« Oiseau de hasard » – Alexandre Voisard

Prologue

Firmament, le firmament, voilà peut-être le premier mot qui m’étonnât vraiment, tombé de la bouche de mon père. Il survenait sans doute d’une de ces chansonnettes que papa, maître d’école de son état, nous susurrait à l’heure du coucher. Et ce firmament était chaque soir, justement, le théâtre d’un prodige dont on faisait grand cas: l’apparition de l’Étoile du Berger, premier lumignon allumé sur nos têtes. «Tu la vois maintenant, là, oui là?» Les soirs d’hiver, vers la Chandeleur, elle est si proche du dernier quartier qu’on voit la lune bouche ouverte au-dessus de l’Étoile avec l’air de l’avaler, comme le montre le drapeau turc. Ou bien l’une et l’autre s’attendent-elles pour la palabre? Quoi qu’il en soit de mes deux figures du soir, l’Étoile la première était prétexte à l’impatience de la voir se dévoiler, puis à l’émerveillement devant ce miracle répété à chaque crépuscule. Il n’y avait donc alors qu’une seule étoile pour occuper la nuit immense, celle du Berger. Unique et singulière présence à l’heure où le sommeil va vous emporter.

Pour longtemps l’Étoile était solitaire dans la voûte céleste et elle le demeurerait tant que l’enseignement paternel ne nous aurait pas montré la complexité du monde et la pluralité des choses et des êtres. C’est donc en grandissant que nous vîmes les astres s’allumer les uns après les autres jusqu’à l’embrasement féerique de la Voie lactée. L’immensité du ciel devint l’ardoise où les signes tremblotaient avant de s’effacer à l’heure dite au bout de leur message. Une seule étoile au ciel, rendez-vous compte…

Quant au reste de notre univers familier, tout était multiple. Les marguerites, les oiseaux et les petites filles, les arbres et leurs fruits, les pieds et leurs chaussures, les vélos, les livres et les crayons. Même les anges, nonobstant l’Ange gardien, veillaient en nombre parmi les troupeaux des nuages. Et que dire de tout ce qui va par deux, yeux, mains, oreilles (et même les gants dont on m’objectera qu’il en manque toujours un). Seule l’Étoile du Berger en sa singularité resplendissait au-dessus de nos têtes.

Telle est la rêverie qui souvent m’emporte lorsque j’évoque mes propres origines. La connaissance que j’en ai ne m’amène pas très loin sur le chemin de mes devanciers. La génération précédant mes parents constituait mon repère le plus ancien du creuset familial. D’arrière-grands-parents il n’était jamais question dans les conversations d’adultes. Mes grands-parents auraient pu surgir de limbes mystérieux ou être tombés, justement, de ce firmament où s’inscrivait l’Étoile. Eux-mêmes n’évoquaient jamais leur père et mère. Le monde et mon histoire commencent donc sur les genoux de mes grands-parents, de ces mots survenant à leurs lèvres et de ces choses que triturent leurs doigts. Tout prend forme et sens à partir de cette image biblique, tableau naïf nous révélant à nous-mêmes en humbles figures laborieuses, sagement rangées dans un ordre social et drôlement astiquées dans le temps historique.

Une histoire, la mienne, à la fois singulière et banale, redevable à cent autres en amont, en instance de proliférer en aval…

Du côté maternel, un grand-père et une grand-mère, fils et fille de paysans de la Montagne tombés vers l’Ajoie en une aventure ouvrière des plus aléatoire. Du côté paternel, une grand-mère, petite protestante d’Erguël échouée en pays catholique au service domestique de paroissiens aisés de son église. Pas de grand-père… Ainsi avions-nous, mes frères et sœurs et moi, deux grands-mamans et un seul grand-papa. Il y avait là quelque défaut, une lacune ou une boiterie dans l’image de la famille qui jamais pourtant ne nous interpella. Un grand-père pour deux grands-mères qui d’ailleurs se connaissaient à peine, restant presque étrangers les uns avec l’autre. Et nous allions de l’une aux autres quotidiennement sans que la moindre occasion ne nous fût donnée de nous interroger sur l’absence d’un aïeul qui eût fait le compte de ce qui va par deux pour le meilleur comme pour le pire des vies humaines.

La tribu familiale symboliquement s’affiche sur le mur du salon. Chacun fièrement campé dans l’ovale d’un cartouche à fioritures. On les a fourrés là simplement pour le compte, probablement, et pour que la postérité conserve une trace des ancêtres et qu’elle puisse apprécier çà et là la bizarrerie de filiations à controverse. Quelque part vers le haut de ce tableau solennel un cartouche est resté vide et cela fait comme une tache en cette image vénérable et respectée. Qu’en penser désormais, rien sinon qu’on a perdu la photographie qui devait y figurer, ou qu’on l’a fait disparaître, ou qu’on n’a jamais pu tirer le portrait de l’absent. Ce qui persiste à m’étonner, presque cent ans après sa mort, est le silence absolu, synonyme d’indifférence à son égard, voire d’obscur opprobre, en lequel s’est tenu à son propos tout le cercle familial.

