« Le merveilleux voyage de Wolkenbruch dans les bras d’une goïe » – Thomas Meyer

«Mottele, où es-tu? Je suis inquiète!»

Mame était au bord des larmes. Pourtant, une demi-heure à peine s’était écoulée depuis qu’elle m’avait vu en bonne santé et qu’elle avait glissé un nostichl propre dans la poche de mon manteau, au cas où. Mais mame ne pouvait pas rester plus longtemps sans nouvelles de son fils et j’attendais son appel d’une seconde à l’autre.

«Je suis à la Migros pour faire des courses», répondis-je sagement.

Évidemment, elle savait. Après tout, elle m’y avait envoyé. Avec une liste de courses dans une écriture que j’étais le seul à pouvoir déchiffrer hormis elle, après des années d’un patient apprentissage. Mame parlait de «notre écriture secrète», avec un air de conspirateur. Une des nombreuses consécrations dont je me serais bien passé.

«Tu as tout?», demanda-t-elle.

J’étais en train de peser quatre bananes tout en coinçant mon portable sur l’épaule vers mon ojer pour avoir les mains libres.

«Pas encore», fis-je en collant l’étiquette imprimée sur le sac en plastique.

«Qu’est-ce qui manque?»

«Plus grand-chose.»

«Mais quoi?» Elle voulait des précisions. J’ai posé le panier par terre, retiré le natel de mon épaule et je l’ai placé correctement contre mon ojer. J’étais dans un coin malcommode, entre une étagère et la balance à légumes. Un élève du gymnase du quartier m’a bousculé.

«Mame, ce n’est pas le moment…»

Elle m’obligea à comparer le contenu du panier avec sa liste et à lui dire ce qui manquait. Je le fis et elle me somma de me rendre dans le rayon des articles ménagers. C’était prévu au programme.

Je le lui dis: «J’étais sur le point d’y aller.»

«Mordechai! Ne sois pas insolent!»

«Pardon, mame.»

«Mottele, tu me tues à petit feu», s’exclama mame, dans le léger cliquetis des bombeles qui tintaient à ses oreilles. Elle laissa un instant ses mots flotter dans l’air avant de raccrocher.

Une nouvelle litanie m’accueillit une fois rentré: la liste complète des soucis qui avaient assailli ma mère durant mon absence, où on trouvait, pêle-mêle, des attaques nettement antisémites, de simples attaques à main armée et différentes variantes de défaillances physiques.

«Imagine tout ce qui aurait pu t’arriver!», s’écria mame. L’une de ses exclamations préférées.

Mais malgré toutes ses craintes, j’étais, une fois encore, revenu à la maison sain et sauf. Soulagée, ma mère me pressa sur sa busem gigantesque, me couvrit de kischn et me témoigna un amour qui ne saurait être ni plus beau ni plus intense: «Sininke, sinike» répéta-t-elle, encore et encore, «fils bien-aimé!» Incapable de fuir, je me balançais avec elle, de gauche à droite, entre ses bras grassouillets.

Et, d’une manière ou d’une autre, elle réussit à glisser subrepticement un deuxième nostichl dans ma keschene.

(…)

Je m’appelle Mordechai Wolkenbruch, ou Motti. Mame s’appelle Judith. Elle a un énorme tuches, et la meilleure recette de quenelles de matza du monde. Elle tient les deux de sa propre mame.

Mon tate s’appelle Moische. Comme moi, il est maigre et blême. Je lui dois les reflets roux de ma barbe, mais il me dépasse en zones blanches. Quand je pense à mon tate, je le vois assis sur le sofa: hojsn noirs, chemise blanche, une schtik barbe, par-dessus le tachles, le magazine hebdomadaire juif, et tout en haut, au-dessus de son haut front, sa kippa.

J’ai un frère aîné. Il s’appelle Salomon, dit Schloime. Il a hérité du tuches de mame et de la pâleur de tate, qui le font ressembler à un bonhomme de neige. Schloime est incapable de parler sans crier, un autre trait qui le rapproche de mame.

Deux jours par semaine, je travaille chez Wolkenbruch Assurances, la société de mon tate. Le reste du temps, je le consacre aux études d’économie, qui emplissent mame de fierté. Lors de chaque réunion familiale, elle annonce à la ronde que Motti est sur le point d’obtenir son doctorat. Je rectifie à chaque fois, honteux: «Mame, j’en ai encore au moins pour un an jusqu’au Master.» Elle rit: «Mottele, tu vas faire ça en trois mois, tu es un garçon si intelligent, déjà petit jing tu l’étais; et après, tu deviendras immédiatement docteur!» Mais ça, elle ne se contentait pas de me le dire, elle en gratifiait l’assemblée, hochant vigoureusement de la tête. Je ne la contredisais pas. Aux yeux de mame, la contradiction était un délit grave, punissable d’un gel immédiat des relations: au lieu de m’embrasser pour me saluer, elle me tendait alors sa joue, pleine de reproches, pour que je lui fasse un kisch repentant. L’approvisionnement en nostichl s’arrêtait également pendant ces périodes d’expiation.

