« La Nuit de la nouvelle » – Jean-Pierre Rochat

Maintenant c’est mon tour de lire ma première nouvelle, je monte sur scène, je crève de chiasse. «C’est l’histoire d’un paysan qui va acheter du parfum pour sa femme. Le paysan descend en ville en tracteur, quoi comme tracteur? Un Fiat quatre cent cinquante traction quatre roues. Il laisse le tracteur en bas de la forêt et prend le bus.
La vendeuse dans la parfumerie est énervante de condescendance mais c’est mieux que de l’indifférence pincée. Toute pincée, comme il y en a, c’est déjà arrivé, qui savent même pas profiter d’un plouc qui ne demande qu’à dépenser son argent honnêtement; non, celle-ci est empressée, c’est agréable de se faire conseiller. C’est pour une femme? demande la vendeuse.
Une femme? Tiens! se dit-il, une femme, c’est vrai. Mais l’idée lui vient qu’il pourrait se parfumer aussi et c’est efficace contre les puces. Il éclate de rire. La vendeuse comprend pas pourquoi, mais ça la met de bonne humeur ce rire si tôt le matin. C’est pour ma femme.
Oh mon amour, tout l’amour, qu’ils ont dans les yeux. La vendeuse lui fait renifler des baguettes de senteurs, elles sont pleines d’allusions, d’illusions, le paysan cherche avec son nez ce qui collerait le mieux sur la peau de sa femme, entre ses seins, les jours fériés. La vendeuse dit les prix. Lui: Peu importe le prix pourvu qu’il y ait l’ivresse. Il choisit ‘Recrue des Sens’, pas pour le nom, non, pour le flash de réminiscences de fragrances crapahutantes.
Je vous fais un emballage cadeau? Ben! Très volontiers! C’est le moment de gloire du flacon, le nœud pap sur le dessus de la boîte.
Le paysan sort son argent, il se dit: deux cents soixante litres de lait pour quatre décis et demi de parfum, qui se fait gruger dans cette histoire? Mais on ne peut pas comparer l’incomparable, le cadeau et le produit de proximité.
La vendeuse lui file quelques échantillons de parfums pour homme qu’elle rajoute en un grand geste de générosité au cadeau dans le sac en papier cartonné illuminé du logo de la chaîne des parfumeurs, ‘c’est bien, des fois, de s’en mettre trois gouttes dans la moustache’.»

Je dois attendre un peu, mais les gens descendent pas du train, ils restent avec moi, ils sont contents de mon paysan tout simple, trop simple, il est un peu nu là au milieu, au moins il a pas les mains vides.
Les applaudissements tardent à venir, mais d’un coup si, ils fusent, les gens savaient pas si c’était fini, certains rêvaient, c’était la fête des mères, ou leurs quarante ans de mariage, tout ce qu’on peut fêter avec une bouteille de parfum de luxe.

Après moi Lolvé a sorti sa deuxième carte, une petite merveille de poésie une fois le micro bien réglé et son gargouillis reconnu.
La dame blanche, anémique et silencieuse a sorti sa petite musique de sa manche et nous fûmes tous touchés jusqu’au fond des tripes, sa poésie rafraîchissante me coulait dans les veines, j’arrivais même plus à penser à moi, c’était du grand art, aussi étais-je flatté que Lolvé me plaça au même niveau que cette dame blanche qui maîtrisait l’art d’embobiner les esprits par l’éloquence de ses mots chuchotés. D’abord écrits et ensuite susurrés à l’oreille des chevaux, non, pardon, non, à notre oreille.
Après mon accent guttural, elle arrivait avec sa petite voix flûtée, c’était du plus bel effet et à mesure qu’elle devient humaine, la transparente se métamorphose en une belle plante, c’est une orchidée en même temps que la sœur de Rimbaud jeune, elle aussi va vendre son bouquin alors que je croyais que c’était fini la poésie avec les écrans froids comme des lits sans personne dedans. Elle m’a dédicacé son long recueil en dessinant un tout petit zizi et en écrivant: à celui qui ne pense qu’à l’amour! Comment fallait-il le prendre? Lolvé m’a dit que c’était tout à fait exceptionnel qu’elle se lâche à ce point et que j’avais sans doute des vertus thérapeutiques qui agissaient sur elle.
Sur la scène maintenant le jeune premier qui m’énerve, c’est complètement subjectif, peut-être sont-ce ses qualités qui m’énervent le plus, simple jalousie, si le même bonhomme était champion d’échecs au lieu de champion de littérature il me laisserait complètement indifférent, c’est donc pas à l’homme que j’en veux mais à sa fonction de jeune premier. Heureusement Lolvé préfère les vieux boxeurs cabossés aux jeunes premiers à la fringante carrosserie. La nouvelle de Namur est très bien, ça marche avec le public, bon rythme, rien à dire. Suspens, action: «Braquage sur la place du village», une petite succursale d’une grande banque, nous sommes en Sardaigne, remarquez au passage le terrain sec et la chaleur de l’air méditerranéen, Judith Malina est en train de se faire couper les cheveux dans le salon de coiffure en face de la banque, court, très court avait-elle dit à la coiffeuse, toute excitée de faire la surprise à Roberto, l’homme pour qui battait son cœur. Et crac la baraque, pendant que les premières mèches se mettent à tomber c’est l’agitation en face, de l’autre côté de la vitrine du salon de coiffure, hey! Bougez pas! dit la coiffeuse qui tondeuse en main s’apprêtait à dégager la nuque; mais regardez! Ho! Qu’est-ce qui se passe?! Une attaque à main armée! Trois gaillards masqués armés comme pour un film de gangsters sont allés se coincer dans la porte automatique de la succursale de la grande banque, quand la police est arrivée on leur a demandé de sortir les mains en l’air, un coup de feu est parti on sait pas pourquoi, suivi d’un sulfatage général, Judith Malina s’était levée de son fauteuil, puis baissée, s’approchant de la vitrine puis s’en éloignant. A peine l’alarme donnée, les flics étaient déjà là, on pourrait même penser qu’ils montaient la garde non loin de là. Quand un gradé de la police a enlevé le premier des cache-nez des voleurs morts, Judith Malina a reconnu Roberto qui lui avait promis une fête le soir même.
Namur, Jean-François Namur, le jeune premier, est copieusement applaudi pour la brève et remuante nouvelle.

Publié dans Le Courrier le 28.9.2015.

Jean-Pierre Rochat

Jean-Pierre Rochat est né en 1953 à Bâle et a grandi à Bienne. D’abord berger en Suisse alémanique et dans le canton de Vaud, il exploite depuis 1974 un domaine à Vauffelin, dans le Jura bernois francophone, et élève des chevaux Franches-Montagnes. C’est à l’aube qu’il écrit, avant son travail de paysan. En découvrir davantage

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