Ma grand-mère paternelle, cette Cécile dite Grand-maman des Poules, n’évoquait jamais cet époux désormais lointain, sinon pour une réflexion acerbe qui surgissait d’une remémoration pénible. Ce que j’ai retenu, adolescent, de telles remontées d’aigreurs, en trois ou quatre coups de crayon caricaturaux, faisait de notre aïeul un lascar plutôt détestable. Quant à mon père, je ne l’ai jamais entendu parler du sien même lorsqu’il narrait quelque épisode de son enfance. Et il y aurait eu sans doute suffisamment de matière à récit puisque papa avait dix-huit ans à la mort de son géniteur.

Néanmoins je ne crois pas au complot du silence. Simplement, le personnage s’était comme évanoui dans la nuit, comme si son nom avait été rayé de la distribution des rôles. Sans l’état civil et un document irréfutable parvenu jusqu’à moi par miracle, ce Livret de service établi par le Bureau de recrutement de la Légion étrangère, dont j’aurais à tirer quelques enseignements, chacun de ses descendants eût été en droit de douter de son existence en qualité de pater familias. Après tout, tant de braves filles furent engrossées par des enjôleurs sans nom.

Donc ce Voisard-là fut bel et bien. Mais qui était-il, notre grand-père des oubliettes? Dans le flou de sa légende, je le vois, moi, Voisard dit Quéquan de la troisième génération, je le vois qui me fait signe de sa pauvre lanterne parmi les brumes où il est censé avoir disparu, ces bruines acides des souvenirs que les vivants repoussent comme des mouches. Je le suis dans sa nuit où l’Étoile du Berger lui aura de tout temps fait faux bond.

Le livret militaire écorné et jauni était une preuve d’existence. Il y en aurait une deuxième comme par raccroc, une photographie de groupe de la fanfare à laquelle il appartenait alors, dans la force de l’âge, à Porrentruy, chef-lieu de l’Ajoie. Ils sont une quarantaine rangés là, en képi, col dur, cravate noire à large nœud, baudrier orné d’une lyre de bronze bordée de lauriers en couronne. On n’est pas étonné de le trouver là, ses quatre fils, à ce qui nous fut démontré dès notre plus tendre enfance, ayant été de talentueux musiciens. On disait d’eux: «Ah, les Voisard, ils en ont au bout des lèvres et des doigts!» Il devrait donc y avoir eu, côté musique, quelque relais génétique.

Le voilà donc, ce drille de piètre mémoire, ce bougre d’individu, ce loustic insaisissable. Peut-être ce taborniau qui dans la bouche de mon père désignait quelque être méprisable, un fainéant ou un chenapan sans foi ni loi, un madré combinard. Je le vois enfin de mes yeux, cet ancêtre fantôme dont je n’ai jusqu’ici jamais pu imaginer l’existence.

Il est donc devant moi, il ne me regarde pas en face. Légèrement de trois-quarts, il semble fixer un point que lui a désigné, de son doigt tendu, le photographe Husser. L’œil est clair sous un sourcil bien dessiné, le nez modeste au-dessus d’une moustache plutôt fine aux extrémités effilées, le menton est rond et marqué d’une légère fossette qui ne se retrouve pas chez son fils mon père. L’air de quelqu’un à qui on ne la fait pas, l’image, somme toute, d’un personnage équilibré, dans la force de l’âge, une trentaine saine et gaillarde. N’était sa drôle de légende, ce seul portrait m’apporterait l’image d’un homme pondéré, bien dans sa peau, apte à prendre, par hypothèse, du service dans les douanes helvétiques.

À l’époque de cette photographie nous sommes au tournant du siècle, sa seconde épouse Cécile lui a déjà donné quatre enfants et elle lui en réserve trois autres dont le dernier, une fille, fera son apparition en 1910. Mais nous n’en sommes pas là, il s’en faut, puisque nous avons à imaginer (c’est ici le dessein irrésistible du chroniqueur) ce qui constitua dès l’origine la vie heurtée et ténébreuse d’un héros, fût-il de pacotille ou de médiocre aloi. Il nous faut donc esquisser puis portraiturer celui-là en incontestable maillon de notre ascendance. Il sera ce que l’histoire, qui est devant moi, voudra bien m’en dicter.

Publié dans Le Courrier le 23.9.2013

Alexandre Voisard

Né en 1930 à Porrentruy (JU), poète et prosateur, Alexandre Voisard est l’auteur d’une œuvre abondante qui puise sa source dans sa terre d’origine. Après une enfance tumultueuse et une jeunesse bohème à Genève, il regagne le Jura où il publie ses premiers recueils et tient une librairie. Membre du Rassemblement jurassien depuis 1947, il s’engage activement pour l’indépendance du Jura. En 1967, il publie Liberté à l’aube, recueil de résistance où la lutte pour un Jura libre s’exprime avec un lyrisme puissant. À l’instigation de Maurice Chappaz et de l’éditeur Bertil Galland, il lira l’«Ode au pays qui ne veut pas mourir» lors de la Fête du peuple de Delémont, poème repris en chœur par la foule. En découvrir davantage

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