« Clair-obscur » – Sylvie Blondel

Mes aïeux se sont transmis la vie comme un flambeau et je suis cet homme,
le dernier vivant de ma lignée
Je suis de haute naissance
Je vis le plus beau de mes jours car c’est peut-être le dernier
Pourquoi le craindre? Il est semblable à tous les autres
Adieu! Je vous attends, venez avec moi, aidez-moi à traverser la rivière qui sépare de l’au-delà
Je mourrai parmi les fleurs, papillon affolé
Qu’il est long le dernier instant.

Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux, Paris, 1751.

Loÿs rêve qu’il monte un cheval mort, il se retourne sans cesse sur son lit blanc, agité par la fièvre, et se balade librement au plafond. Il attend que le calme revienne, la loi de la gravitation le fera retomber. Il n'est pas encore temps de passer de vie à trépas. Baigné de sueurs froides, il sursaute: «Allons, voilà que j’ai encore rêvé!»
Il réintègre son corps souffrant, l’âme légère, ouvre les yeux. Les nuages de novembre se bousculent en débandade. Il demande à Dieu un signe: une fente argentée dans l’ombre, une constellation en forme d’ange, un trèfle à quatre feuilles, ou enfin une lettre d’Isabelle disant qu’elle pense à lui, qu’elle a hâte de le revoir. Il voudrait tant que ses désirs changent le cours du destin.
Ce n’est pas raisonnable.
Les jours sont courts et interminables lorsqu’on est malade. Tout ce que nous avons été nous fuit. Souvenirs et oublis affleurent à la conscience puis retournent au néant. Les trier et les saisir une dernière fois, tâche impossible pour un faible cœur: ils fondent comme des glaçons après le redoux de midi, le fleuve du temps les noie. Loÿs écoute les chuintements des murs bleu lavande.
– Ne sois pas triste, tu es en vie pour quelques heures ou jours, cet instant est pareil aux autres, la mort n’est qu’un passage. Tu rejoindras bientôt ceux que tu as aimés.
Les voix des anges et des démons se disputent cette âme.
– Tu n’es plus à l'abri.
– Qui me parle? Que me voulez-vous? Cela m’assomme.
– C’est fini n-i ni.
Oh! Le joli vase bleu de Sèvres sur la commode! Il lui rappelle quelque chose. Pourtant tout est flou dans son souvenir.
C'est l’ange qui gagne la partie: ça va aller, ça va aller... Il tombe dans des bras caressants. Le sommeil n’est pas la mort.
– Voyez! Il dort bien.
– Il semble aller beaucoup mieux.

*

Aussi loin qu’il s’en souvienne, il harcelait son grand-père de questions, assis sur ses genoux: il voulait déjà comprendre le monde et ne se montrait jamais satisfait.
Pourquoi y a-t-il la nuit? Comment se forment les nuages? Des hommes vivent-ils sur la lune? L’enfant réclamait la vérité et le grand-père lui apprenait à observer la terre et le ciel, à compter jusqu’à cent et à distinguer raison et déraison, croyance et savoir.
– Quand je serai grand, je serai physicien.
– Bien, mon garçon, mais sache qu’il n’y a pas de réponse à tout. Seul Dieu est doué d’omniscience. C’est ce qu’on dit, mais j’avoue que je n’en sais rien.
– Dieu existe, il ne faut pas en douter!

*

Loÿs avait de la peine à s’endormir, surtout quand l’orage faisait trembler le château. Les éclairs traversaient la chambre pour rien, pour s’amuser, et l’enfant écarquillait les yeux, écoutait le silence qui suivait le déchaînement des éléments. Pour apprivoiser le rugissement de l’Univers, il avait pris l’habitude de s’asseoir devant la fenêtre, en chemise, par tous les temps, et de dessiner la lune et les étoiles. Il lisait quelques pages de la Bible à la lumière de la bougie. Sa mère le surprenait, grelottant et fiévreux, et l’obligeait à se remettre sous les couvertures.
Loÿs sourit en pensant à Judith qui veillait sur lui. Aujourd’hui ce sont ses deux amis qui la remplacent à son chevet, il les appelle ses anges gardiens. Judith déchiffrait lentement les contes et légendes des lutins, sautait les pages où sévissaient les loups-garous et le père Fouettard, mais Jean-Philippe apprit consciencieusement l’alphabet pour lire tout seul. L’enfant découvrit la magie de la lecture: lorsqu’on prononce les phrases dans lesquelles apparaissent les monstres, ils s’évanouissent dans la nature.
Le samedi, son grand-père venait dire bonjour en passant et lui glissait à l’oreille:
– Les sorcières et leurs maléfices, ce sont des sornettes pour faire peur aux gens; la raison, le bon sens, voilà tes guides.
Le jeune homme se couchait de bonne heure pour se lever vers trois ou quatre heures du matin et observer le ciel par nuit claire. En ce temps-là, des hululements résonnaient dans l’obscurité, des voix âpres qui glaçaient le sang ou faisaient rêver. Loÿs aimait les chouettes et les chauves-souris. Il ne connaissait pas la peur qui figeait ses voisins de la campagne environnante. Il avait au contraire grande envie de partager sa passion de l’inconnu comme son grand-père, féru de pédagogie et de philosophie, les deux piliers de sa vie.
Celui-ci croyait pouvoir transmettre la joie et cherchait des élèves dignes de son enseignement. Ce n’était pas facile. La plupart des gens préfèrent l’ignorance. La stupidité exerce un pouvoir d’attraction contre lequel l’intelligence est démunie, mais il ne se décourageait pas.
Loÿs tenait de son grand-père la passion d’enseigner et la douleur d’être incompris du plus grand nombre. Il sut très tôt qu’il serait libre et seul.

