« Lili encore et encore » – Andrea Gerster

Mère nous a quittés. Rex l’avait précédée. Mais père fut le premier à partir. «Le cœur», avait dit mère à la mort de père et, en soupirant: «Un bon cœur est souvent un cœur faible.» Luca n’est plus là lui non plus. Mais la disparition de Luca est injuste, à 13 ans on ne part pas. Il me manque.

Je me souviens d’une rage qui bouillonnait en moi quand j’étais encore enfant et qui, montant dans ma tête, y faisait sonner une cloche. Mais ce qui se passait avant, je ne m’en souviens plus; avant mes accès, comme les appelait mère, quand je me tortillais par terre en hurlant comme un insecte fou et que mes parents me fixaient d’abord avec effroi, avant de mettre les assiettes et les vases à l’abri, et que Rex disparaissait sous la table en couinant. Quand je n’en pouvais plus et que je restais juste couchée là, Rex ressortait et me passait sa grande langue chaude sur le visage, et mère disait: «Va te laver, Ana.»

À l’époque, Lili n’était pas encore là, ou du moins pas à proximité.

Maintenant il y a Lili et, quand je suis dans cet état – je ne parle pas d’accès, il s’agit de ruptures –, je sors de mes gonds et je ne suis plus normale, comme aime le dire Lili, ma belle-mère. […]

Ce matin, j’ai téléphoné à Katharina avant sept heures pour la joindre pendant qu’elle boit son café, juste avant son départ pour la grande entreprise où elle passe toute la journée à contrôler les rentrées et les sorties d’argent de la société qui l’emploie. Elle est la sœur de Reini et elle s’y connaît en chiffres. Je suis mariée à Reini et sa mère, Lili, habite chez nous, mais bientôt je ne supporterai plus de vivre en sa compagnie. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé Katharina et je lui ai demandé: «Prends ta mère chez toi pour quelques jours, je n’en peux plus.» J’avais longuement mûri cette phrase que j’avais choisie parmi quelques autres. Il s’agissait de mettre tout de suite les points sur les «i» parce que Katharina est toujours très occupée et qu’elle n’a jamais le temps, même tôt le matin, et surtout pour moi.

«Je suis désolée, Ana, mon vol pour les Etats-Unis est déjà réservé», a répondu Katharina avant de poursuivre, plus gentiment: «Mais une autre fois, très volontiers.»

Katharina n’est pas mariée et elle n’a pas d’enfants. Elle ne voudrait pas d’une autre vie, dit-elle toujours, oubliant qu’elle a une mère dont sa belle-sœur Ana s’occupe. Il m’arrive de vouloir lui faire comprendre que ce serait aussi son devoir. Mais elle ne veut rien savoir, elle est très habile pour l’esquive, par exemple en se réfugiant aux Etats-Unis où elle possède une villa entièrement blanche pour elle toute seule, et où Reini et moi ne sommes encore jamais allés, même si, je l’avoue, elle nous dit souvent: «Passez donc me voir.» Mais il n’est pas si facile de faire une visite impromptue à quelqu’un qui vit à neuf heures de vol de chez soi.

Il se peut que j’aie un peu haussé le ton pour ne pas capituler trop rapidement, mais Katharina a très vite pris congé: «Passe une bonne journée, Ana.» Et je vais devoir rester ici, même si j’ai hurlé dans le téléphone: «Emmène-moi, Katharina!» Ensuite, j’ai jeté la tasse de café et la sous-tasse contre le mur. Maintenant, une lavasse brune coule du mur sur le sol en céramique claire, un petit lac est en train de se former et je m’imagine tremper mon index dedans et faire des dessins sur le carrelage.

«Je trouve qu’Ana n’a aucune maîtrise de soi, parfois elle réagit de manière totalement hystérique», a confié Katharina à Reini, un jour. C’était il y a quelques années. Nicola et Luca n’allaient pas encore à l’école. C’était à l’un des anniversaires de Lili. Nous, les membres de la famille, arrivions de partout pour nous retrouver dans un restaurant qui servait des tranches panées de taille particulièrement impressionnante, et qui avait une petite salle à l’étage pour les occasions. Les enfants, aux ongles bien propres et portant des pantalons qui n’avaient pas encore été raccommodés, peut-être même Nicola en petite jupe et collants blancs, tous bouclés dans leurs sièges, ont commencé à pleurnicher après quelques kilomètres à peine, car ils n’ont jamais aimé rouler et, peu avant l’arrivée, ils ont vomi sur le tapis de la voiture. Pendant toute la journée, on m’a dit: «Ils sentent trop bizarre, tes enfants.» Alors que Reini semblait passer un excellent moment, Nicola a mangé, mangé et elle ne m’écoutait pas quand je lui disais: «Arrête, ou tu vas encore être malade.» Bien sûr, je n’aurais pas dû parler si fort, mais c’est toujours facile à dire après coup, je l’ai aussi secouée, mais seulement un court instant, et après elle m’a obéi et elle a arrêté de s’empiffrer.

