« Et après le soleil se lève » – Douna Loup

Personnages:
La Nuit, Le Matin, Mave, Ramy...

LA NUIT. Je suis la nuit.

Tirez vos rideaux, restez tranquilles, fermez vos yeux.

J’ai achevé la lumière.
Il n’y a plus rien à voir. Alors rêvez, rêvez, moi je chante, «J’ai mis le jour sous couverture, j’ai pris le soleil en otage, restez planqués, il n’y a plus rien à voir!»

Fatigue

MAVE. On ne soulève pas la couverture. Elle dort.
RAMY. Comment va-t-elle?
MAVE. Ça fait longtemps qu’elle dort.
RAMY. Elle a mangé?
MAVE. Elle dort.
RAMY. Mais a-t-elle parlé?
MAVE. Il ne faut pas soulever la couverture, ça la dérange.
RAMY. Je veux la voir, si elle ne se réveille pas, je veux la voir un peu. Je suis parti tôt ce matin et elle râlait dans son lit.
MAVE. Maintenant elle ne fait plus de bruit. Comment s’est passée ta journée?
RAMY. Ça va. Mais je pensais à elle, il faut qu’elle guérisse.
MAVE. Oui, c’est pour ça que c’est bien, le sommeil.
RAMY. Je suis fatigué.
MAVE. Je suis fatiguée aussi.

Clairières

RAMY. Je suis rentré à la maison avec ma fatigue.
Je suis rentré après avoir travaillé, j’ai travaillé toute la journée.
J’ai les bottes sales, j’ai les mains chaudes.
Je suis rentré à la maison les épaules chargées.
Avec des sacs, des sacs pleins de bois.
Parce que le soir quand vient le froid dans les pièces, je chauffe.
J’allume tout ça avec les vieux journaux et ça m’apaise.
Parce que toute la journée j’ai abattu.
J’ai abattu toute cette tâche, cette tâche qui grandit au lieu de diminuer, à mesure qu’on se dévoue.
J’ai pris ma force pour tenir le coup.
J’ai grappillé du petit bois dès que j’avais le temps, dans les clairières.
Parce que la journée, on se tapit dans les clairières.
Et je rentre, et Nour est toujours aussi basse au fond du lit.
Je rentre et je veux la voir.
Je ne la vois pas.
Ma femme me dit, «On ne soulève pas la couverture, elle dort».
Il y a une forme, un tas, sous la couverture.
Alors je fais du feu, je chauffe et j’attends que la chaleur prenne les pièces.
Alors je sens mes mains, mes jambes, qui décrivent comme elles ont souffert, et je leur fabrique des excuses.
Je dis à mes jambes, «Vous n’êtes plus toutes jeunes»; je dis à mes mains «Vous en avez trop fait».
Et je mange.
Mais ma femme ne me donne pas faim, elle me coupe la faim avec ses questions de survie, avec ses questions de demain.
Qu’est-ce que je sais du jour qui vient?
Qu’est-ce que je sais à part mes mains et mes jambes fatiguées?
Je pars dans le lever du jour, je rentre avec le froid et si ma petite est malade, qui est-ce qui va m’encourager?
Il faut faire avec ce qu’on a.
Je mange ce qu’il y a, mais Mave me coupe l’appétit avec ses plaintes, et Nour me tord le ventre avec son absence.

Le Matin

MATIN. Je suis le matin.
Je coupe la nuit.
Je lui tranche la gorge, jusqu’à ce que le soleil coule à flot.
Je réveille tout le monde, je chante.
Je pique le coq aux fesses, pour qu’il crie, je dis «Je suis le matin, j’ai buté la nuit, maintenant, à vos armes, à votre sang, réveillez-vous dans les maisons!»

Sommeil

MAVE. Elle dort.
RAMY. Elle ne dort pas Mave, elle ne dort plus.
MAVE. Elle dort.
RAMY. Pourquoi tu ne m’as rien dit? Pourquoi tu ne m’as pas dit tout de suite?
MAVE. Elle dort, elle dort Ramy.
RAMY. Elle ne dort pas Mave, tu mens!
MAVE. Ne touche pas à cette couverture!
RAMY. Regarde! Regarde ta fille!
MAVE. Je la vois, Ramy, je la vois ma fille, elle dort, laisse-la!
RAMY. Ma fille.
MAVE. Elle dort.
RAMY. Ma fille!
MAVE. Il ne faut pas la réveiller.
RAMY. Elle ne se réveille plus Mave, tu ne comprends pas, elle ne se réveille plus!
MAVE. Elle guérit bien, je sais qu’elle guérit bien.
RAMY. Qu’est ce que tu as fait? Qu’est ce que tu as fait au bon dieu pour qu’on en arrive là?!
MAVE. Je n’ai rien fait Ramy, j’attends pendant que tu n’es pas là. Je ne fais rien, je m’occupe de la maison.
RAMY. Et Nour?
MAVE. Nour, ça va aller...
RAMY. Elle est morte, Mave, morte. Tu ne vois pas?
MAVE. Il faut attendre encore un peu.
RAMY. Que faut-il attendre?
MAVE. Je ne pouvais rien faire, Ramy.

Riz

MAVE. Tu sais ce que fait le médecin par ces temps, tu sais ce que fait le médecin par ces temps de guerre?
L’hôpital, tu sais ce que c’est l’hôpital?
L’hôpital, ça grouille!
Ça pue!
Ça ne soigne plus personne.
Ça mange le corps des victimes, parce qu’il faut bien s’occuper de tout ça.
Le médecin je vais le voir parce que Nour ne mange plus, je vais le voir parce que plus rien ne rentre ni ne sort de son ventre, je vais le voir pour lui demander la vie de ma fille.
Tu comprends? La vie de Nour.
Il n’a pas le temps avec ce genre de choses, le médecin, il est trop occupé.
Il «lave le territoire», le médecin.
«Mes compétences sont utiles, il dit, je dois les dédier à la tâche.»
Alors je rentre avec mes compétences de mère, avec mes compétences de femme et je fais de mon mieux parce que mon mari aussi passe sa journée entière, tout dédié à la tâche.
Et je la fais boire à la petite cuillère, mais elle vomit.
Tu sais ce que fait le voisin par ces temps de guerre?
Tu sais ce que fais le voisin à qui je vais demander du riz pour Nour?
Il me dit «Je vous donne du riz, j’ai les mains sales, prenez ce riz».
Et je suis une mère avec du riz.
Une mère qui trie le riz, une mère qui cuit le riz.
Mais Nour ne me voit plus.
J’ai disparu.

Publiée dans Le Courrier le 17.09.2012.

Douna Loup

Née près de Genève en 1982, Douna Loup a grandi dans la Drôme. Son bac en poche, elle part travailler six mois dans un orphelinat à Madagascar. À son retour à Genève, elle effectue des études en ethno-médecine mais fait le choix de consacrer sa vie à l’écriture. En découvrir davantage

« Inédits » du Courrier en collaboration avec l'association chlitterature.ch