« J’ai tué papa » – Mélanie Richoz

J’ai tué papa.

Il a posé sa main ouverte sur son cœur et sa bouche a grimacé en émettant le cri de celui qui meurt. Il a cessé de respirer. Son corps a glissé de la chaise, et sa tête, après avoir cogné le coin de la table, a tapé contre le carrelage vert de la cuisine. Ça a résonné très fort, le sol a vibré sous mes pieds. J’ai fini mon assiette – je suis un garçon obéissant, je ne sors pas de table sans avoir fini mon assiette et m’être essuyé la bouche, puis je me suis couché à côté de papa sur le carrelage.

J’aime bien le carrelage de la cuisine parce qu’il est vert comme le Diplodocus et que le Diplodocus est mon dinosaure préféré. Comme moi, il est mince et allongé, il enfouit sa tête entre les épaules et ne lève pas le cou, et comme moi encore, il est une proie facile pour les autres espèces. Heureusement que papa, lui, est un Tyrannosaure Rex et qu’il prend ma défense en toute circonstance. Samedi dernier, quand les fils du voisin, des Vélociraptors rapides et malins, m’ont bondi dessus dans le jardin, il a bien failli les dévorer tout cru. Si maman n’avait pas crié «Les garçons, dîner!», il n’en resterait plus rien. Papa a un gros appétit et il adore la viande. Le voisin aurait dû appeler la police pour signaler la disparition de ses enfants et afficher des avis de recherche dans le quartier comme pour Bleuette, ma petite chatte siamoise qu’on n’a jamais retrouvée.

Maman, elle, est un Stégosaure. Elle a un plus petit cerveau que papa et des cuisses dodues, mais elle est très jolie et coquette avec ses cheveux bouclés qui changent de couleur et lui désobéissent sans cesse. Et surtout, surtout, elle a toujours chaud. Quand elle vient se coucher dans mon lit le soir pour me raconter une histoire, sa chaleur m’enveloppe. J’aime ça, la chaleur et les histoires, elles me réconfortent. Alors chaque soir, j’essaie de prolonger ce moment avec maman pour retarder l’attaque du sommeil. J’ai peur de m’endormir parce que j’ai peur de me réveiller mort. Tellement peur que chaque nuit est un cauchemar à répétition où des monstres et leur ombre polyforme me coursent avant de s’abattre sur moi. Je me réveille en sursaut dans mon lit mouillé de sueur. Pour couvrir le bruit du silence qui me terrifie autant que l’idée de mourir, je me griffe les poings contre le mur de ma chambre. Jusqu’au sang.

Si je saigne, je sais que je suis vivant. Alors je n’ai plus peur. J’ai mal, mais je n’ai plus peur.

Épuisé, je me rendors.

Je tue papa tous les lundis matins au petit déjeuner.

Quand il annonce, entre deux gorgées de café qui brunit sa langue et jaunit ses dents: «Et encore une semaine à tuer, Antoine!», je tends le bras gauche – parce que je suis gaucher, et je fais «pan!» avec ma bouche comme si une balle partait de mon index et de mon majeur qui forment le canon de mon pistolet imaginaire.

C’est notre blague à nous.

C’était donc lundi.

Un lundi trois.

C’est mon chiffre favori parce que je suis né en mars, le trois justement, et que mars est le troisième mois de l’année. Ma date de naissance, c’est le lundi 3.3.2003. Et aussi, nous sommes trois à vivre à la maison. Papa, moi et maman. L’homme, l’enfant et la femme. Le Père, le Fils et le Saint Esprit. Le Tyrannosaure Rex, le Diplodocus et le Stégosaure.

Les trois mages de la constellation d’Orion.

Et ce lundi-ci, je me suis allongé trois minutes près de lui, mon corps à vingt centimètres du sien. Je n’aime pas toucher les gens et je déteste que l’on me touche. Même avec les yeux. Un regard trop insistant m’irrite la cornée, me fait mal. Papa comprend et, ensemble, nous passons du temps chaque semaine à regarder le plafond de la cuisine et à parler.

J’aime la voix de papa. Et quand il est là, couché sur le sol avec moi, j’ai l’impression de l’inviter sur ma planète. Et je suis bien. Bien comme si j’avais un vrai copain.

À moi.

La plupart du temps, en particulier à l’école, je suis seul.

J’aime être seul.

Personne ne me traite alors de mauviette ou de pédale comme dans la cour de récréation.

