« L’exilée » – Jolanda Piniel

Je suis partie par une lourde journée d’été. On était fin juin, l’air vibrait au-dessus de l’asphalte et un brouhaha de voix retentissait dans la gare centrale, remplissant entièrement le hall de son écho. Je traversai ce bruit, me faufilai entre les corps, bousculai quelqu’un, évitai quelqu’un d’autre. Un groupement de voyageurs portant sacs et valises me bloquait l’accès aux voies. Je fis demi-tour en direction des guichets et de là je rejoignis la grande horloge. En apercevant les panneaux bleus au-dessus des quais, je m’arrêtai net: ils étaient vides! Les heures de départ et les destinations avaient disparu, comme si quelqu’un avait volé ou démonté les chiffres et les lettres. Et les rails brillaient sous le soleil du soir, tels des traînées d’argent laissées par les trains.

Plus de tension, expliquait un employé de la gare. Il parlait d’un incident encore jamais survenu: le réseau électrique des chemins de fer avait disjoncté dans tout le pays. «Nos techniciens, ajouta-t-il, travaillent à plein régime. Pour le moment, nous ne pouvons qu’attendre et espérer que la situation se normalise rapidement.»

Je m’assis vers les butoirs sur mon sac à dos me demandant si cette panne qui m’empêchait de partir n’était pas à interpréter comme un signe. Si je n’avais pas meilleur temps de revenir sur ma décision et de rester ici. J’en avais encore la possibilité, et ma mère en serait soulagée. «Qu’espères-tu de ce voyage?», m’avait-elle demandé lors de ma dernière visite quand je lui avais annoncé mon départ pour la Roumanie. Au lieu de répondre, j’avais suivi du doigt l’interstice sur le plateau de la table en chêne, qui pouvait se déplier en une grande table. Une table familiale, comme elle en avait toujours rêvé. Après le divorce, la table avait été emmenée chez elle. Sans les deux rallonges, elle était réduite à sa plus petite forme, un cercle, recroquevillé. Ma mère s’était levée, l’avait contournée et s’était arrêtée à côté de moi. Ses joues cireuses, ponctuées de rouge, s’étaient mises à trembler plus fort que d’habitude. Sa tête s’agitait d’elle-même. Sur ses lunettes, la lumière de la lampe en papier de riz flageolait, et ses yeux à travers le verre poli semblaient gros et déformés. Comme s’il ne pouvait se décider, son iris changeait de couleur; du bleu, du vert, du gris se détachaient du fil orangé qui encerclait le noir de la pupille. J’aurais voulu lui dire à quel point j’aimais ses yeux multicolores. Des yeux qui m’avaient appris l’angoisse. «Attends encore quelques années», suppliait ma mère face à mon silence, «c’est encore très difficile là-bas». Sa main s’accrochait à mon épaule comme un animal apeuré. La vibration me paralysait. «Je t’appelle dès que j’arrive à Bucarest», avais-je promis. Le tremblement du corps s’était étendu aux cheveux blond foncé, un peu ébouriffés, de maman, coupés juste au-dessus des oreilles. Au lieu de blanchir, ils tiraient de plus en plus sur le vert, comme du vert-de-gris sur le cuivre.

Vers vingt-trois heures, le train entra en gare. Le billet et ma réservation à la main, je poussai la porte de mon compartiment. Six lits, pour moi toute seule, pensai-je en déposant mon sac à dos sur la banquette avant de m’asseoir à côté. Dans ma tête, j’en passai encore une fois le contenu en revue: habits d’été, habits pour l’automne, un pull-over et une pèlerine doublée pour les jours plus frais. Je ne savais pas combien de temps je resterais loin. Mes baskets aux pieds, des sandales empaquetées, quelques médicaments des plus importants, un nécessaire de toilette, un guide de voyage sur la Roumanie et un plan de la ville de Bucarest. Le classeur comprenant les mémoires de mon grand-père était rangé tout en bas, dans la poche prévue pour le sac de couchage.

Le départ risquait d’être retardé d’une heure encore, annonça le contrôleur, un géant d’homme, quand il passa vers minuit dans les wagons composter les billets et ramasser les passeports. J’installai une des couchettes du milieu en faisant basculer les banquettes. Le drap avec lequel je couvris le mince matelas était troué et taché. Quelqu’un avait-il renversé du café après une mauvaise nuit? A moins que ce ne soit du sang séché? Je me déshabillai ne gardant que ma culotte, enfilai un t-shirt frais et me couchai sur la couchette de plastique dur. Un lampadaire éclairait en plein dans mon compartiment, je cherchai le foulard de soie aux motifs jaune doré que m’avait donné ma mère, me tournai sur le côté et m’en couvris le front et les yeux.

Surprise par le parfum qui s’en échappait, je tirai le léger tissu plus bas sur mon visage. C’était la senteur tapie dans les tiroirs et les armoires à vêtements de Grand-mère, emballée dans un papier brillant et clair, imprimé de jolis motifs et d’une belle écriture à fioritures. Les jours de pluie, Grand-mère avait parfois ouvert un tiroir et m’avait tendu un de ces savons à la lavande.