Sur le chemin du retour, les enfants dormaient et Reini m’a dit: «Quelle magnifique journée»; et les traces de mes doigts sur la joue de Nicola s’étaient presque estompées. «Non», ai-je répondu à Reini, «pour moi, ce n’était pas une bonne journée. Katharina a prétendu que j’étais hystérique. Inutile de me dire que je me trompe car je l’ai entendue de mes propres oreilles.» Reini a rétorqué: «Ce n’est pas sérieux. Elle n’y connaît rien, aux enfants.» Puis il s’est mis à siffler une petite mélodie et j’ai pensé: «Il a bien raison, Reini, Katharina ne connaît vraiment rien aux enfants.»

«Que fais-tu, Ana?»

Lili est debout dans la cuisine, en robe de nuit blanche. Elle se trouve chaque fois plantée là, je ne l’entends jamais arriver, je devrais un jour demander à Reini si lui non plus, déjà peut-être même lorsqu’il était enfant, il ne l’entendait jamais approcher. Une telle enfance n’aurait pas été agréable.

Reini n’a jamais parlé d’une enfance difficile, si je me souviens bien, il n’a même jamais parlé de l’enfant qu’il était. Je suppose donc qu’il entendait toujours sa mère arriver. Un jour, Lili a dû prendre l’habitude de marcher sans faire de bruit. Il vaudrait mieux ne pas questionner Reini à ce sujet, car ces derniers temps il me regarde d’un air effrayé lorsque je lui demande quelque chose, comme s’il ne m’avait pas entendue venir alors que je suis assise devant lui.

«Tu poses parfois de ces questions, Ana», dit-il en secouant la tête avec cet air d’incompréhension qui lui tient lieu de réponse. Et lorsque le même jour, Lili me dit: «Ana, tu n’es pas tout à fait normale», j’en suis profondément ébranlée, et depuis, j’ai prévu d’y réfléchir à deux fois avant de poser une question à Reini, d’autant plus qu’il n’y répond ni d’une manière ni d’une autre. Mais tout bien considéré, savoir s’il entendait venir sa mère n’a rien d’insolite, ou du moins c’est ainsi que je le vois.

La lumière matinale rend la robe de Lili si transparente qu’elle aurait aussi bien pu être nue. Le long de Lili, tout pendouille, à part ses cheveux. Ils sont dressés en touffe et la font ressembler à un vieil oiseau ébouriffé.

Je ne veux jamais devenir comme Lili.

«J’attends encore mon petit-déjeuner», dit-elle. «Tout de suite, Lili.» «Où sont mes dents?» «Dans la salle de bains.» «Où? Mais parle donc plus fort!»

Donner des ordres sans ses dents ne présente aucune difficulté pour Lili. Sans dents, je n’oserais même pas ouvrir la bouche ou quitter ma chambre. Lili est différente. Ou c’est moi qui suis différente. Ce qui revient au même. Nous ne nous entendons pas. Mais le savoir ne m’aide en rien.

Je répète d’une voix forte et distincte: «Dans la salle de bains», en allongeant chaque mot pour que Lili ne puisse pas affirmer, plus tard, n’avoir rien entendu: «Tes… dents… sont… dans… la… salle de bains.»

«Alors amène-les moi, s’il te plaît, tu sais bien, mes rhumatismes, pour éviter qu’elles ne me tombent des mains.»

Lili chante presque, c’est une chanson qui ne me plaît guère, son timbre me donne la chair de poule. Je me demande si je suis la seule à l’entendre et je sais à la seconde que je ne pourrais jamais poser cette question à Reini.

Extrait de Dazwischen Lili (Lili encore et encore),
traduit de l’allemand par Tanja Weber.

Publié dans Le Courrier le 08.06.2012.

Andrea Gerster

Née en 1950, Andrea Gersterest écrivaine, plasticienne et journaliste indépendante. Elle vit et travaille en Suisse orientale. Elle a publié deux romans, trois livres de nouvelles et diverses histoires courtes dans des magazines littéraires et des anthologies. Elle écrit également pour le théâtre et a obtenu de nombreux prix, ainsi que la bourse littéraire de Pro Helvetia en 2011. En découvrir davantage

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