« Dans les écailles de sardines » – Anne-Sophie Subilia

Midi percute notre table à tréteaux. Elle est prodigieuse dans sa pente, avec son chien dessous et les guirlandes qui bavent en zigzag. Les couleurs en crépon nous tombent sur les épaules, et l’heure s’échappe de toutes les églises alentour. Pas loin, des doigts de maître tournent déjà nos sardines sur la braise.

Rua Vicente Borga. Comme un goulet, avec ses quelques chaises en plastique et son barbecue de fortune planté dans les pavés. Un écriteau annonce à la craie le banquet à venir : sardinhas assadas, poulet, poulpe, doces de amêndoa… Les napperons de papier s’ornent sans plus attendre. Corbeilles, assiettes, soucoupes, notre hôte parcourt la ruelle, la toque lumineuse. Pichet de vin rosé, mouchetures d’huile. Elle verse du nouveau charbon.

La fumée enrobe le gril et grossit. Elle ne s’effiloche pas par-dessus toits et tuiles qui cascadent en pente vive jusqu’au Tage ; elle choisit plutôt d’infiltrer en étoile les ruelles. Elle s’y répand, s’acoquine avec les cheveux, les plantes, et rameute à elle seule d’autres convives, animaux, artisans, boulanger, postier, trio de fillettes, grappes d’ouvriers et de femmes menues dans leurs robes, les anciennes ménines du tableau... De nouvelles mains prennent soin maintenant du poisson sur le gril, qui sert aussi d’allume-cigarettes.

Plusieurs voisins surgissent encore dans la foulée et s’invitent aux perrons, qui bourdonnent comme hier et sans doute comme demain. Les cigarettes diminuent plus ou moins doucement entre les lèvres. Quelques anciens bavardent en cortège assis. Leurs récits s’envolent colmater je ne sais quels fissures ou souvenirs. L’un frotte entre ses doigts les hibiscus fanés. Un autre a son aisselle posée sur l’épaule d’à côté. Des plus jeunes s’agrègent. Tatouages, varices, moustaches tombantes, apprêtées, plantureuses, cicatrices de vaccins, ongles peints ou rassis, bouts de chairs qui ont tant l’habitude les uns des autres qu’on se demande un instant s’ils tiennent autrement qu’amalgamés dans ce tressage d’indolence, de rides, de gaieté, que l’appétit réveille sans cesse et raffermit, tandis que derrière et autour s’animent les femmes en jupons d’autrefois de la fresque murale, la brouette de chantier, le tricycle, les papillons… Mais j’ai la berlue, peut-être.

Pendant ce temps, la bête à nos pieds a avancé sa truffe. « Méditerranée, mon sang » sera ta phrase dès la première sardine. Peu importe aujourd’hui de savoir si elles proviennent des mers ou des océans. Ceci, plutôt : depuis tout à l’heure, une main vieille lâche des mouchoirs de papier depuis la fenêtre. Elle dégaine curieusement ses pétales de Kleenex. On distingue le visage au bout de la main, tout occupé à cette affaire de mouchoirs au vent… Je ne sais pas si c’est à ce moment-là ou plus tard, mais ce profil penché fait ressurgir à présent celui d’une autre grand-mère portugaise, aperçue lors d’un précédent voyage dix ans plus tôt, convoquée elle aussi par une mission de premier ordre qui la faisait marmonner, à demi cachée par un rideau, jusqu’à ce que, me voyant passer, elle me prenne à témoin derrière ses culs de bouteille, et brandisse par la fenêtre entrouverte son ouvrage en cours : un napperon brodé.

La placette sans fontaine de la Rua Vicente Borga est occupée à rompre les têtes de sardines. Quelqu’un amène enfin son repas à la vieille dame, alors le bras peut retourner à l’intérieur avec le reste des mouchoirs. Pendant quelques minutes, il n’y aura plus que des éclats envoyés avec l’œil pour attester combien elles sont juteuses, spéciales, exquises, sans écailles ou presque, et imbibées de tout un quartier – un village ? – passé par là au bon moment pour les retourner sur la braise en un geste qu’on aimerait nommer, mais qui n’est peut-être rien d’autre qu’une douce manie.

La coupelle en métal déborde à présent de noyaux d’olives et d’armatures luisantes enchâssées aux coques de citrons. Dans ce faux miroir de table, j’interroge ce qui a su si bien aiguillonner nos pas jusqu’ici. La table pliante en dévers ? La grande fresque aux coutumes ? La langue pendue du chien qui disait d’approcher ? Les suintements du poisson ? Les airs de guinguette colombienne, corse ou valaisanne, de baptême ou de Saint-Antoine ? Cette faim montée d’un coup ? Peu importe l’exactitude. Ce paysage-ci a fait mouche, indélébile. Nous y sommes entrés, pareils aux convives furtifs d’une fête qui, de toute évidence, ne nous était pas destinée. Aujourd’hui encore, je me demande pourtant si j’en suis sortie ; s’il se peut qu’une fois entré dans la fresque, même repu, on puisse en sortir. Ou si, en retour, elle ne m’a pas ingurgitée, incorporée, comme une autre de ces gerçures vivantes qui s’enduisent à jamais de chairs fraîches, de nouveaux témoins, anecdotes et fantasmes.

