« La Guérite » – Michaël Perruchoud

L’autre Frimeur fait claquer ses talons, faut le voir, il bombe le torse comme personne, il attire les regards et il en est fier; pourtant on ne connaît pas mille façons de se tenir droit: position des pieds, ligne des épaules, port du menton, et si l’on ne souffre pas d’une scoliose, d’une fracture mal soignée ou qu’on n’a pas grandi de guingois dans une chambre trop basse, on se tient droit, bien droit, comme il se doit sous les drapeaux, mais lui, même ma mère l’avait dit, lui, il présente bien, l’air de dire, il présente mieux que les autres et toi, mon fils, tu auras toujours quelque chose de débraillé. Je charrie encore des airs de garnement aux yeux de ma mère, j’ai beau m’être amendé mille fois, ramener bien sagement ma solde à la maison et lui avoir offert une petite-fille, elle me regarde comme si j’étais un cancre incorrigible. Mes efforts ne servent à rien, les efforts, la belle affaire, j’en ai fait, depuis qu’on m’a viré de l’école, des efforts! Ses yeux brillants, tous ces regrets qui lui vieillissent le visage… Elle n’est jamais bien loin des larmes quand elle me regarde, ma mère; trop souvent déçue, mais trop faible pour ne pas être attendrie, après tout ce que tu nous as fait voir; je n’en finirai jamais de remonter la pente sans lui faire oublier tout ce que je leur ai fait voir. Faut croire qu’elle aime ça, me regarder avec son beau visage triste, faut croire qu’elle y trouve son compte quand elle me réprimande gentiment, exactement comme elle savait faire entre deux torgnoles de mon père, parce que mon père, il ne me mettait pas des moitiés de baffe, il avait l’air, comme ça, serein, tranquille, mais quand je cherchais, paf, je ramassais. Et c’est ma mère qui pleurait pour moi. Les mères adorent souffrir pour leur progéniture, comme des lointaines répliques de l’accouchement, cette heure glorieuse de leur vie qui fait de nous à jamais des agités insignifiants.

Fait chaud. Faut pourtant rester la peau lisse et sèche. Ne pas boire, sinon la sueur couvre tout, surtout durant le tour de midi. Et puis bien penser à pisser deux heures avant en se secouant jusqu’à la dernière goutte, dit Piotr. Piotr, il sera en permission dans trois minutes, une fois que l’autre Frimeur aura assez fait durer son bon plaisir. Il se pavane sous le soleil, tu penses, pourtant, ce n’est pas foule à cette heure, mais il y a deux nymphettes dans le public qui gloussent en le regardant, pas même belles, adolescentes boutonneuses, mal maquillées, mais le cul joliment moulé dans leurs shorts, tu palperais sans te faire prier, alors il pose bien droit sous ses galons, faut pas croire, c’est facile pour lui, il arrive droit de la salle de repos, il ne risque pas de se claquer un muscle, immobile trois minutes et c’est réglé; il peut retourner s’asseoir, reprendre sa belle vie de galonné, jouer aux cartes avec les gros lards de l’état-major, poker, mais pas les mêmes sommes que nous, je serais en caleçon avant le premier tour de cartes si je me pointais à leur table. Comme s’ils acceptaient les sous-fifres... Faut les comprendre; à quoi serviraient les privilèges si on en laissait profiter les autres?

Bon, qu’il se tire, il ne va pas les embrasser les gamines, il ne va pas les besogner au grand jour. Il ne peut pas. Pas le droit. Pas le droit de faire un mouvement vers elles, malgré ses privilèges. Alors qu’il se tire, qu’on puisse se poster devant les guérites et que Piotr rentre chez lui s’occuper de sa copine, toute jeune, plus jeune que lui, tout en rousseur et en fesses; je n’arrive pas à lui penser la gueule, mais la texture de peau et les fesses, j’imagine bien, elle doit gémir avec des riens de pudeur qu’elle oublie quand on l’allonge. Un veinard, ce Piotr. C’est tout neuf, leur histoire, alors forcément, son sexe est encore un peu comme un sceptre, elle le lui cajole. Attention, je lui ai dit, plus elle t’aura apprivoisé, plus tu seras un corps étranger, quand elle te connaîtra mieux, elle deviendra méfiante, faut pas croire, c’est à l’inconnu qu’elles donnent tout, les femmes, au loup qui sort du bois, au beau mâle indomptable; mais après la grande ivresse, l’amour, ça devient vite procédures et compagnie, tu reproduis toujours les mêmes gestes, les mêmes positions, tu sais ce qu’il faut faire et comment montent les soupirs, ça paraît confortable mais c’est la mort, c’est mou, tout mou, mou de partout, ça impose des préférences, des circonstances, des interdits; et tu découvres que le corps de ta femme est codé et que la baise ressemble au permis de conduire avec les priorités, les sens interdits et les excès de vitesse.

Qu’il profite du bon temps, Piotr, qu’il profite des petits cris de bienvenue tant qu’il est temps. Il ne croit pas à mon tableau, c’est normal, les cris de bienvenue, c’est de l’ivresse, tu perds un peu la tête, tu te dis que c’est ton assurance d’être aimé, que tu la tiens, qu’elle ne te quittera jamais tant que tu la mettras dans cet état; mais ce n’est pas toi qui la mets dans cet état, c’est elle qui décide que tu la mets dans cet état; et elle en ressort vite fait, et alors tu découvres dans ses yeux que t’es mal fringué et que tu pues la bière. Au début, tu n’as pas de forme figée, tu es comme évanescent, un flou artistique, pas un homme normal, quotidien, non, un être vaguement supérieur avec amour marqué dessus, ce n’est qu’après qu’elle te découvre une apparence et des odeurs, et ça, c’est jamais en ta faveur.

