« Faut quitter Schummertal ! » – Pedro Lenz

À vrai dire, ça a commencé bien avant. Mais je pourrais tout aussi bien prétendre que ça a commencé ce soir-là, quelques jours après mon retour de Witz.

C’était peut-être vers les dix heures, peut-être une demi-heure plus tard. Peu importe. En tout cas, une bise à décorner les bœufs. Schummertal. Novembre. Et moi, le cœur lourd comme un vieux torchon mouillé.

Je vais donc au Central, prendre un café pomme.

J’avais déjà claqué le fric que j’avais reçu en sortant de taule, j’sais pas comment. Donc ce soir-là, pas un rond, mais une terrible envie de café pomme, de compagnie et de bruits de voix.

Eh oui, j’avais les poches vides, sauf deux ou trois clopes et quelques pièces. La dèche, quoi, mais plutôt rude. Faut dire que j’attendais quelque chose qu’on me devait. Mais va dire ça à quelqu’un alors que tu viens de sortir du trou, va dire à quelqu’un qu’on te doit pas mal de fric mais que t’as pas de liquide. Ça n’intéresse personne.

Donc, comme je disais, je vais au Central, je commande un café pomme, et voilà que Regula me demande si j’arrive à le payer.

Pas bête, la question, quand on y réfléchit. S’il te plaît, Reg, fais pas d’histoires, tu sais quoi, tu me l’apportes, je lui dis, et on verra après.

T’es un vrai casse-pieds, qu’elle dit et elle me l’apporte.

Je l’ai pas enregistré, elle ajoute et me regarde je sais pas comment, autrement que d’habitude, avec une petite lueur dans l’œil ou un truc du genre. Aucune idée de comment ça se passe pour les autres, mais moi, ça me fait chaud au cœur quand une femme comme Reg me regarde comme ça.

Merci, Reg, t’es un amour. Je te le rembourserai un jour par une prière.

Fallait que j’arrête avec mes éternels discours. Et surtout que je m’habitue pas, qu’elle dit, parce que si Pesche apprenait qu’elle avait pas encaissé le café pomme, ça ferait un sacré bordel. Je savais parfaitement comment il pouvait être parfois, son chef.

C’est quelqu’un de bien, Regula, on peut la bénir, elle prend soin de nous, elle se dit juste, j’encaisse pas cette fois-ci, et personne le verra, et Pesche sera le dernier à s’en rendre compte, et Goalie aura son café pomme, un point c’est tout.

Je le savais depuis longtemps, Regula a un grand cœur. Mais ce soir-là, elle a commencé à me plaire différemment.

Au fond c’est assez drôle. Tu connais une femme depuis des années, tu te poses pas vraiment de questions et tout à coup, nom de bleu, elle a quelque chose. Si, si, tout à coup elle a quelque chose qui te rend nerveux, tout à coup elle te plaît. Comprend qui peut. Ce soir-là, il me restait vraiment beaucoup de questions sans réponses, mais une seule m’intéressait vraiment : est-ce qu’un jour dans cette vie ce serait possible que Regula et moi on fasse un couple ?

Elle me regarde à nouveau. Manifestement je n’avais pas changé à Witzwil, qu’elle dit, je donnais pas l’impression d’avoir été hors circuit pendant presque une année, parce que, à m’entendre parler comme ça, j’étais resté le même baratineur qu’avant.

Arrête ton cirque, Reg ! T’en sais rien du tout. Tu sais rien sur moi, tu sais rien sur Witzwil. Mais c’est peut-être mieux comme ça. Tu peux t’estimer heureuse. Et pour le fric : j’veux vraiment pas faire la manche, pas avec toi, j’te jure, c’est toi qui décides, soit tu m’le donnes ce billet, soit tu m’le donnes pas, et alors je demande à quelqu’un d’autre. C’est tout.

Pour finir elle me l’a donné, l’a plié et glissé dans la pochette de ma chemise, sans commentaire. J’ai pris sa main et lui ai fait un bisou à l’intérieur du bras, et lui ai dit, si tu bossais pas, je t’amènerais chez moi pour te combler. J’te jure, Reg, j’te rendrais heureuse.

J’étais plutôt lourd, qu’elle a dit, et a ri un peu, et j’ai ri aussi. Ça m’a fait du bien de rire une bonne fois, vraiment. C’est que je n’ai pas souvent ri ces derniers temps, franchement pas.

Mon café pomme avalé, je suis parti de l’autre côté, au club espagnol, voir s’ils avaient pas encore un petit truc à manger. Il restait bien quelque chose, même qu’il était déjà tard. Paco m’a fait du poisson et réchauffé du riz. Tout ce qu’il fallait.

Il a voulu savoir où j’avais passé tout ce temps. Ça faisait une éternité qu’il ne m’avait plus revu.

Galera, j’ai fait, tu sais, Alcatraz, et j’ai croisé les doigts devant mes yeux pour que ça ressemble à des barreaux.

Il a juste hoché la tête un peu lourdement et fait la moue. Pour ça ils sont bien, ceux du club espagnol, ils savent quand c’est le moment de poser des questions et quand il vaut mieux pas.

Hé, Paco, dis voir, t’aurais pas vu Ueli ou Marta ? Non ? Ils sont pas passés par ici. Tant pis. À propos, il est bon le riz, tiptop, si, si, vous faites de la bonne cuisine, les gars, vraiment.

