« Charolette et Croquembouche » – Amélie Ardiot

À l’angle de Park Paseo et Las Vegas Boulevard, Charolette attend que l’on vienne la chercher. Chaque jour. Charolette n’est pas un chat gris, mais une ménagère du Kentucky que son mari a déposée là une semaine auparavant, avec ses enfants, s’en débarrassant d’un simple coup de frein, en trois claquements de portes. Il ne reviendra pas.

Depuis la Little White Wedding Chapel, où il officie en tant que ministre du mariage, Merle observe le manège de Charolette. Finit par l’aborder. L’embauche, l’héberge, puis l’épouse. «Ils se marièrent et vécurent heureux» dit l’histoire qui, pour Charolette, ne fait pourtant que commencer. Sous la houlette de Merle et pénétrée par la grâce, la chatte abandonnée se fait révérende, marie à tour de bras anonymes et célébrités. Sinatra, Bruce Willis, Britney Spears, Joan Collins, Sinead O’Connor, tous se précipitent dans la chapelle de toc qu’elle a rachetée, fleurie de plastique, aux faux marbres blancs, dont les moquettes se donnent des airs de gazon. On se fait photographier dans le fameux «tunnel de l’amour» à la voûte peinturlurée de cupidons criards aux flèches inoffensives, ou au volant de cette cadillac rose devenue l’emblème de l’endroit, qui ne roule pas. Du haut de sa chaire, à côté d’Elvis, Charolette, devenue grande prêtresse du mariage, prodigue un enseignement édifiant («N’épousez pas quelqu’un avec qui vous pourrez vivre, mais la personne sans laquelle vous ne pouvez vivre»), et dispense sa recette de l’amour heureux: trois lampées de tendresse, une pincée de gentillesse, deux onces de douceur... La liste rose des ingrédients n’en finit pas.

A-t-elle elle-même testé ce long cocktail amoureux? De Merle, elle dit qu’il était son «chevalier en armure lumineuse», avant d’ajouter «mais aussi un terrible alcoolique – que j’aimais». Merle aurait-il abusé du philtre d’amour de Charolette durant leurs trente années de mariage? À moins que cette longévité ne soit le résultat d’une fascination mutuelle pour les contrastes de chacun – le sauveur alcoolique et la chatte délaissée devenue grande fauve du «wedding business» –, fascination pour les contrastes qui ne peut s’exercer qu’à Las Vegas où clubs X et cinémas pornos jouxtent les chapelles, où sexe et mariage se mêlent. Comme il se doit.

Dans le fond, si Charolette avait raison? Du moins quant au critère de sélection, cette personne «sans laquelle on ne pourrait vivre».

Helen a suivi le conseil, s’enfuyant avec l’indispensable Dorrance à Providence plutôt qu’à Las Vegas. L’histoire commence à Mystic, Connecticut, dans les années vingt. Helen a vingt ans. Le téléphone tout juste installé sonne parfois, un trajet en voiture est comme un tour de manège, dans les salles obscures Rudolph Valentino attise les soupirs. Ceux d’Helen aussi, jolie brunette à la plume alerte, l’oreille curieuse et l’œil vif. Chasseuse de commérages, elle épingle ceux-ci dans son carnet intime. Peu lui échappent, tant la petite bourgeoisie autour d’elle cancane: adultères et autres déboires conjugaux des soi-disant amies commentés avec gourmandise, drames passionnels aussi, chuchotés. Mais le journal d’Helen ne se résume pas à une gazette de faits divers, prend un tour vraiment personnel lorsqu’elle relate avec minutie les minuscules drames de son propre quotidien – l’alcoolisme de son père, les rancœurs de sa mère, le dédain de sa grand-mère –, jusqu’à plonger au plus intime: ses propres espérances, jalousies, réflexions et demi-songes absurdes, tels qu’ils viennent parfois avec la lune et la nuit. Eût-elle brûlé ses carnets si elle avait su que cette intimé serait dévoilée à des milliers de lecteurs, bien plus tard? Ou eût-elle savouré son futur éloge par la très sérieuse Société Historique de Mystic, qui voit en elle une chroniqueuse de talent et une figure romanesque locale, elle qui s’est enfuie avec «l’amour de sa vie». Le fameux Dorrance.

La légende est simpliste, la réalité moins. Des amours, il y en a eu d’autres dans la vie d’Helen, qu’elle relate à cœur ouvert dans ce carnet qu’elle croit ne devoir être lu que par elle-même. Joe, Howard, d’autres encore. Dorrance, opiniâtre et charmant, ne s’en formalise pas; il attend son heure, qui finit par venir: lassée de sa ronde folle – Dieu que les hommes sont inconséquents –, la jeune courtisée lui tombe dans les bras. Ils se marient à la sauvette – scandale! – parce que, écrit Helen bien avant Charolette, «la vie sans Dorrance n’est pas supportable».

