« immeer » – Henriette Vásárhelyi

Je ne vois que la tignasse de Jan, son cou, alors que je traverse la route derrière le parking et grimpe sur la dune en direction de la plage, que j’attrape mon talon gauche et en fait glisser la chaussure puis l’autre, en sautillant. Tandis que je noue les lacets les uns aux autres et suspends la paire à mon sac, je ne suis plus qu’à un jet de pierre de Jan, et alors il se retourne vers moi et lève la main silencieusement.

Je passe la main dans les cheveux de Jan, je lève les yeux vers le ciel qui s’est assombri, les premières grosses gouttes nous tombent dessus. Heiner sort de l’eau en courant et il crie qu’il a faim. Il se roule dans le sable, Jan le recouvre de quelques pelletées. Je me jette sur eux deux, me tords et me tourne, agrippe les bras de Jan, les jambes de Heiner, agrippe ses orteils. Heiner me tire les cheveux, la pluie nous frappe, nous luttons et rions et nous tirons et serrons. Jan attrape une bouteille de coca vide et m’assène un coup sur le crâne juste au moment où je parviens à attraper Heiner qui serre mon sac contre lui, tente de bondir, de s’échapper avec lui. Nous tombons tous ensemble, de nouveau les uns par-dessus les autres, dans le sable humide et chaud. De l’eau s’égoutte des cheveux d’Heiner sur mon visage, sa peau mouille mon t-shirt. Heiner halète qu’il a faim, faim ! J’attrape mon sac et le tire à moi, la respiration lourde sous le poids de différentes parties des deux corps sur moi. Je trouve une poignée de branches au chocolat et les leur tends. Étendus aux quatre vents, les cous tendus, nous restons là à contempler les dunes, la plage, la rive, la mer en mâchant en silence. Des fleurs psychédéliques pointent à l’horizon, sorties de la mer. Et au moment où je pense que j’aimerais nous en cueillir quelques-unes, je me réveille.

L’averse ne pénètre pas très profondément. Sous la première couche humide, épaisse comme le doigt, le sable est sec et chaud encore du soleil de la journée. Les gouttes forment des petits creux dans le sable et le gondolent.

« Eva, redresse-toi, ramène tes genoux vers toi et regarde autour de toi ! Au-delà de la masse de corps nus, la mer ! Regarde là-bas à travers les espaces entre les petits bateaux ! Et derrière le navire de croisière à l’horizon ! »

Je hoche la tête et je demande à la mouche : « C’est quand même beau ici, non ? »

Elle vole tout contre mon oreille et chuchote à l’intérieur : « Mais pourquoi donc es-tu ici, si tu ne sais même pas si c’est beau ? »

Je réponds, je dis : « Regarde autour de toi ! Regarde donc l’eau, là-bas au fond, où la chaleur embrume la mer, estompe la ligne d’horizon. Je ne peux pas ne pas voir ça. »

Un nuage se glisse de la côte toscane sous le ciel et s’arrête au-dessus de la baie de Barbarossa. J’enfile mon t-shirt.

« Viens, viens lève-toi !, dis-je à Monn, partons, il va bientôt pleuvoir. »

Monn roule sur le dos, repousse lentement ses lunettes de soleil sur son front, plisse les yeux et demande : « Quoi ? »

Je le regarde, jette la serviette de bain sur la natte et je souris : « Rien.

– Tu as froid ? demande Monn.

– Non. Pourquoi ?

– Parce que tu t’es rhabillée. »

Je lui souris encore, lève les bras, jette un regard de tous les côtés et me pèle de mon t-shirt. Je me couche à côté de Monn et regarde la mouche. Je ne parle pas beaucoup, mais le peu que je dis elle ne le comprend pas.

Elle crie depuis mon avant-bras :

« Allez ma fille, à la flotte, tu crames ici ! »

Je la balaie sans ménagement de la peau de mon bras sous laquelle transparaissent des ramifications bleuâtres. Elle titube, bat des ailes, se rattrape et vole à la hauteur de mes yeux. Je secoue la tête et des doigts je trace des stries dans le sable.

« Je parle de lui, dis-je, je parle de porter un poids, un poids qu’il est prêt à soutenir. Il porte tous mes ratages, mes déroutes. Mais il n’en sait rien, quoi que je dise. Il ne m’aime toujours que dans l’instant. »

Elle se cramponne au bord externe de mon oreille et chuchote : « Sois contente ».

Jan nage vers le large avec de grands mouvements. Il se retourne sur le dos. Il lève la tête et me fait de grands signes en gesticulant. Je le suis des yeux.

L’air est doux et sur la rive la chaleur se dissipe déjà. Du côté de la dune, les cigales se sont mises à chanter et les martinets piaillent. Les familles remballent. Elles rassemblent leurs fourbis en patchwork, conditionnent le tout dans des plats en céramique et dans des boîtes refermables derrière les fermetures éclair de sacs de toutes les couleurs.

Il y a une photo de Jan où on le voit debout sur un rocher dans la mer. Ses yeux sont clos, son menton penché vers son torse. Autour de lui, les vagues de l’automne. Il fait un mouvement de la main droite, comme une chiquenaude. À cause de ce mouvement, sa main est floue. Ainsi la photo montre un Jan naviguant entre les mondes. Quand je regarde cette chiquenaude que fait sa main, je m’attends à ce qu’il disparaisse entièrement de la photographie. J’ai sans cesse peur qu’il disparaisse de la photo, qu’il glisse encore un peu plus, sur un rayon inférieur de la Billy du souvenir.