Gracias, Quiper, qu’il a dit. Quiper c’est Keeper, et ça veut dire la même chose que Goalie, ils disent comme ça en espagnol. Merci, il allait leur dire en cuisine, et m’a remis du rouge de sa grande main sûre, ça m’a rappelé la main de mon père qui n’était pas un type facile mais qui avait eu lui aussi par moments une main sûre. Me voilà avec du rouge de Navarre dans mon verre, du bon. Quoique, si j’avais pu choisir à ce moment-là, j’aurais préféré une demi-cuillère de blanche. Pourtant je savais qu’il fallait arrêter maintenant, qu’il fallait définitivement tirer un trait et en finir avec ce satané poison et toute cette saloperie. C’est logique, non, tu ne peux quand même pas courir toute ta vie après ce flash, attendre toute ta vie que ça fasse splash dans ta tronche et que la chaleur traverse tes veines comme un vent d’été en plein hiver.

Alors t’as pas vu Ueli ? Tu sais, j’le cherche, j’ai quelque chose d’important à lui demander.

Non, dit Paco, non, il ne l’avait plus vu depuis longtemps, certainement pas depuis plus d’une semaine. Pauvre Ueli, il devait sûrement avoir des problèmes.

Ueli, c’est un bouffon, désolé. Mais ça je l’ai pas dit à Paco, c’est une affaire entre moi et moi, je ne dois le dire à personne, même pas à Ueli. Mais ça m’énerve qu’on puisse jamais rien organiser de définitif avec cet enfoiré. Jamais, jamais !

Bon, faut bien avouer, il m’a déniché un appart, je suis logé grâce à lui, parce que son père est copain avec cette gérance ou avec je sais pas qui.

Mais pardon, c’est pas sa bicoque, je paie le loyer, merci, merci, Ueli, je te remercie, merci mille fois, mais ça n’a rien à voir avec notre combine. L’appart c’est l’appart et le business c’est le business. Et si tu promets à un copain que tel jour tu lui rends le fric que tu lui dois, alors tu l’amènes tel jour ou alors tu l’avertis ou tu téléphones, tu écris quelques lignes, tu laisses un message, j’sais pas, un message quelconque, mais tu disparais pas dans la nature.

J’ai regardé l’horloge suspendue à côté du fanion décoloré du Real Madrid, sur cette poutre où étaient aussi fixés les néons. Onze heures et demie. Encore un Veterano et puis dodo, je me suis dit. Sauf que je n’avais pas envie de sortir par ce temps de chien. Donne-moi un brandy, Paco, mais plein à ras bord, s’il te plaît, il fait de nouveau froid dehors.

C’était bizarre qu’il n’y ait pas plus de monde chez l’Espagnol, on était quand même vendredi soir. Quelques jeunes jouaient au baby-foot et quelques vieux bavardaient, et voilà tout. Et moi, j’étais là à attendre je sais pas quoi.

Allez mon vieux, fais quelque chose, faut faire quelque chose ! je me suis dit et j’ai encore commandé un brandy. Heureusement que Regula m’avait laissé ce billet de cinquante balles. On est quand même un autre homme quand on a un petit quelque chose dans son porte-monnaie. Mais si je ne trouve pas Ueli rapidement, j’ai pensé, il faudra que Regula ait un peu de patience jusqu’à ce que je lui rende ce fric.

En pensant à Regula, j’ai eu la larme à l’œil. Je ne sais pas pourquoi, c’est très gênant d’être assis seul à une table et de constater que ton œil coule.

Eh, Goalie, on aimerait fermer !

C’était la femme de Paco. Quand ça devient sérieux, c’est elle qui monte au front. Paco est trop mou, il ne sait pas imposer une heure de fermeture, il ne sait pas nous mettre à la porte. Elle oui.

Je me suis donc un peu frotté les yeux pour faire croire à une inflammation, j’ai payé et je suis sorti pour rentrer chez moi. Mais pas par le chemin le plus direct, non, je voulais encore vite passer au Central, voir si par hasard Regula avait fini son travail. J’en ai encore grillé une dans la petite cour avec vue sur la porte arrière, pensant qu’elle sortirait peut-être par là. La lumière était encore allumée dans le resto. Ce serait pas mal si je pouvais encore la voir un petit moment, j’ai pensé. J’étais caché dans l’ombre. On ne pouvait pas me voir depuis la route et pas non plus depuis le parking, par chance. C’est que Budi l’attendait aussi. Mais Budi était dans sa bagnole, Budi c’était son mec, Budi c’était son officiel. Budi venait chercher Regula à son boulot parce que c’était sa fonction, parce qu’on fait ça quand on a une petite copine qui est serveuse et qu’on veut être sûr qu’elle rentre. Surtout si elle travaille au Central, fréquenté par des voyous comme moi ou pire !

Début de «Faut quitter Schummertal!» («Der Goalie bin ig»),
traduit et adapté du dialecte bernois par Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli.

Publié dans Le Courrier le 10.2.2014

Pedro Lenz

Né en 1965 à Langenthal (canton de Berne), Pedro Lenz vit à Olten. Il a d’abord fait un apprentissage de maçon avant de passer sa maturité. Depuis 2001, il vit de son activité d’écrivain, poète et chroniqueur pour divers journaux. Habitué des performances scéniques, il est membre du groupe de poètes spoken words Bern ist überall et auteur de textes pour des compagnies de théâtre et la radio alémanique. En découvrir davantage

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