Pygmées ou quoi ? » s’est emportée une autre sœur-cousine qui avait tenté sa chance à Paris et, depuis, était rentrée. Nicole les a calmés. Elle a récupéré les cadeaux incriminés et me les a remis : « Mon frérot ! Tu ramèneras ça dans ta forêt là-bas en Suisse. »

Et ce ne sont pas mes vêtements de marques contrefaits qui ont pu impressionner davantage mes concitoyens. Avec les Chinois, le Camerounais moyen a aussi sa part de globalisation. Les marques sont démocratisées ! Plus jamais vous n’allez l’impressionner avec du Louis Vuitton ou du Versace et que sais-je encore ? Allez au marché central de Douala, allez donc au marché Ndokotti, à Mboppi ! Il y en a plein. Il y a même des chaussures quelconque dont les semelles ont été purement et simplement peintes en rouge pour faire du Louboutin ! Et ce n’en déplaise à ma sœur, la belle Julie-Ginette, elles sont nombreuses à avoir leur part de Louboutins au pays. Les prix varient en fonction du porte-monnaie. Mes concitoyens se foutent pas mal de savoir si c’est du vrai ou du faux. L’essentiel, c’est d’avoir la marque.

Une once de regret commence à prendre place dans mon cœur. Pourquoi avoir utilisé tout cet argent des services sociaux de mon uni pour essayer d’impressionner mes compatriotes avec des contrefaçons ? Cet argent ne m’aurait-il pas aidé à mon retour du pays ? Maintenant, je pense déjà à la galère qui m’accueillera à bras ouverts dès mon retour en Suisse.

Publié dans Le Courrier le 29.8.2014.

Max Lobe

Né en 1986 à Douala, au Cameroun, Max Lobe vit en Suisse depuis dix ans. Il a suivi des études de communication et journalisme à Lugano, puis de management à Lausanne. Il vit aujourd’hui à Genève et se consacre à l’écriture. En découvrir davantage

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