« Magda » – Hélène Richard-Favre

Entre Magda et moi, l’amour n’a pas été du genre depuis le temps que je t’attendais ou tout de suite j’ai su que c’était toi. Nous avons juste voulu nous aimer, car le plaisir doit se consommer sans affirmer ni promettre quoique ce soit. Mais elle s’est mis dans la tête que je serais le seul, l’unique à même de tout comprendre et d’accéder au moindre de ses désirs. C’est le transport le plus parfait qu’une femme puisse accorder à l’homme qui se projetterait maître absolu de son corps. Mais pour moi qui m’en souhaitais simple jouisseur, les conséquences furent effrayantes.

La toute-puissance, qui n’en rêve pas, conscient malgré tout de l’utopie qu’elle revêt ? Céder à l’ivresse qu’elle suggère tente le héros que le dépassement de soi attire, mais pour quelle fin ? Se savoir et se vouloir indispensable permet de se sentir fort. Je ne pense pas l’avoir voulu mais le plaisir que j’ai ressenti à l’être, je ne le nie pas. Les effets de pareil sentiment, par contre, jamais je n’aurais pu les prévoir aussi funestes. Si tel avait été le cas, je doute que je me serais engagé dans cette relation avec Magda.

J’ai aimé la combler et la satisfaire. Mais il lui arrivait, parfois, de se fermer comme une huître et de se murer dans un silence dont elle reprochait à son entourage de demeurer incapable de l’extraire, alors qu’elle mettait tout en œuvre pour l’en empêcher, pis, le lui reprocher ensuite.

J’ai échoué à évaluer ce que signifiait le fait de passer pour un sauveur et je l’ai payé au prix fort. Entre attirance et répulsion, l’autre s’expérimente au plus profond de soi et le danger consiste à ne pas prêter une attention suffisante à ce mouvement de balancier qui ira s’accroissant. Croire qu’on s’y habituera tient du leurre et mène à des drames dont on ne mesure jamais assez l’ampleur.

Le lien qui m’a uni à Magda n’a pas été celui d’un érotisme exceptionnel mais d’une dépendance dont j’ignorais qu’elle rendît à ce point victime. Si je n’ai eu de cesse de me projeter loin de la folie de Magda, j’ai dû réaliser, au fil du temps et de l’expérience, que je n’étais pas prisonnier de sa démence mais de mon impuissance à la quitter.

Elle était mère d’une fille, Céline, qu’elle avait chassée de la maison après avoir fait de même avec son mari. Oui, elle avait prétendu qu’il abusait de l’enfant et que celle-ci avait préféré se taire plutôt que de perdre l’amour de ce père, fou de désir d’elle et qui lui vouait un culte tel, qu’en retour, elle ne sut que l’aduler et mettre tout en œuvre pour lui épargner le procès que sa mère voulait lui intenter. Soutenir ainsi son père me semblait discutable, d’autant qu’il avait ruiné son existence, me disais-je lorsque j’avais connu Magda. Ce père, c’est tout pour elle. Moi je n’existe pas. Ni pour l’un ni pour l’autre, ne cessait-elle de me répéter, redoublant de gestes tendres et empressés pour compenser avec moi ce qui lui manquait. J’avoue avoir été un peu ému au début de notre histoire. Mais dans l’entourage de Magda, on laissait entendre qu’elle avait elle-même créé la situation entre son mari et leur fille. J’ai toujours mis en doute cette version de la situation. À tort.

Voici. Pour me prouver que sa fille avait bel et bien été abusée par son père, Magda me suggéra de mettre Céline en situation de proximité telle qu’elle lui rappelle celle vécue avec son père, ceci afin d’observer comment elle y réagirait. Lors de ces moments d’intimité, j’aurais à vérifier s’ils lui procuraient crainte, gêne ou pudeur excessive. Comme Céline semblait apprécier ces rencontres avec moi, je les renouvelai à rythme régulier d’abord, puis selon nos désirs qui souvent se rejoignaient. Ainsi ai-je très vite constaté qu’elle ne manifestait pas la moindre frayeur mais qu’au contraire, elle paraissait goûter à ces instants partagés avec moi.

Surpris de l’aisance avec laquelle elle se tenait toujours à mes côtés, je lui posai quelques questions auxquelles elle ne répondit pas tout de suite, par crainte des réactions de sa mère, m’avoua-t-elle alors. Comme je lui dis que je la comprenais, ne souhaitant pas non plus froisser Magda, je la sentis à l’aise et rassurée, ce qui l’incita à se confier.

C’est ainsi que j’appris comment elle s’était plus ou moins donnée à son père.