À un moment ou à un autre, mame décidait que je m’étais suffisamment amendé. Mon mauvais benimm était pardonné. Nos relations se détendaient à nouveau. Je redevenais son sinike, qu’elle pressait contre sa poitrine. Et, glissant les mains dans mes keschene, j’y trouvais, soulagé, le familier carré d’étoffe.

Nous menions une existence juive normale et pieuse: mame cuisinait des kneidlech, veillait à la discipline et mon tate vendait des assurances aux juifs de Zurich. La phrase: «On ne sait jamais!» était son argument de vente préféré. Mais aussi le plus convaincant, comme il avait affaire à des gens dont les ancêtres s’étaient vu refuser, d’un jour à l’autre, le droit de prendre le tram avant d’être restreints aux wagons de marchandise.

[…] Mon frère Schloime avait déjà sa propre mischpuche.

Pas moi.

Cela rendait mame excessivement nerveuse, elle qui avait mis dans le mille dès le premier coup pour Schloime, lui trouvant un sacré morceau de femme. Mais avec moi, rien à faire. Il faut dire qu’elle ne me présentait que des sosies d’elle-même: Rachel, Dania, Sara, Mazzal, Rifka, Joelle, Bracha, Schoschanna; toutes n’en finissaient pas de jacasser en se bourrant de biscuits au lait, que mame avait achetés chez le boulanger kascher. Je me taisais et je continuais à me taire une fois que ces jeunes frojen enrobées avaient débarrassé le plancher, et que mame voulait savoir ce que j’en avais pensé.

«Elle est vraiment sympathique», affirmait, par exemple, mame, en parlant de Rachel. Je restais assis, comptant les miettes sur l’assiette de biscuits vide. Il y en avait 42, sans compter les petites, difficiles à distinguer.

Oui, elle était sans doute sympathique, Rachel.

«Hipsch, aussi!»

Jolie? J’avais de sérieux doutes.

«Mordechai! Appelle-la, maintenant!»

Je restais silencieux. Je fixais l’assiette jusqu’à ce que mame se lève, exaspérée, et claque la porte derrière elle. S’ensuivait une nouvelle période de privation de nostichl.

La communauté juive de Zurich étant plutôt restreinte. Mame se vit bientôt contrainte d’élargir sa recherche à d’autres villes. Elle m’envoyait à Berne, Bâle, Saint-Gall et Lugano. Elle calculait avec une précision effrayante à quel moment mon éventuelle épouse et moi allions boire notre deuxième café. A cet instant précis, elle téléphonait et s’informait des progrès de la négociation. «Et alors, Mottele, elle te plaît?»

«Mame, je viens juste d’arriver.»

«Mais est-ce qu’elle te plaît? Je veux seulement que tu trouves un bon parti.»

«Je te rappelle tout à l’heure, d’accord?»

«Elle est sejer sympathique!»

«C’est bon, je…»>

«Je lui ai montré des photos de toi, elle te trouve aussi sympathique.» «Mame, nous…»

«Aussi des photos de l’époque, quand tu étais petit; tu sais, la photo où tu cours nu dans le jardin des Guggenheim, elle t’a trouvé vraiment mignon!»

«C’est bon, mame, il faut que je te laisse.»

«Motti, tu veux raccrocher le téléphone au nez de ta mame?»

«Non, mais…»

«Alors, maintenant, écoute-moi, elle est sejer gentille, tu peux me faire confiance!»

«D’accord. On se parle tout à l’heure.»<

«Tu n’as pas intérêt à raccrocher ce téléphone! MORDECHAI!»

«C’est bon, à tout à l’heure, mame!»

Extrait de Wolkenbruchs wunderliche Reise in die Arme einer Schickse («Le merveilleux voyage de Wolkenbruch dans les bras d’une goïe») de Thomas Meyer, traduit de l’allemand par Tanja Weber.

Publié dans Le Courrier le 21.5.2013.

Thomas Meyer

Thomas Meyer est né en 1974 à Zurich, dans une famille juive libérale. Après avoir interrompu ses études de droit et tourné le dos à une carrière d’officier dans l’armée suisse, il travaille comme rédacteur publicitaire pour plusieurs agences, tout en écrivant des articles pour diverses rédactions. Ses chroniques (www.herrmeyer.ch) lui apportent une première notoriété en tant qu’écrivain et, depuis 2007, il travaille comme publicitaire et auteur indépendant. En découvrir davantage

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