Me revient cette phrase d’un ami lisboète, limpide et déroutante : « Un étranger qui arrive est un motif de célébration. » Peu importe de savoir qu’il s’agit d’une formule rapportée du Cap-Vert. Quand mon regard percute la façade et que mon index se tend pour te montrer ce qu’il est écrit à la main au gros feutre, « Vendo casa a reconstruire », dire pourquoi, dire comment les choses d’amour se trament, dire tout à fait comment ou pourquoi je me suis trouvée ici, la bouche entrouverte sous les banderoles à froufrous de la Rua Vicente Borga, à fomenter des plans d’achat et de chantier, j’en serais incapable. Et pourtant, c’est réel.

Estrada Atlântica

C’est un demi-cirque de roche avec son ruban de sable, c’est une érosion moelleuse où accoter la tente. La noirceur s’est chargée de camoufler notre présence interdite. Le vent du large, apparu avec la recherche du gîte, a chassé ce que j’aurais voulu emporter de chaleur méridionale. Un air marin soulève la toile. J’écoute tes doigts qui organisent déjà l’espace pour le rendre habitable. Le faible rayon de nos frontales permet d’entrevoir l’écume qui musarde au pied de la crique improvisée. Mais sans dire où prennent fin les marées.

Cette nuit portugaise fait jaillir chaque étoile. Il n’y en a pas, sinon celles des pêcheurs qui travaillent du rivage. Au bout des cannes, leurs moustiques de lumière vont et viennent en ballet souple. Ils hachurent tranquillement l’obscurité. Ils parsèment ce monde d’une patience usée, belle et opiniâtre.

Le sarcophage est prêt, mais tu trouves aussi qu’il est beaucoup trop tôt pour s’enfiler dans le sommeil. Les rouleaux assourdissent les paroles que nous pourrions avoir envie de formuler. Nos mains suffisent. Je m’assieds avec toi face à ça : le boucan atlantique. Au bout du regard, rien. L’océan s’abat à l’extrême. Sans régularité ni répit, comme une chose prise d’un roulement qui la dépasse. Je comprends que ce bruit cassé et refait, interminable, m’entrera dans le corps et fondera cette nuit.

Au large, les chalutiers poursuivent la besogne, leurs cales grattées de sel et de louanges. Peut-être qu’on se saigne à hisser la crevette ; que les gants par dizaines s’activent à extraire des filets, dépiégeant les bestioles. C’est une pêche sans miracle, je le vois bien. Il fait noir avec nous. Tout à l’heure il fera nuit. Mais je regarde encore au creux de la main; tous ces marins crevés, les personnages du pont en tek, ces rabatteurs au visage barbouillé de refrains toujours les mêmes. Des nuits interlopes et salées comme la nôtre. Bruyantes à foison. Sardines, homards, morues, loups, palourdes, torsades d’écailles, nylon serré, espadons... L’esprit de traque a élargi d’un coup le fond de l’océan.

Les chalutiers là-bas fraient la masse atlantique. Leur rythme déchire la distance. Attends ! – et je presse un peu ta main. Tu n’entends pas ? Presque rien. Oui, justement. C’est silence. D’où provient-il, ce silence ? Du large ? D’eux ou de nous qui les regardons ? D’un geste insondable venu sculpter maille après maille le vacarme des vagues ? Ce serait ça, le mutisme des mers ? Je ne pourrais jurer de rien.

Maintenant les phares s’éloignent pour de bon, les bastingages s’arrachent un à un au regard. Nous voici projetés de nouveau sur l’estrada, parmi les chardons bleus et l’arroche des sables, parmi les coques de crabes, un relief écrasé. Roulé dans son silence, l’océan vagit, éternellement brisé et recomposé. Les pêcheurs du rivage ont disparu.

C’est une odeur infinie de rouille et de sel.

Je ne pourrais jurer de rien, seulement d’un périple profane et si archaïque qu’il met des embruns sur les yeux. Revenir… Que grouillent à nouveau leurs étoiles dans la nuit ; que nous secouent d’autres visions; que soit formulé un autre de ces chants qui vous plaquent au sol, le cou bordé d’écume.

Publié dans Le Courrier le 22.4.2014

Anne-Sophie Subilia

Née à Lausanne en 1982, Anne-Sophie Subilia a étudié la littérature française et l’histoire à l’université de Genève. Titulaire d’un diplôme d’enseignante de français langue étrangère, elle a vécu à Berlin et Strasbourg avant de s’expatrier à Montréal. Entre 2009 et 2011, elle y obtient un diplôme en gestion d’organismes culturels et sera responsable adjointe d’un festival de films dédié à des enjeux socio-économiques. En devenant membre de La Traversée, «Atelier québécois de géopoétique», elle approfondit par ailleurs son intérêt pour le nomadisme, le voyage et l’écriture du lieu. De retour en Suisse, elle publie son premier roman, porté par «un style vif, sensible et direct» (Le Courrier du 11 janvier 2014). En découvrir davantage

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