Si sa mère ne l’y avait pas vraiment engagée, elle lui avait néanmoins souvent fait part de ses inquiétudes au sujet de son époux, qui lui paraissait avoir perdu goût à la vie. Elle avait ainsi suggéré à sa fille de se comporter avec son père de sorte à lui rendre un peu d’appétit aux plaisirs quotidiens, et le reste suivrait peut-être. Le reste, s’était-elle contentée d’ajouter sans plus de précisions. Céline en déduisit que si elle n’écoutait pas sa mère, elle assisterait au naufrage du couple de ses parents. Dans son esprit, si elle avait dit non à sa mère, son père serait parti avec une maîtresse et les aurait abandonnées, sa mère et elle. Alors, pour éviter à tous l’humiliation, elle s’était résolue à exécuter le désir de sa mère. Par l’affection qu’elle offrit à son père, parfois accompagnée de gestes tendres, elle fut certaine de protéger ainsi ses parents et son enfance à elle. Mais un jour, face à tant de douceur prodiguée par sa fille, son père n’a pu résister à l’envie de laisser aller sa main, qu’elle n’a osé retenir.

Décontenancé par ses propos, j’ai préféré garder le silence. À sa question qui a immédiatement suivi, de savoir si Magda me plaisait, j’ai répondu par l’affirmative. L’aveu, à ce moment-là, que sa mère avait détruit sa vie en la poussant dans les bras de son père pour mieux le rejeter et divorcer, témoigna de ce que j’aurais préféré ne jamais entendre. Pourtant, c’était elle, Céline, qui avait consenti à ce plaisir, arguai-je comme ultime tentative de relativiser un mal déjà irréversible.

En réalité, l’acceptation tacite du désir de son père, elle le devait à l’optimisme idiot qui l’avait convaincue de sauver ainsi ses parents et elle. Or on ne s’habitue pas à ce type d’amour avec son père.

Cette histoire ainsi racontée m’aurait parue invraisemblable et cousue de fil blanc si je n’avais connu Magda. Mais avec elle, tout devenait possible, tant elle était en mesure de pousser à bout son entourage et de lui ôter toute chance de lui faire face.

Depuis le divorce de ses parents, Céline partageait une petite maison avec son père, chacun occupant un étage, et tout semblait bien se passer entre eux. Cependant la jeune-fille ne se projetait que difficilement dans l’avenir.

La confiance qui s’était instaurée entre nous se maintint aussi longtemps qu’elle le voulut et pour mon plus grand bonheur. Et puis, un après-midi, tandis que nous bavardions, elle m’a soudain demandé ce qu’il en était de ma relation avec sa mère et ce qu’elle pensait de nos rencontres ici, dans la maison de son père. Pris de court par sa question, je la laissai sans réponse. Pour rompre ce soudain silence qu’elle a interprété à sa manière, elle m’a tendu une main. Par impuissance ou quelque autre mobile, je n’ai su refuser tant de spontanéité.

Elle n’était qu’instinct. Au sortir d’un mouvement, immédiatement, elle en était un autre. Brûlante, ardente, féline ou louve, elle exhalait l’amour. Elle ravissait, elle affolait, hommes, femmes, tous la traquaient. Venimeuse ou moelleuse, animale, elle sut devenir mon souffle, ma raison, ma passion. Son corps avait faussé des solitudes, rarement réjoui qui l’aurait protégée d’elle-même. Pourquoi s’exaltait-elle, sinon par cette blessure qu’elle tentait d’apaiser sans plus d’estime d’elle-même ni autre considération ? Tue-moi ! avait-elle supplié un homme, un soir qu’elle ne se supportait plus. Il avait refusé. Moi je l’ai comprise.

Je suis fou, je l’admets. Mais je lui en veux et je m’en veux du bonheur dont la promesse lui a été volée pour ne la conduire, en définitive, qu’à l’expropriation d’elle-même. Je l’ai pillée, je l’ai perdue, elle me contemple du fond de la terre et son regard m’effraye, je ne l’ai jamais aimée.

Publié dans Le Courrier le 7.10.2013

Hélène Richard-Favre

Née en 1953 à Pully, Hélène Richard-Favre vit à Genève où elle a effectué toute sa scolarité. Elle y a étudié les littératures russe, allemande et française à l’université, avant de se spécialiser en linguistique et de se consacrer à la recherche. Tout en menant des travaux en épistémologie et histoire de la linguistique, elle a enseigné le français à la Faculté de sciences politiques de l’université de Turin puis au post-obligatoire à Genève. Depuis 2004, elle se consacre entièrement à l’écriture et tient un blog sur le site de la Tribune de Genève (http://voix.blog.tdg.ch). En découvrir davantage

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