Oui, mais. Cela suffit-il? Helen et Dorrance ont vécu soixante ans ensemble. C’est long. Pas d’enfants, peu de contraintes, le dédain des convenances: un divorce aurait été possible. Il n’y en a pas eu, on suppose donc que ce fut un amour heureux. Alors, comment ces deux-là ont-il tenu?

En se persuadant, peut-être, qu’ils s’aimaient, répondrait Prudie.

Prudie à Sacramento. Avec Joe. Ceux-ci sont aussi fictifs que Charolette et les autres sont réels, et tout aussi crédibles puisque tous, dans le fond, nous sommes des personnages de romans, écrits ou à venir. Ce mariage-là se fissure: Joe se laisse séduire par le baseball, Prudie, brune et fine comme Helen, par un de ses étudiants. On ne s’aime plus, simplement. Jusqu’à ce que Prudie ouvre un livre, non pas les recettes de Charolette ou le carnet d’Helen, mais un roman de Jane (Austen), Persuasion. Après l’avoir dévoré, et ayant au dernier moment renoncé à consommer l’adultère, elle supplie Joe, planté devant son écran, de partager sa lecture. «C’est l’histoire d’un couple qui ne s’aime plus, mais se persuade qu’il peut s’aimer encore», s’écrie-t-elle, interprétant l’œuvre à sa façon. Vaine tentative de persuasion: il n’est pas intéressé. Elle commence alors à lire à voix haute, héroïque face à son auditoire hostile. Joe soupire, écoute un peu, beaucoup, passionnément enfin. C’est lui qui finira le roman, tard dans la nuit, sous les draps, avec Prudie blottie dans ses bras. L’amour réconcilié.

Peut-on se persuader que l’on s’aime? De la raison, faire (re)naître un sentiment? L’amour résulterait-il d’un simple élan de l’intellect, effort de conviction ou curiosité pour ce qu’est l’autre, le «nous»?

C’est la curiosité qui pousse Enrique à rester avec Margaret, le jour où, face au conseiller conjugal qui lui demande ce qu’elle désire, il se rend compte qu’il n’a aucune idée de ce que sera la réponse. Enrique demeure donc, s’interroge et explore vingt-cinq années de mariage marquées par les contrastes, encore eux: euphorie amoureuse du début, premiers échecs cuisants au lit avant le vrai plaisir, libido et passion qui s’émoussent, infidélité new-yorkaise. Leur histoire s’achève sur une agonie partagée, celle de Margaret, que Enrique soigne, garde puis protège de l’acharnement thérapeutique pour qu’elle parte en paix, malgré sa propre terreur de la perdre, révélant l’amour inconditionnel qu’il lui porte – «I love you so much». Elle mourra; il écrira. A la ville, Enrique Sabas s’appelle Rafaël Yglesias, Margaret Margaret, et le livre Un Mariage heureux – un titre ni sincère ni ironique, confesse l’auteur. À travers l’écriture, Enrique/Rafaël poursuit son exploration de ce qu’elle et lui furent, sans omettre un détail, qu’il soit clinique ou amoureux. Réflexion sans fard sur une vie à deux, heureuse sans l’être – heureuse à sa façon.

En Nouvelle-Angleterre, on conserve un morceau du gâteau de mariage, comme gage de bonheur et de longévité. L’ont-il fait, tous ces amoureux-là? Enrique, Margaret, Prudie et Joe, Charolette avec Merle, Helen with Dorrance... ç’aurait pu en être d’autres, ç’aurait pu être autrement: Charolette et Dorrance, Dorrance avec Joe, Margaret with Prudie, mariés, pacsés ou rien du tout. Autant d’individus, de couples et d’ingrédients parfois partagés: curiosité, persuasion, addiction à l’autre, contrastes, livres, écriture, cocktails... La liste n’en finit pas. Autant de petits choux que l’on empile, tous semblables, tous différents, reliés par un long filet de caramel, pour former un énorme, immense, gigantesque croquembouche qui ne ressemblera jamais à aucun autre.

Car rien ne ressemble moins à un amour heureux qu’un autre amour heureux.

Publiée dans Le Courrier le 20.02.2012.

Amélie Ardiot

Née en 1971, Amélie Ardiot obtient une maturité classique puis un diplôme en géologie. Elle travaille dans la gestion de l'environnement et s'engage dans la vie associative lausannoise: promotion de l’énergie solaire, animations de quartier, soirées de contes. En découvrir davantage

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