Je sais bien que Piotr ne peut pas comprendre, que tu ne veux rien savoir quand t’es au plumard aussi souvent que t’en as envie. Tu profites et c’est tout, qu’est-ce que tu veux de plus, c’est la vie qui dit carré d’as! Carré d’as. Je n’ai toujours pas répondu à Nicolaï. Manque de pognon. C’est difficile à expliquer aux copains, le manque de pognon. Et pire encore quand ils jouent au poker. Je déteste les entendre jouer sans moi. Je ne dors pas, j’imagine les donnes. Quand je ne joue pas, je gagne toujours. Toujours. Il n’a pas encore assez traîné, l’autre Frimeur? Les filles ne le regardent même plus, ça devrait le décider, allez, grouille-toi, je sens déjà la sueur qui se forme; plein soleil, belle journée dirait Lynna. Oui, mon amour, belle journée de perdue.

Il claque des talons. Enfin. Il a claqué des talons. Piotr et Vova s’en vont à sa suite, les épaules bien hautes, à bientôt les gars. Piotr va baiser sans discontinuer pendant trois jours. Vova reste ici, je crois, mais je m’en fous un peu; Vova ne joue pas au poker, Vova a des idées dont il ne discute pas, Vova a de l’alcool plein son armoire qu’il ne partage pas, surtout avec ceux qui n’ont rien à partager, les traîne-misère comme moi, les pas drôles affublés d’une famille qui ont tout le temps l’œil à leur budget… Bon, faut reconnaître qu’il est réglo, pas de risques durant les tours de garde, pas comme avec Samuel; je me retrouve trop souvent avec Samuel. Mal à l’aise. On ne compte pas pareil. Non. Je rectifie. Je compte juste. C’est lui qui ne compte pas pareil. Trois et quatre, je recule, coin de l’œil, ça y est, il est en retard, pas beaucoup, à peine un soupir, mais les soupirs font taches sur la photo et plus tard, avec les cars de touristes, il y en aura des photos, faudra mieux se synchroniser; suffirait qu’il y ait dans la foule la femme d’un haut fonctionnaire qui s’ennuie au bureau, et bonjour le pataquès. Je n’ai plus l’âge de me faire engueuler parce que je ne recule pas en rythme. Reculer. Je déteste ces quatre pas en arrière jusqu’à la guérite, je les trouve humiliants. Les soldats qui pensent à reculer, ça fait les armées qui capitulent.

Soldat, moi? Faut pas se raconter d’histoires, soldat d’opérette, pour la parade, la tapisserie, soldat pour les touristes. Mon boulot ne serait pas plus prestigieux que la fanfare ou les majorettes, s’il n’y avait pas l’uniforme. Ah, l’uniforme! Faut voir les gens comme ça leur parle. Mon père était fier lorsqu’ils sont venus me voir, et ma mère m’a trouvé beau, c’est bien la première fois de ma vie que je lui ai fait plaisir, parce que même le jour où je lui ai présenté Lynna... Du pâté. Tout à l’heure, je ne me rappelais plus. J’ai raccroché et je ne me souvenais plus. Qu’est que ce que j’ai pu oublier? Il y avait quatre trucs sur sa liste. J’aurais quand même dû noter. Bon, du pâté, c’est sûr... Du pâté, des choux, du pâté, des choux, on va tout droit vers un banquet princier. Du pâté, des choux. Ma mère disait: tu ne vas pas épouser cette greluche, elle ne sait même pas cuisiner. Et je pensais bien haut que le plus important, c’était comme elle me regardait, comme elle posait la paume de sa main sur mon ventre avec l’air de ressentir le dessin de mes muscles tout au fond d’elle, mais maintenant, la cuisine, je comprends mieux, on ne peut pas savoir à l’avance, les mères devraient être plus explicites, mais elles disent juste: elle ne sait même pas cuisiner, cette greluche! Alors tu l’épouses, la greluche, parce que ça fait marâtre jalouse, les remarques de ta mère, et que tu sais ce qui est bon pour toi; des choux, du pâté, du miel et… C’est idiot, il y en avait quatre. Bien sûr, je suis encore capable de retenir une liste de quatre mots sans l’écrire, chérie, non pas besoin que tu répètes, non, je te dis, occupe-toi de remplir le cahier de coloriages avec Rosa, couve-la comme il se doit et considère-moi comme un homme, merde! Je n’ai pas encore de ventre et je bande droit, qu’est-ce qu’il te faut de plus? C’est ça, moi aussi, je t’embrasse. Du pâté, des choux, du miel… Inutile. Ça me reviendra plus tard.

Publié dans Le Courrier le 27.1.2014

Michaël Perruchoud

Né en 1974 à Genève, Michaël Perruchoud est romancier, chansonnier, cofondateur du site littéraire www.cousumouche.com, qui publie en libre accès depuis 2002 des nouvelles, feuilletons, chroniques, pièces de théâtre et BD (Perruchoud signe notamment les scénarios de Bébert au bistro, strips de son ami québécois Sébastien G. Couture). Le site s’est associé avec l’éditeur fribourgeois Faim de siècle et publie à l’enseigne Faim de siècle / Cousu Mouche de nombreux auteurs de Suisse romande. En découvrir davantage

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