« Est-ce que je suis Mapuche ? » – Daniel de Roulet

Le vendredi 4 janvier 2013, par une belle soirée de l’été chilien, Werner L., 75 ans, et sa femme saluent comme d’habitude le dernier rayon rose sur les neiges éternelles du volcan qui domine leurs terres. Ils contemplent avec satisfaction l’ampleur du domaine agricole : les champs de blé à perte de vue, les immenses pâturages, les hangars, les forêts de sapins et d’eucalyptus, l’alignement des peupliers.

Quand Orion et la Croix du Sud s’allument, ils s’enferment dans leur maison. Elle a grandi depuis que le grand-père, Adam L., est venu de Suisse s’installer ici.

Comme chaque soir, Werner pose sur sa table de chevet un 7,65, 17 mm, Browning.

Pour comprendre pourquoi cette histoire a mal fini, je me suis rendu d’abord dans un village suisse, au fond d’une vallée en cul-de-sac. Son nom, Engi, signifie étroitesse. La famille L. vient de là, comme j’ai pu le vérifier dans l’annuaire téléphonique où j’ai trouvé neuf fois le nom de L., dont un garagiste et un gardien de cabane, les autres sans profession mentionnée, mais portant les prénoms de la région glaronnaise : Kaspar, Willy, Peter, Hans.

De Genève, en train, je suis passé par Zurich puis jusqu’à Schanden, une vallée aux parois verticales. Le car postal a mis une demi-heure pour me déposer devant l’église d’Engi. Construction médiévale, murs épais, plafond de bois, porte ouverte, elle est entourée des quatre côtés par les pierres tombales. C’était un jour d’automne avec du rouge au feuillage. À côté de l’entrée sur une pile de psautiers, j’ai trouvé le journal paroissial avec en première page : « Les requérants d’asile font la cuisine pour nos paroissiens ». J’ai pris place sur un banc de bois clair, attentif aux bruits de la campagne : meuglement d’une vache, motoculteur dans la pente, cri plaintif d’une buse. En sortant, j’ai inspecté l’alignement des tombes, une série de rectangles verticaux, en ardoise de la région, facile à sculpter. J’ai relevé plusieurs fois le nom de L.

J’ai continué mon enquête par le registre paroissial. Depuis 1689 les mercenaires de la famille L. morts au service étranger y sont mentionnés. Ça commence par un Adrian L., mort à 35 ans. En 1709, c’est Friedli qui meurt dans une bataille étrangère à 24 ans. Puis Fridolin en 1740 et les deux frères Martin et un autre Fridolin, morts en Russie sous les ordres de Napoléon, tandis que David, leur cousin, meurt sur le front espagnol, combattant les troupes de Napoléon. Et encore en 1854, Peter, mort à Naples à 28 ans.

Dès cette époque, la Confédération interdit le service à l’étranger. Voilà pourquoi les L., trop nombreux, trop de bouches à nourrir dans un si petit village, ont compris qu’il leur faudrait partir. Ils se sont renseignés, ont appris qu’au Chili le gouvernement, après avoir repoussé les Indiens mapuches vers le Sud, offrait aux colons européens de fabuleuses conditions pour venir s’installer. À chacun d’entre eux il payait le voyage, les frais d’installation, deux ans de salaire et 40 hectares de bonne terre par colon, augmentée de 20 hectares par enfant.

J’imagine que, même à Engi, on savait que ces terres étaient celles des Indiens. Mais puisqu’ils n’avaient pas de titre de propriété et qu’ils avaient perdu la guerre, on n’a pas eu trop de scrupules en lisant ces offres alléchantes. Adam L. a donc décidé de se joindre aux 22 000 Allemands et aux 8 000 Suisses qui ont signé. L’agence chilienne lui a promis un terrain à 25 km de la garnison de Temuco où l’armée continuait de promouvoir la « Paix en Araucanie ». On a discuté le coup avec la famille, c’était un peu risqué, mais on n’a rien sans rien. Et plutôt que de tirer le diable par la queue à Engi, quand est venu le printemps de 1883, Adam a embrassé mère, père et cousins qui demandaient pourquoi il n’emmenait pas les deux vaches et quelques poules.

Je n’ai rien retrouvé concernant le voyage de la famille d’Adam. J’imagine qu’ils ont embarqué à Rotterdam, fait escale à Buenos Aires, puis par le cap Horn jusqu’au Chili. Trois ans après leur installation, un pasteur vaudois a rendu visite à la colonie suisse. Le récit de François Grin se trouve à la bibliothèque de Lausanne. Il est assez sévère quant aux pratiques d’Adam L. : « Monsieur L. me raconte un accident dont il a été victime : ‘Un jour, me dit-il, six Chiliens du voisinage se présentent chez moi et me demandent l’hospitalité. Mes fils étaient absents, moi je portais le bras en écharpe. Ces hommes se sont longuement arrêtés. J’allai m’asseoir sur ce banc – il me désigna du doigt un escabeau de bois près de son lit. L’un d’eux vint prendre place à mes côtés, et se mit à me parler en espagnol. Il s’était emparé à mon insu d’une hache que je tenais habituellement derrière ce coffre-là, près de la porte. Il sortit cette hache de dessous son poncho et avant que j’eusse le temps de faire un seul mouvement, m’en assena un coup violent sur la tête. Je tombai sans connaissance sur le sol. Mon assassin me porta d’autres coups encore, afin de m’achever. Les femmes crièrent au secours. Ils s’enfuirent. Je fus longtemps à me remettre. Mes blessures, bien que sans gravité m’avaient ébranlé…’ J’appris plus tard que cet homme exemplaire à tant d’égards ne tenait nul compte du règlement qui interdit la vente des boissons alcooliques. Sa maison est un peu le rendez-vous de tout le voisinage. Qui blâmer, sinon le colon ? Malheureusement, le cas de Monsieur L. n’est point rare. Les meilleurs d’entre nos compatriotes font de même. »