*

Aujourd’hui, Loÿs se repose dans sa chambre d’hôtel du quartier du Marais, ses amis attendent sa guérison ou sa mort. Loÿs espère une deuxième chance. Une lettre peut-être. Il voudrait regagner ce monde de l’enfance où tout était encore possible, mais, à passé trente ans, la maladie lui fait brutalement franchir le seuil de la vieillesse.
Au fond, nous savons que nous sommes immortels. Il n’y a aucune raison de mourir, sinon pourquoi nous avoir donné la vie? Nous n’avons pas demandé à naître.
Le sommeil lourd du malade est fragmenté par les bruits de Paris, coups de sabots des chevaux peinant à tirer les voitures, cris et insultes des cochers: «Eh maquereau!» «Morue!» «Fesse de rat!» «Peigne-cul!» Claquements de fouet, hennissements, grincements des roues cerclées de fer. Silence. Rires gutturaux de femmes, grognements d’ivrognes, plaintes lugubres des revenants, miaulements de chats énamourés, aboiements de chiens affamés.
Demain, la populace imbécile envahira les rues. Des hommes se battront pour un morceau de pain ou pour une femme.
Un crétin aura appris par hasard qu’il y a là-haut un bourgeois qui agonise. Il gueulera:
– Alors, il est mort, ce bon à rien?
Il crachera par terre.
Loÿs songe tristement que le misérable se nourrit de haine et d’envie. L’homme pauvre s’imagine qu’en coupant la tête des nantis, il deviendra d’un seul coup riche et puissant. Il déteste la beauté. Il n’a de cesse de piétiner ce qu’il n’aura jamais.
Loÿs résiste toujours. J’ai fait ce que j’ai pu. Nuit sans fin, je ne suis pas mort: j’ai des oreilles pour entendre les bruits du dehors et les bruits du dedans.
Encore les rires idiots des filles de joie. Il tangue sur son matelas comme sur un radeau en délire, il est battu par les lames des remords et des regrets. Tu n’as pas pu empêcher la disparition de Gaspard. Tu n’as pas épousé la femme que tu aimais, tu n’auras jamais d’enfants. Tu n’as pas su vivre. Souviens-toi, je suis l’Horloge!
Ses parents lui ont inculqué la croyance en la Providence: tout vient à son heure, accepte les dons et épreuves que Dieu t’envoie! Qu’il pleuve ou qu’il vente, remercie le Ciel. Lorsque la mort approche, les vertus semblent superflues, inefficaces: soumission et humilité ne sont d’aucun secours. Loÿs est aujourd’hui un monsieur sérieux et même un peu sévère, mais ce soir, il est comme un petit enfant, le visage rosi par la fièvre. Il tousse à s’en déchirer les poumons, sa soif est inextinguible. La vie est encombrée de tourments qui le rattachent à ce monde. Sa respiration soulève sa poitrine, il pleure, l’air lui manque, tout lui manque: l’amour de ses parents, l’amour tout simplement. Il donnerait tous les traités scientifiques du monde pour que les murs de sa prison s’écartent et qu’il revoie une dernière fois le visage tant aimé d’Isabelle. La joie d’autrefois insiste et rivalise avec la mort doucereuse qui approche et suscite le dégoût.

Publié dans Le Courrier le 15.9.2015.

Sylvie Blondel

Née à Lausanne, Sylvie Blondel a enseigné le français dans un lycée lausannois après avoir travaillé quelques années comme journaliste à Radio Suisse internationale, où elle a réalisé diverses émissions culturelles et, en 1990, un reportage en Argentine sur les descendants d’émigrés valaisans et fribourgeois. Elle a également participé à des spectacles de théâtre. Depuis 2013, elle est membre du comité de l’Association Tulalu!? pour la promotion de la littérature romande. En 2010 paraît son premier recueil de nouvelles Le Fil de soie, mis en ondes sur la RTS Espace2, dans l’émission Imaginaire. En découvrir davantage

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