La première fois que c’est arrivé, j’ai pensé que c’était gentil; alors j’ai rigolé. Je me suis appliqué à reproduire les sons et les grimaces des grands avec leur casquette et leurs habits trop larges – car ce sont les grands qui s’intéressaient à moi –, et à rire exactement comme eux en haussant les épaules par à-coups. Comme je suis peu doué pour l’imitation, ils se sont fâchés. Ils se sont approchés de moi,

tout près,

tout tout près,

avec leur boutons d’acné et leurs lèvres tordues et maléfiques, parsemées de petits poils blonds qui brillaient dans le contre-jour,

et m’ont crié dans les oreilles: «Tu vas te la coincer, le psychopathe, sinon tes jolis petits dinosaures, on va te les foutre dans le cul!»

J’ai eu très peur. Mes figurines, j’y tiens plus que tout. Surtout que ce jour-là, c’est le Diplodocus que j’avais emmené avec moi. Autrement dit, moi. Et moi, je ne veux pas disparaître. Je suis contre la mort,

je veux vivre toute la vie.

Alors, j’ai hurlé, et hurlé encore en me roulant à terre et ils ont tous foutu le camp. Dans ma colère, j’ai frotté mes poings contre le béton. Mes croûtes se sont arrachées. J’avais du sang sur la figure, dans le cou et sur ma veste verte à capuchon. Soudain, j’ai aperçu la maîtresse qui s’agenouillait à mes côtés. Son parfum aux huiles essentielles de géranium m’a donné envie de vomir; j’ai failli m’étouffer. Je déteste les huiles essentielles, elles sentent la vieillesse et la maladie; leurs molécules envahissent l’espace. Si les femmes continuent avec ces horreurs, la planète finira par être intoxiquée. Un nouveau Big Bang se prépare. Quand elle s’est penchée vers moi, j’ai hurlé encore plus fort. Je me suis débattu comme un requin dans un filet et j’ai essayé de la mordre. Il ne faut pas me toucher lorsque je suis en crise parce que je ne contrôle plus rien. Tout ce qui vient de l’extérieur est une agression, un danger auquel mon corps, qui semble ne plus m’appartenir, réagit. Par réflexe de survie. Elle est repartie avec son odeur de ranci qui la suivait comme un chienchien-fantôme, et m’a laissé dans la cour.

C’était mon deuxième jour d’école; je portais mon jean bleu, mon T-shirt vert, ma veste verte à capuchon et mes vieilles espadrilles à velcro.

Puis papa est arrivé. Il m’a dit: «Je suis là» et s’est couché à côté de moi. En silence. Sans me toucher. Comme j’avais épuisé mon stock de cris, ma gorge a cessé de produire des sons et mes lèvres gercées d’avoir hurlé ont recouvert mes dents. Sur mon ventre, j’ai lâché et posé le Diplodocus qui avait planté ses pattes crochues dans ma paume. J’ai soupiré par saccades, mes organes ont petit à petit arrêté de tressauter et se sont dénoués. J’ai écarquillé les paupières et senti le béton dur et froid sous mes fesses, mes épaules, mon occiput et mes talons.

J’ai respiré.

Mon corps, lui, avait chaud dans mes vêtements humides, et mes tempes cognaient.

Tout en haut, loin, très loin,

les nuages nous ont joué une pièce de théâtre muette et improvisée, à papa et à moi. C’était une tragédie noire, si triste que l’auteur lui-même, le ciel, s’est mis à pleurer. C’est un sacré artiste, le ciel, un artiste de nature et de la nature, il réinvente l’histoire du monde de nanoseconde en nanoseconde sans jamais proposer deux scénarios identiques, et offre à l’humanité sa permanence et son infinitude.

J’ai ouvert la bouche pour goûter ses larmes qui tambourinaient dans mon palais. C’était rigolo.

Je n’avais jamais goûté de larmes auparavant parce que mon canal lacrymal n’en produit pas.

Je ne pleure pas,

moi.

Je m’énerve et je rage, mais je ne pleure pas.

Publié dans Le Courrier le 18.5.2015.

Mélanie Richoz

Née en 1975 dans le canton de Fribourg, Mélanie Richoz vit à Bulle où elle exerce la profession d’ergothérapeute en pédiatrie. Elle se frotte à des genres littéraires très divers: auteure de chroniques, de pièces de théâtre, de chansons et de nouvelles, elle a également publié deux romans. En découvrir davantage

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