Parmi les Suisses du Chili, tous n’ont pas réussi à garder leurs terres. Certains d’entre eux, après avoir transformé les Mapuches en alcooliques, ont sombré dans le même travers. D’autres se sont fait engager dans la construction du chemin de fer ou sont allés habiter la capitale. La famille L. a eu plus de chance, trois générations plus tard son domaine et ses richesses en ont fait des colons très à l’aise. Pourtant le fils d’Adam, Jorge, a eu des remarques tellement désobligeantes envers les aborigènes mapuches que l’État chilien l’a contraint à revendre une partie de sa propriété.

D’une génération à l’autre et depuis 1883, les colons n’ont jamais admis les revendications des Mapuches qui sont aujourd’hui plus d’un million dont les deux tiers autour de Temuco. Le ton est monté, la confrontation a pris un tour violent, jusqu’au drame. Le 4 janvier 2013, la maison construite par Adam a été la proie des flammes. Son petit-fils Werner et son épouse ont péri dans l’incendie. La police venue sur place a trouvé un chaman mapuche blessé par balle près de la scène du crime. Selon la version policière, Werner L. s’est défendu avec une arme à feu face aux assaillants venus incendier sa maison. Les communautés mapuches nient leur implication et dénoncent un complot des forces de sécurité liées aux paramilitaires d’extrême droite. En effet il n’est pas prouvé que la balle qui a transpercé le thorax du chaman provienne du 7,65 Brownig de Werner L. Le Mapuche a tout de même été condamné à dix-huit ans de prison. Pour les colons, le jugement n’a pas été assez sévère, la loi antiterroriste de Pinochet aurait dû être appliquée.

À Genève, les Mapuches plaident régulièrement leur cause auprès des Nations unies. J’en ai rencontré quelques-uns, j’ai admiré leur détermination, trouvé justifié leur combat pour la reconnaissance de leur langue.

En janvier 2015, remontant le continent depuis la Patagonie sur les traces de l’émigration helvétique, je suis arrivé à Temuco. Chaque jour dans les journaux, j’ai lu des épisodes du combat des Mapuches qui sont traités tour à tour d’encagoulés, d’incendiaires et de terroristes. Le moindre feu de forêt est attribué à « des hommes armés de stature mapuche », même quand on découvre par la suite qu’il s’agit d’une fraude à l’assurance d’un colon. Sur les murs de Temuco, j’ai lu les inscriptions pour la libération des prisonniers politiques mapuches. La télévision recensait vingt-neuf feux de forêt non maîtrisés, tous à mettre « sur le compte du terrorisme ». Un écrivain progressiste a été ridiculisé parce qu’il avait fait allusion au « Je suis Charlie » français en écrivant : « Je suis Mapuche ».

J’ai lu aussi la déclaration de Militza L, nièce du couple mort dans l’incendie, membre de l’Association des descendants suisses de l’Araucanie. Elle estime que près de 60% des familles de troisième et quatrième génération sont en possession de la nationalité suisse. La majorité d’entre elles parlent l’allemand et pour eux la Confédération a ouvert en 2006 un consulat à Temuco. « Mes ancêtres, dit Militza, ont émigré avec les meilleures intentions du monde. Des colonies ont été créées, le banditisme a été mis au pas et la région est devenue le grenier du pays. Et maintenant nous sommes poursuivis par des bandits. »

De Temuco, une amie, avocate chilienne, m’a conduit en voiture jusqu’au village où se trouvent les terres de la famille L. J’ai trouvé la nature d’une incroyable fertilité, les champs de blés immenses. Sur les pâturages à perte de vue paissaient d’imposants troupeaux de vaches. Les grandes propriétés des colons se distinguaient par des écriteaux « Paix en Araucanie ». J’ai eu l’impression de me retrouver en Afrique du Sud du temps de l’apartheid.

Au cimetière du village, j’ai noté la tombe de la famille Frei, des émigrés suisses. Les Frei ont donné au Chili deux présidents. J’ai expliqué à mon amie : « Je suis Suisse, moi aussi. J’essaie de comprendre le destin tragique de ces émigrés involontaires. »

Tandis que nous nous éloignions du cône du volcan qui passait au rose, tandis que j’admirais cette nature si fertile, je me disais qu’il suffirait d’ajouter de temps en temps un point d’interrogation à nos fières affirmations. Alors on ne dirait plus « je suis Suisse », mais : « est-ce que je suis Suisse ? », « Chilien ? », « Mapuche ? »

Actuellement en voyage de la Patagonie à l’Alaska sur les traces de l’émigration helvétique, Daniel de Roulet nous envoie ce texte inédit depuis Valparaiso, Chili.

Une version partielle de cette nouvelle est publiée dans Le Courrier le 23.2.2015.

Daniel de Roulet

Né à Genève en 1944, Daniel de Roulet suit une formation d’architecte et travaille d’abord comme informaticien avant de se lancer dans l’écriture. Romancier, essayiste, auteur de récits autobiographiques, il est l’auteur d’une œuvre littéraire en prise avec son temps, qui lui a valu de nombreux prix et a été traduite en plusieurs langues (voir derniers titres parus ci-contre). En découvrir davantage

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