Quand Monn et moi quittons Barbarossa, la plupart des chaises longues sont déjà repliées sous les parasols refermés. Nous roulons jusqu’à notre petit appartement de vacances. Nous suspendons les serviettes de bain et les maillots mouillés sur les chaises à l’extérieur. Je débarrasse au peigne l’eau et le sel de mes cheveux toujours plus pâles. Ça tire. Je fais glisser encore et encore le peigne dans mes cheveux ternes. Des gouttes d’eau roulent sur mon poing et tombent sur les dalles chaudes du soleil de la journée, s’évaporent. Un gecko file entre mes jambes, court sur les dalles claires, rejoint l’ombre derrière la porte de la terrasse. Je m’accroupis et observe le gecko : alerte, sombre, le corps pas beaucoup plus gros qu’un de mes doigts. Je désigne la bête et je hoche la tête à l’intention de la mouche : « Toujours être sur ses gardes », je chuchote.

Capoliveri. Nous y montons le soir venu. Nous nous asseyons devant un bar sur la grande place Matteotti et nous commandons des Spritz. Les tables étroitement disposées ne laissent aucun passage pour la masse défilante des gens.

« Je suis dans la maison », dis-je en croisant les bras sur ma poitrine, puis je replie mes genoux sur mon ventre et ouvre tout grand la bouche.

Comme ça bouche bée, j’observe les hommes et les femmes brulés par le soleil, avec leurs bijoux en argent et leurs foulards multicolores – dans les cheveux, sur les hanches, autour du cou – qui ne parviennent pas à se décider entre une trattoria, un ristorante ou une focaccia à l’emporter.

Avec l’Apérol au prosecco, la serveuse nous apporte un bol de grosses olives vertes. Je ronge la chair ferme sur le noyau. Monn tapote sur son téléphone portable. Il tapote des SMS. Il envoie le bonjour à ses amis. Je veux lui dire quelque chose mais il est en train de raccourcir ses formulations pour gagner des signes. Ici en haut on est plus proche du ciel. Un orage approche. De gigantesques nuages nuit noire glissent avec la précipitation du vent devant la lune et son halo – l’un après l’autre.

La mère de Jan nous a préparé une salade de pommes de terre avec des œufs à la moutarde et Jan y émiette un peu de la savonnette. « Pour que tu puisses dormir quand tu sauras ce qu’on va faire », dit-il. Je n’aime ni le goût sableux du haschisch, ni la lourde fatigue qui m’assaillira dans environ une demi-heure, mais je ne dis rien. Il devient tout à fait solennel : « Bon Eva, maintenant ça suffit, il faut qu’on se barre d’ici. »

Je hoche la tête et engouffre la purée de pommes de terre, de sauce et d’œuf mollet écrasés et mélangés. Je hoche encore la tête lorsque j’essaie, dégoûtée, de rincer ma bouche de ce sable de merde.

« Heiner a téléphoné. Il a loué un appartement beaucoup trop grand pour lui, trop cher pour son salaire d’apprenti. Il m’a demandé si on ne voulait pas aller habiter avec lui. Il n’arrête pas de dire que Berlin c’est tellement cool. »

Jan me parle d’un appartement dans la Grünbergerstrasse, pas rénové mais très grand et pour nous trois facile à payer.

« Il ne connaît personne ce gosse asocial », dit Jan en riant.

Ses yeux sont devenus petits et rouges, et comme je ne dis rien parce que je n’arrive pas à ouvrir la bouche à cause de la lourde fatigue qui vient de m’assaillir, il commence à composer des vers populaires et chantonne : « Evalie, Evalie : Komm, komm, komm, allez viens ! »

Je ris sans pouvoir m’arrêter pendant un bon moment, Jan grimace en balançant doucement la tête. Finalement je dis : « oui ».

Et puis nous nous taisons.

Au restaurant, quelques rues sous la Piazza Matteotti, nous commandons copieusement, avec de l’eau et du vin, et nous nous taisons à la porte qui est restée ouverte. La pluie s’abat en rangs serrés sur les pierres.

Je regarde la mouche : « Tu sens comme l’eau fait fuir la chaleur ? », je lui demande.

Elle astique ses ailes avec ses pattes arrière et opine de la tête. Je me glisse un bout d’aubergine grillée dans la bouche.

« On mange et mange, ensuite on va dormir. Et demain, on bronze. », je dis pour me moquer de Monn.

« Tu vois, dit-il, ça va mieux. »

Il me prend la main et nous flânons jusqu’à la voiture.

Jan nage vers le large avec de grands mouvements. Il se retourne sur le dos. Il lève la tête et il me fait de grands signes en gesticulant. Je le suis des yeux.

Traduction Camille Luscher, janvier 2014

Publié dans Le Courrier le 10.2.2014

Henriette Vásárhelyi

Née en 1977 à Berlin, Henriette Vásárhelyi a grandi dans le Mecklembourg, dans le climat répressif de l’ancienne RDA. Après un apprentissage dans l’informatique, elle obtient un diplôme à l’Institut littéraire allemand de Leipzig et est actuellement étudiante en master de Contemporary Arts Practice à la Haute école des arts de Berne. Depuis 2006, elle publie des nouvelles dans des revues et anthologies. En découvrir davantage

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