«Pour le sentir. Mais pas trop longtemps, sinon la tête te tournera.»

En moi se répandait maintenant l’odeur du petit appartement deux-pièces de ma grand-mère, où tout avait sa place tout en renvoyant en même temps à autre chose. Une chose dont personne ne parlait. Dans la chambre du fond, peinte en jaune clair, se trouvait le lit dans lequel je dormais quand j’étais en vacances chez elle. Avant de m’endormir, je me tournais toujours sur le flanc gauche (comme maintenant), pour observer la tapisserie roumaine accrochée au mur: au milieu, sur un fond bleu nuit, brillait un coq jaune. Il avait une queue de somptueuses plumes, une crête rouge, un barbillon rouge et il me regardait, presque fortuitement, de son œil gauche tourné vers moi. Des fleurs étaient tissées partout, des roses, des tulipes, des œillets. Alignées sur les bords, elles virevoltaient au centre, tout autour de la tête du coq.

Cendres

Le train avait dû finir par démarrer. Je ne le remarquai qu'en me réveillant. Dehors l'obscurité régnait, et je tombai, à la fois bercée et retenue par le grondement régulier, dans un demi-sommeil plus ou moins profond, glissai d'un fragment de rêve à un autre, et si j’atterrissais quelques instants dans le compartiment du train, il me fallait chaque fois un bon moment avant de comprendre où j'étais.

Les parois du wagon émettaient des gémissements et des crissements, ça grinçait d'une façon qui me rappela la clôture d'accès aux jardins familiaux. Et tandis que le train filait dans la nuit, je remontai en pensée le chemin menant aux jardins. Des noisetiers et des forsythias tendaient leurs branches nues à travers les losanges d'un treillis métallique qui disparaissait par endroits dans le vert foncé d'un thuya ou d'un buis. Le chemin lui-même était composé de pierres rouges coulées dans une dalle de ciment pour former un poudingue artificiel. Je connaissais chaque pierre. Enfant, j'avais couru sur ce chemin pieds nus en été, en prenant soin de choisir les grandes pierres plates. Je devais parfois sauter pour éviter les pierres plus petites, anguleuses.

Le cinquième jardin à droite était celui de ma mère. Du rosier cannelle qui en été grimpait tout en haut de l'espalier arqué, il ne restait ce jour-là que quelques grattes-culs brunis. Je passai devant les restes de neige noircis pour me diriger vers un grand cyprès qui dardait sa pointe dans le ciel d'hiver. Ma mère était assise derrière l'arbre, emmitouflée dans un manteau en laine, et fumait. Comment allais-je? me demanda-t-elle dès qu'elle me vit. Sa cigarette terminée, elle se leva péniblement et boitilla dans la petite cabane de jardin. Elle réapparut peu après, l'urne de sa mère dans les bras.

«On a de la peine à croire qu'elle peut tenir là-dedans, dit-elle, mais elle est lourde, plus lourde qu'on ne penserait. Tu veux la prendre?»

Le vase de terre tremblait dans les mains de ma mère lorsque – face à mon refus – elle le déposa sur la table. Sur une plaquette de métal, on pouvait lire le nom de ma grand-mère, gravé: Klara Geck. Et en dessous, les dates de naissance et de mort: 1911-2000.

Cela avait été le vœu de Grand-mère d’être enterrée dans le jardin de sa fille, et surtout sans manières: pas de cérémonie, pas de discours, pas de chant. En aucun cas le lieu où étaient enterrés ses restes ne devait être marqué. Ainsi, en ce sordide début d'après-midi, nous nous retrouvions à arracher une bande de gazon. Après quoi nous avions creusé un trou dans la terre dure avec des bêches et des pelles. Maman avait retiré le couvercle de l'urne, et nous en avions renversé le contenu dans le trou sans prononcer un mot. J’avais retenu mon souffle quand les cendres de Grand-mère avaient glissé dans la tombe avec un bruit rappelant celui de la farine que l'on verse dans un saladier pour faire du pain, et avaient tapissé le fond. Je craignais l'odeur et aussi d'apercevoir un plus gros morceau, un bout d'os, un éclat de dent, un plombage. Grand-mère n'avait plus la possibilité de dissimuler les indices du corps qu'elle avait été. Pour ne pas voir trop distinctement, je baissai les paupières. Quelques cendres tournoyaient dans l'air.

Jolanda Piniel, Die Verbannte (L’Exilée),
extrait choisi et traduit de l’allemand par Camille Luscher.

Publié dans Le Courrier le 2.6.2014

Jolanda Piniel

Jolanda Piniel est née en 1969 à Winterthur. Après des études d’ethnologie et de langue et littératures espagnoles, elle travaille notamment à la radio suisse-allemande DRS comme réalisatrice, et à différents projets de recherche à l’Université de Zurich, où elle est aujourd’hui engagée. En hiver 2008, elle obtient de la Fondation Landis & Gyr une bourse de séjour à Bucarest. En 2011, le Canton de Zurich lui attribue une bourse de travail. Die Verbannte (L’Exilée), dont nous publions ici les deux premiers chapitres, est son premier roman. En découvrir davantage

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